samedi 9 janvier 2021

Sans identité

 

Presque tous, on pense être assurés de son identité. On s'y reconnaît.

C'est le point d'appui de nos assurances, de nos certitudes. Ça permet d'exhiber fièrement un "statut".

On nous a d'ailleurs rabâché que la recette de l'équilibre, du bonheur, c'était d'abord d'apprendre à se connaître soi-même. L'introspection, la méditation, les thérapies "zen", c'est très à la mode. Et puis, il y aurait aussi la vérité de ses "racines" : à la fois le lieu, la région, d'où l'on vient ( notre origine ethnique) et aussi notre ascendance sociale et familiale (éventuellement ces fichus "secrets de famille" dont on se délecte et qui expliqueraient tout). On aime bien, à partir de là, construire sa mythologie personnelle, son "auto-fiction", le roman de ses origines dans le quel on joue évidemment un rôle héroïque.

Il faudrait que, chez nous, l'intime et le social se confondent.  Il faudrait s'épanouir, s'accomplir, trouver sa voie, un sens à sa vie. C'est la recette du "feel good".

C'est comme ça que notre époque est celle du triomphe du narcissisme. L'auto-satisfaction est de rigueur, on se dépêche de l'afficher sur Instagram et Facebook. Réussir sa vie est le mot d'ordre contemporain. Ça signifie surtout que notre identité sociale épuise notre moi profond.

 Presque personne ne semble s'aviser de ce qu'une vie "ratée" est aussi estimable qu'une vie réussie. Et d'ailleurs, en ratant sa vie, on s'épanouit peut-être davantage qu'en la réussissant. Ma sœur et moi, on a, par exemple, incarné ces deux pôles mais je me dis souvent qu'elle a sûrement vécu plus intensément que moi: elle était le feu, j'étais la glace.

 Et puis, on n'arrive pas non plus à considérer que l'homme peut être une énigme pour lui-même. On croit généralement qu'il est de nature simple, taillé tout d'un bloc, ce qui formerait son "caractère", sa personnalité. Psychologie d'astrologue et de courriers du cœur.

La vérité, c'est que l'homme est traversé d'une faille, qu'une béance s'ouvre en lui. C'était le message du Christianisme : on est tiraillés d'impulsions contraires, entre crime et châtiment. On n'est jamais des purs, on est toujours un mélange de saint et de canaille. Ça a été repris, de manière paradoxale (parce que Freud a violemment dénoncé les religions), par la psychanalyse: nous sommes habités par la pulsion de  mort. A l'encontre du narcissisme contemporain, le christianisme et la psychanalyse, ce sont de sacrées leçons d'humilité. On est bien loin des niaiseries actuelles, du "bien dans sa tête" et du contentement de soi. 

On peut prolonger. "Toute vie est, bien entendu, un processus de démolition", écrivait Francis Scott Fitzgerald. Durant toute notre existence, nous combattons, avec plus ou moins de succès, ces forces, ces impulsions, qui travaillent à notre décomposition, à la destruction de notre belle harmonie. Malheureusement, on fait fuite de partout ! Par rapport à ça, à cette débandade généralisée, notre belle identité affichée ça n'est qu'une vaste plaisanterie, une complète escroquerie.

J'ai beaucoup aimé, à cet égard, le dernier Prix Goncourt : "Anomalie" d'Hervé Le Tellier. C'est justement une réflexion subtile sur l'identité, sur ce socle que l'on croit immuable et déterminé une fois pour toutes. Dans un épisode de science-fiction, on assiste à la génération de doubles parfaits d'un groupe de voyageurs. La seule chose qui les différencie, c'est que les doubles sont produits avec un décalage de trois mois et qu'ils ont, en quelque sorte, "zappé" une fraction de l'existence de leurs modèles. L'idéologie actuelle du déterminisme (les gènes, l'ascendance familiale, la culture, la classe sociale) affirmera que ça ne change rien, que le cours d'une existence ne peut s'en trouver modifié. Hervé Le Tellier montre au contraire qu'en trois mois, on peut emprunter de multiples chemins de traverse, on peut diverger au point que la copie ne ressemble plus du tout au modèle, qu'ils en viennent même à se détester. C'est la prolifération généralisée des identités.

