samedi 27 août 2022

Amours canins


Souvent, de bonne heure le matin, je traverse le Parc Monceau. Et à ce moment là, c'est une espèce de grande fête parce que s'y retrouvent tous les chiens du quartier accompagnés de leurs maîtres. Ce ne sont alors que galopades effrénées, courses-poursuites et conversations débridées. Une ambiance joyeuse et conviviale, un lieu d'échange entre humains et animaux, qui fait du bien à tous, hommes et bêtes, n'en déplaise aux grincheux de Paris qui voudraient interdire les parcs aux chiens. Un chien, c'est d'abord créateur de lien social. Rien de mieux pour attirer femmes, enfants, personnes âgées.


D'animal domestique, je n'en ai pas. Et puis, je suis trop maniaque, trop "délicate" ou obsessionnelle, et il faudrait que j'aie du temps à lui consacrer et surtout que je renonce à voyager. Je me contente donc de nourrir les oiseaux de mon jardin. Mais je crois aimer sincèrement les animaux. 


Je porte notamment en moi le souvenir d'un chien exceptionnel, un labrador, qu'avaient possédé mes parents. Il avait une intelligence exceptionnelle, presque celle d'un petit enfant, à tel point que ma sœur et moi lui avions enseigné une quantité incroyable de mots. Rançon de son intelligence: il voulait parfois jouer au chef. Sa mort nous avait beaucoup attristés et nous avait fait percevoir, pour la première fois, ma sœur et moi, notre propre finitude.


J'aime donc les animaux mais je me refuse à suivre l'idéologie commune qui conduit à considérer les animaux comme nos semblables.  "Animal, mon frère", pourrait-on dire. On humanise ainsi les animaux, on va jusqu'à leur prêter une sensibilité, peut-être une angoisse de la mort, un langage, une capacité d'empathie envers les autres. 


Et cela va même encore au-delà.  L'animal domestique ne se hisse pas seulement aujourd'hui au rang de membre de la famille, il devient un prolongement, une projection de nous-mêmes. On entretient avec lui un rapport fusionnel, il nous accompagne tout le temps, on l'apprête presque comme nous, il devient un support affectif et émotionnel. 



Je refuse cette attitude. Aimer les animaux, c'est plutôt, pour moi, considérer leur différence. Il y a, sur cette terre, de multiples "manières d'être vivant". Les chiens en sont une expression parmi d'autres. Alors voilà ce que j'apprécie en eux.


- Ce que je trouve d'abord stupéfiant, c'est que les chiens se reconnaissent tous, immédiatement, d'une même espèce. Aucune autre, pourtant, n'affiche autant de diversité. Un molosse va tout de suite considérer comme son semblable un ridicule modèle réduit. Et son apparence physique n'a aucune importance. Un samoyède va approcher un lou lou de Poméranie, éventuellement jouer avec lui et ne l'attaquera pas. 


Ca suppose d'abord une insoupçonnée capacité d'abstraction mais c'est aussi une leçon extraordinaire pour nous, les Hommes, qui sommes, malgré tout, tellement "racialistes" et sensibles à la taille des autres, leur apparence physique, leur couleur de peau. Le plus curieux, c'est qu'on va jusqu'à classer les chiens en "races" alors que ceux-ci nous font justement savoir que les races, ça n'existe pas.


- Les chiens font preuve, vis à vis de leur maître, d'un amour inconditionnel et sans contrepartie. On peut même parler d'un véritable amour chrétien. C'est ce qu'appréciait Freud chez sa chienne Joffie, un chow-chow : son absence complète d'ambivalence, sa capacité d'un amour pur à la différence des hommes qui mêlent toujours l'amour à la haine dans leurs relations d'objet. Un amour délivré des contraintes et sujétions de la civilisation. Le maître peut être un vaurien et un tyran, le chien l'aimera pareillement, du moins s'il perçoit de sa part une même sincérité. 


Freud recevait ainsi ses patients en compagnie de Joffie et il guettait ses réactions. Il ira jusqu'à écrire: "Quelqu'un que n'apprécie pas Joffie a forcément quelque chose de louche". Le chien vous aime pour vous même et rien d'autre, peu importe votre rang social. C'est sans doute ce qui explique que tous les Présidents de la République en France s'exhibent souvent en compagnie d'un chien. Sans doute une manière d'entretenir un lien affectif authentique et entièrement spontané.


- Les chiens sont toujours joyeux. Une grande joie continuelle et exubérante dès qu'il vous voit. On se méfie de la joie dans les sociétés occidentales parce que ça fait un peu benêt. Et d'ailleurs, on a tendance à considérer les chiens comme un peu stupides et maladroits. C'est l'image de Ran Tan Plan. A la différence d'un chat, un chien, ça ne vous permet pas de vous afficher comme un intellectuel.


Pourtant la joie du chien est communicative. Surtout, par sa spontanéité, elle réenchante le monde, arrache chacun de ses instants à la grisaille et la monotonie. C'est une joie entièrement positive, comme le précise la philosophe Audrey Jougla, cette joie qu'avait célébrée Spinoza, celle qui donne la force d'exister.


Curieusement, le chien a peu inspiré les peintres. C'est sans doute son image un peu simplette qui le dessert. On reconnaître néanmoins des œuvres de Paul Gauguin, Jeff Koons, Coolidge, Alex Colville, une représentation de Saint Roch et son chien.

Deux petits livres :

- Bruno DAVID-Guillaume LECOINTRE: "Le monde vivant". Une encyclopédie du monde vivant, microscopique ou gigantesque, végétal ou animal. J'ai d'abord compris que j'étais radicalement ignorante. Mais ce livre est d'une lecture très agréable et reprend la forme des chroniques diffusées sur France-Culture. On apprend une foule de choses en se distrayant.

- Audrey JOUGLA : "Montaigne, Kant et mon chien". Un petit bouquin de philosophie canine délicieusement intelligent. Plein de réflexions intelligentes sur la vie humaine elle-même: le changement n'est pas toujours la condition d'une vie réussie; une vie ordinaire, simple, monotone, répétitive, peut également, en compagnie d'un chien, se révéler magnifique. Il faut apprendre à se réjouir de la répétition.


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