On est bien incapables de se définir soir-même. Moi la première. Je ne me sens rien en particulier. Ni jeune, ni vieille. Ni slave ni française. Ni empathique, ni méchante. Je suis mal à l'aise avec tout ce qui est censé me déterminer. Je n'y crois tout simplement pas. Je ne pense pas être façonnée par des éléments extérieurs (un rattachement, une affiliation, une classe sociale) et des traumatismes (agressions, humiliations) qui m'auraient définitivement tétanisée. On conserve malgré tout et en toutes circonstances,  une liberté de choix, même éventuellement réduite,. On s'invente chacun un parcours de vie qui permet de supporter le fardeau de l'existence et même d'en retirer plaisir. Et ce parcours, il est irréductible à toute définition, catégorisation.

Gamine, j'adorais David Bowie, Prince, Mickaël Jackson. L'art de jongler avec toutes identités et de les récuser. Plus tard, j'ai été fascinée par les vies de Greta Garbo et Marlène Dietrich.

Greta Garbo ne se sentait ainsi absolument pas concernée par son existence sociale. Les femmes belles sont des privilégiées mais plus que d'autres, elles se sentent aussi étrangères à elles-mêmes. Greta Garbo se jugeait une actrice ridicule, se vivait indifférente à son insolente beauté, ne savait pas si elle était homme ou femme, lesbienne ou hétérosexuelle. Elle a sans cesse fui le monde, ses spectacles, l'amour, le mariage, la maternité, les engagements politiques. Elle refusait tous les interviews, elle vivait dans des intérieurs dépouillés, n'avait qu'un groupe limité de relations. Difficile d'être plus asociale. Les 50 dernières années de sa vie, elle les a passées à ne strictement rien faire. En bref, Greta Garbo se vivait sans substance, un effroyable abîme à elle-même. Totalement insaisissable, une béance absolue. La seule chose qu'elle prenait au sérieux, c'était l'argent, cet équivalent universel qui ne dit rien de votre personnalité.


 On nous contraint aujourd'hui à être une seule et même personne tout au long de notre existence, quelles que soient nos errances et nos contradictions. On adore la sociologie (le malheur d'une enfance pauvre), la psychologie et les romans familiaux et on se plaît à y rattacher la généalogie et la responsabilité de la totalité de nos actes. Peu importe que nous changions sans cesse, que nous exprimions des regrets, qu'en une même journée nous nous montrions stupides puis avisés, anges puis démons. Et puis le malheur, ça n'est pas toujours perçu comme tel, ça n'est pas un grand bloc uniforme que l'on peut objectiver, ça laisse la place, aussi, à des instants de grâce et d'illumination.

Décliner son identité en toute transparence, c'est la grande passion sociale de tous ceux qui voudraient qu'on se sente bien dans sa tête. "Des sociétés qui préfèrent l’être au désir, la chair à la volonté, l’unité au multiple, la fixité des origines à l’anarchie festive de l’avenir".  

Mais qui est malade au fond  ? Est-ce Greta Garbo, de son néant et de son absence d'identité ? Ou est-ce notre société pleine d'assurances et de certitudes ?

Faire de sa vie une œuvre d'Art, c'est une formule grandiloquente de Nietzsche qui prête bien sûr à sourire. Je n'oserais jamais exprimer pareille ambition. Mais ça peut au moins vous aider à ne pas prêter attention à l'opinion que les autres se forgent de vous. C'est déjà libérateur.

 

Photographies notamment d'Elena Kulikova, Martin Barraud

En complément de ce post, je conseille deux très bons livres:

- René de Ceccaty : "Un renoncement" consacré à Greta Garbo en disséquant sa personnalité "asociale".

- Hervé Le Tellier: "Anomalie', le Prix Goncourt 2020



10 commentaires:

Richard a dit…

Bonsoir madame Carmilla !

Rien, parfaitement, rien ! (1)

Nous serions parfaitement rien ?

David Bowie disait au début de la carrière, alors que ça carburait fort avec Ziggy Stardust et Aladdin Sane, égaré dans ses paradis artificiels, le nez en compote, qu'il habitait tellement de personnages qu'il ne savait plus qui il était. Il faut le faire, prouesse que je n'aurais jamais été capable de réussir.

Étrange, en lisant votre texte, j'ai une irrésistible envie de parler de mon ami Alfred, mon voisin, qui possédait la ferme où il avait été élevé. Effectivement, il est devenu cultivateur avec tout ce que cela comporte de formation, de peine, et surtout d'affirmation de soi. Nous sommes à l'autre bout du spectre humain, loin de Bowie, Garbo et Dietrich. Il a été éduqué dans la crasse, dans la misère, dans l'épreuve, ce qui la formé et croyez-moi c'est toute une formation.

Au niveau scolaire il a réussi 6 années d'instruction primaire et ce fut tout, mais assez pour Alfred, qui s'est bien débrouillé par la suite. Il savait qu'il était Alfred B. même s'il était méprisé par toute la paroisse. En fait dès sa prime enfance, il savait qu'il faisait partie des exclus. Alors, il s'est forgé lui-même. Tout en étant toujours cultivateur, il est devenu boucher, charpentier, ferrailleur, commissaire priseur (au Québec nous disons encanteur). Il s'est transformé en infirmier sans diplôme en prenant soin de sa mère qui a vécu presque centenaire et ce ne fut pas une mince affaire, et qu'il a gardé à la maison jusqu'à son décès. J'avais une admiration sans borne pour Alfred qui ramassait des pierres dans ses champs, puis courait à la maison pour s'occuper de sa mère et lui laver le cul. Pas le temps de s'interroger sur son identité. Tailler d'un bloc, il ne connaissait même pas le mot, narcissique. Il était Alfred, un bouseux de fond de campagne, celui qui pouvait vous bâtir un hangar, vous tirer un cordeau, et commencer à lever une structure. Dans le solide on ne faisait pas mieux.

Il ne se posait pas beaucoup de question sur la vie. Le seul livre qu'il a lu : La Bible. Oui, Alfred était croyant. Nous avions d'excellentes relations parce que nous étions tout les deux des exclus. L'un croyant, et l'autre athée. Le respect était de mise, jamais nous n'avons discuté de religion. Dans la réalité nous étions taillés dans la même pierre, dans le même bloc.
Nous savions d'où on venait et qui nous étions.

Richard St-Laurent

Richard a dit…

Rien, parfaitement rien ! (2)

Ce qui m'a le plus impressionné chez Alfred, c'est son courage et sa résilience. Il fallait avoir confiance en soi pour traverser toutes les épreuves qui n'ont pas manquées de lui tomber dessus. Il n'y avait pas de faille dans cet homme. Des doutes certes, mais pas de faille.

Nous faisions des affaires ensemble après mon retour du nord. À chaque printemps, c'est moi qui allait faire ses semences. S'il était bon en charpenterie et dans le soins des animaux, il était nul en mécanique et redoutait surtout les semoirs. S'il manquait de foin vers la fin du printemps, il venait me voir pour en acheter. Ce fut le seul cultivateur du canton qui a élevé lui-même son silo. Tous riaient le lui en se moquant. Ce silo est demeuré debout pendant des décennies, jusqu'à ce que sa grange passe au feu curieusement un 6 décembre 1989 alors qu'on travaillait à sauver les animaux d'Alfred, c'était la tuerie de Polytechnique à Montréal. Je n'ai jamais oublié cette journée. Un mois plus tard après avoir nettoyé le terrain, il a recommencé à bâtir sa grange-étable. Le printemps suivant s'élevait un bâtiment neuf. Sa mère était toujours alitée à la maison.

Je pense qu'on ne peut vivre de cette façon, que si l'on sait d'une manière viscérale, qui ont est, d'où on vient, comment nous sommes devenus. Je crois à la nature profonde des êtres. Dans cet univers de la terre, de la sueur et des larmes, tu n'as pas le temps de passer ton âme au hachoir, ni de changer de personnage. Alfred n'aurait pas mené la vie de Bowie et Bowie n'aurait jamais chaussé les bottes d'Alfred. Et, tout est bien ainsi.

Le reste a tourné au drame, mais jamais Alfred n'a baissé les bras. Sa mère a décédé. Quelques années plus tard il a été amputé de la jambe gauche très haut au-dessus du genoux suite à un diabète mal soigné. J'en connais plusieurs qui se seraient mis une balle dans la tête. Pas Alfred. Comme il vivait seul, qu'il ne s'était jamais marié, qu'aucune femme n'avait couché avec lui. Il a vendu ses animaux. Il a tenu le fort. Puis il est mort.

J'étais allé le visiter à l'hôpital après son amputation. Lorsque je suis arrivé près du bureau des infirmières et que j'ai demandé pour sa chambre, une infirmière m'a regardé et m'a indiqué la chambre près du poste. La porte était ouverte. Je suis entré, Alfred m'a regardé et il a souri. C'est toujours très impressionnant de voir un humain avec une jambe en moins. Surtout un humain qu'on connaît et avec qui ont a déjà marché !

Bonne nuit Carmilla

Richard St-Laurent

N.B. Sur le même sujet, une suggestion de lecture : À moi seul bien des personnages par John Irving

Carmilla Le Golem a dit…

Merci Richard,

Effectivement, je ne crois ni aux racines ni à la nature profonde. Ce qui nous détermine, il faut s'en extraire, c'est le ressort de notre liberté : on la trouve dans ce qui nous dépasse. Et pour ce qui me concerne, je ne suis sûrement ni Française, ni Russe, ni Persane mais quand même un peu de tout ça mais de manière critique bien sûr.

Est-ce que s'interroger sur son identité est un luxe de nantis ? Je crois tout de même que c'est une question qui nous taraude tous, quelle que soit notre condition et probablement même davantage si l'on est déshérité. On peut à partir de là accepter son destin ou chercher à s'en affranchir, deux choix divergents mais, bien sûr, pareillement estimables.

S'agissant de votre ami Alfred, êtes-vous sûr qu'il était pleinement satisfait de son existence ? Est-ce que, comme la plupart des humains, il n'était pas continuellement traversé de rêves qui l'aidaient à vivre ?

Vous-même, pensez-vous être simplement un Québecois vivant en province ? Vous êtes un grand lecteur et ça veut tout de même bien dire que vous êtes à la recherche d'autres expériences, d'autres vécus, d'autres sensibilités. Parce que lire, c'est, incontestablement, expérimenter d'autres vies par procuration. Ça ne traduit pas un malaise mais plutôt une richesse psychologique.

Mais je le répète : toutes les vies sont pareillement estimables parce qu'elles se construisent toutes dans la résolution de conflits multiples. C'est nier ces conflits, croire qu'on a une vie toute droite empruntant les rails de son ascendance, qui me semble une idée pernicieuse.

Bien à vous,

Carmilla

Richard a dit…

Bonsoir Carmilla.

(Rien, parfaitement rien) (3)

C'est à dessein que j'ai employé l'expression : rien, parfaitement rien. J'écrivais un texte l'automne dernier sur Gérard, un autre remarquable exclus du canton, ermite, isolé dans les marécages de la rivière de Stoke, décédé en hiver dans sa cabane, raide mort à cause du froid. Nous ne sommes peut-être pas grand-chose, mais nous sommes peut-être aussi plus que cela : rien, parfaitement rein. Rien dans le cosmos, rien dans nos existences, rien sur le départ et souvent moins que rien à l'arrivé.

Dès les premières phrases de votre texte, je me suis demandé : qu'est-ce qu'Alfred en aurait pensé de ce texte que je suis en train de lire ? Allez donc savoir comment ce genre de pensée nous vient soudainement à l'esprit sans effort ? J'ai rencontré beaucoup plus de nantis dans mon existence qui se plaignaient de leurs conditions, que des pauvres qui maudissaient leur sorts. Marlène Dietrich en aura été une icône incontournable.

Est-ce que Alfred était parfaitement satisfait de son existence ? Belle question intéressante ! Je dois vous avouer que je n'ai jamais poser la question à mon ami. Le mot bonheur comme narcissique ne faisait pas parti de son vocabulaire, en revanche il savait sans entendre, il était du genre à lire les réponses dans les regards, il sentait les choses sans explication, je dirais dans le genre musicien qui ne lit pas la musique, mais joue à l'oreille. Et, c'est là que ça devient intéressant. Dans ce sens je pourrais vous parler de six autres exclus, qui se sentaient exclus, mais n'en parlaient jamais. Ce qui ne signifie pas que nos discussions étaient mornes, bien au contraire. N'étais-ce pas véritable pudeur, honte, gêne, impuissance ? Je me suis souvent poser cette question. Il y avait des sujets qu'on n'abordait jamais, comme la religion, la politique, l'amour, le sexe. C'était en quelque sorte, des orgueilleux modestes, et s'ils n'étaient pas satisfait de leurs conditions, il n'en laissaient rien paraître. Lorsque Alfred grimpait sur son Massey-Ferguson 50, sans tuyau d'échappement, sans silencieux, et qu'il chantait si fort, qu'il enterrait le bruit de son moteur, je pense que s'il avait été malheureux, nous n'aurions entendu que le bruit du moteur.

Richard St-Laurent

Richard a dit…

Rien, parfaitement rien. (4)
S'il y a une chose que je sais et que je la sais très bien, c'est qui je suis, enfant de la terre, bambin des Cantons de l'Est, élevé sur une ferme dans un milieu catholique. Veux, veux pas, cela laisse des traces. Lorsque je regarde une photo, que je lis un livre, que je voyage et que j'entre dans une ville où je ne suis jamais allée, que j'écoute une pièce de musique, que mon attention est captée par un tableau qui m'intéresse, que j'essaie de comprendre le fonctionnement d'une mécanique, que je n'arrive pas à effectuer une réparation, et bien, tout cela je le fais avec mes yeux d'enfant de la terre, puis avec mes formations, mon éducation, parce que cette terre, cette famille, cette société, c'est moi. Pour le dire simplement : Je suis d'ici. Chaque humain transporte son univers élaboré au fil du temps, dans la souffrance comme dans la joie. Dès fois ils se rendent à l'autre bout du monde, certains reviennent, j'en suis, d'autres ne reviendront jamais. Mais que se soit en Colombie-Britannique ou dans le fond du bush australien, lorsque je m'adressais à ces expatriés, je sentais qu'ils pensaient selon leurs origines. Je me souviens très bien de ce Belges qui étaient arrivé ne Colombie-Britannique il y avait 35 ans. J'étais en train de regarder des bouvillons sur pâturage, lorsqu'il a garé son pick-up près de ma voiture. Je sentais qu'il me prenait pour un maraudeur. On s'est salué puis nous avons commencé notre discussion en anglais, lorsqu'il m'a dit qu'il était Belges d'origine, je suis passé automatiquement en français, surpris il m'a regardé, puis hésitant, il est passé au français. Il avait presque oublié sa langue. L'échange était laborieux. À la fin de notre brève discussion, il a sorti un mouchoir rouge à pois blancs, et pour cause, ne laissant échapper : il y a si longtemps que je n'ai pas parlé français, tout en s'essuyant les yeux. Nous pouvons refouler notre culture d'origine dans une hâte de nous intégrer dans un nouvel environnement, mais un jour ou l'autre, passe un Survenant, qui vous ramène l'espace d'un instant à ce qui vous a formé, en un mot à votre nature profonde. Nous sortons tous, d'une manière ou d'une autre de nos origines, certains fuient allègrement le milieu qui les a vu naître comme les frères et les sœurs d'Alfred qui n'ont pas pas demandé leur reste lorsqu'ils ont eu la possibilité de quitter la ferme et la famille. Alfred lui est demeuré sur place, il y a fait sa vie. Le tout, lorsque j'y pense, lorsque je rencontre quelqu'un, que je le regarde droit dans les yeux ; je le regarde avec les yeux d'un gars des Cantons De l'Est, d'un Québécois, je comprends son univers à ma manière. Que font les exilés, ils tentent de se raccrocher peut importe à n'importe quoi. Sujet qui est abondamment abordé par Carsten Jensen dans : Nous, les noyés, et encore plus dans Purge de Sofi Oksanen, entre les deux personnages principaux, la vieille femmes Aliide et la jeune Zara. Cela sent l'identité à plein nez surtout dans un pays comme l'Estonie varlopé par l'Histoire. Certes vous avez raison Carmilla, il importe de sortir de sa condition, mais jamais de la renier. J'aurais eu droit bien des fois de renier ma condition, d'en sortir pour ne plus jamais y revenir, de me reconstruire entièrement un univers comme les Ukrainiens en Saskatchewan qui sentent qu'ils ont perdu quelque chose en chemin.

Bonne nuit Carmilla

Richard St-Laurent

Carmilla Le Golem a dit…

Merci Richard,

Chacun d'entre nous a effectivement un parcours d'existence qui lui est propre. Il est fait de multiples attachements et arrachements.

Mais je ne crois pas qu'il y ait des vies exemplaires. Trop d'attachement est stérilisant, étouffant. A ne pas sortir de sa coquille, que connaît-on, au final, de la vie, ce flux immense qui dépasse très largement notre petite unité individuelle ?

A l'inverse, trop d'arrachement, ça devient vite une posture, voire une imposture complétement artificielle. Mais l'arrachement, c'est quand même bien l'esprit des Lumières avec cette perfectibilité qui signe la condition humaine.

J'y crois et il m'apparaît dangereux de valoriser l'une ou l'autre catégorie, nanti ou exclus. Certes, certains sont broyés par l'Histoire mais ça ne saurait conduire à en disqualifier d'autres qui cherchent d'autres voies et essaient, eux aussi, d'apporter des réponses à l'universelle souffrance humaine.

Bien à vous,

Carmilla

Richard a dit…

Bonsoir Carmilla

Rien, parfaitement rien.(5)

Nous, les exclus, nous partageons un sentiment de gloire tacite. Ne devient pas exclus, n'importe qui, et encore moins n'importe comment. Le jour où nous prenons conscience de notre exclusion, par une refus, une rebuffade, un mépris, une punition, une raclée, nous subissons l'assaut de la souffrance. Inutile de rester au tapis à se vautrer dans ses plaintes. Rude manière d'apprendre la différence. À compter de ce moment, nous sentons non seulement dans nos muscles et nos os, mais plus encore dans nos esprits, comme un coup sur la tête qui prolonge cette lourdeur étourdissante. Nous émergeons alors dans la conscience du changement, coupure franche et irrémédiable, rien ne pourra combler la faille, tous ceux qui partagèrent ce cheminement en conservent un souvenir indélébile. Marqué à vie comme on marque un bovin au fer rouge, ou qu'on vous tatoue un numéro sur l'un de vos avant-bras, l'ascension sociale vous forcera à gravir des sentiers inconnus du commun des vivants, là où le mot compromis s'estompe, pour sans doute ne jamais le retrouver. Vous ne serez pas seulement acceptés dans le course, mais on vous interdira de mettre vos pieds dans les blocs de départ. Vous porterez des cicatrices qui ne signifieront rien parce que sans identité. Dès que vous en prenez conscience vous savez que vous aller vous construire une identité, qui ne découlera pas de papiers administratifs, vous allez vous former à la dure, appeler à vous surpasser comme dans une course de voiliers en solitaire. Bafoué vous nourrirez votre orgueil qui demeurera un bon carburant. Vous fendrez les foules qui s'écarteront. Vous choisirez des métiers dangereux ou sales dont personne ne veut et qu'on laisse aux intouchables. Vous coucherez dans les fossés. La faim, le froid, la soif tenailleront votre quotidien. Un jour sans avertissement, vous trouverez la corde pour changer la direction du vent. Une nouvelle terre s'étalera devant vous et vous laisserez les dés dans la mains du destin comme une provocation et un avertissement À votre retour dans votre patelin, les gens qui daigneront encore vous reconnaître vous regarderont avec condescendance qui traduira une peur du Survenant. Naturellement ceux qui se ressemblent se rassemblent. Aucune peine à retrouver ceux de votre race, de votre identité et vous ne fonderez aucun hameau là-haut sur les collines. Devant un grand feu de camp vous partagerez une gloire silencieuse qui ne s'affiche pas. La voilà la gloire des exclus et plus personne ne ne vous fera plier les genoux parce que vous savez depuis longtemps, que vous êtes complètement libre !

Vous êtes très inspirante Carmilla

Bonne nuit, dormez bien

Richard St-Laurent

Carmilla Le Golem a dit…

Merci Richard de me déclarer inspirante.

Susciter le débat ou la curiosité voire la distraction, c'est peut-être la principale vocation de mes petits textes.

Pour en revenir à votre message, il me semble qu'être exclu au Québec, c'est tout de même à relativiser. Mais je sais aussi que l'exclusion est, souvent et paradoxalement, moins forte dans les pays pauvres. L'Union Soviétique était misérable mais il faut reconnaître que les exclus étaient peu nombreux (ce qui était accompagné d'autres problèmes).

Et puis, ça se joue davantage sur le plan symbolique que matériel. La question de l'humiliation est ainsi très forte dans la littérature russe du 19 ème et notamment Dostoïevsky.

Mais aujourd'hui, on vit tout de même en République avec une égalité proclamée des droits. Je ne crois pas que celle-ci soit entièrement fictive et j'ai du mal avec les gens qui s'enferment dans un statut de victime et se construisent par rapport un supposé oppresseur. Du ressentiment à la haine, il n'y a qu'un pas mais je reconnais aussi que les barrières sociales sont loin d'être abolies.

Ce n'est bien sûr pas l'esprit de votre texte et j'apprécie ces voies singulières que vous empruntez pour affirmer votre excellence et liberté. La dignité et la gloire, on les conquiert en effet dans le dépassement de soi.

Bien à vous,

Carmilla

Alban Plessys a dit…

Bonsoir Carmilla,

je crois que vous avez raison. On vient d'un endroit et d'une culture qui construisent un rapport à un monde préfabriqué, en quelque sorte. Ca ne ressemble à rien de vibrant et c'est d'ailleurs tout ce qui autorise l'appréciation que l'on a de l'autre lorsqu'il vient d'ailleurs que depuis soi, jusqu'au jugement. C'est tout de même important jusqu'à un certain âge car cela crée un ancrage. Mais pour le reste...

C'est aussi ce qui a détruit la plupart des cultures autochtones au contact des Occidentaux (c'est un aspect d'ailleurs insuffisamment informé chez les anthropologues : leurs identités ont carrément explosé car ils n'ont pas pu comprendre le changement, la fluidité). Tribalement très identifiés, ils n'étaient finalement que peu adaptables.

Et c'est aussi ce qui est arrivé et qui arrivera encore à des millions de gens ici. Ils seront avalés par leur identité.

Belle année à vous et à ceux qui vous sont chers !

Alban

Carmilla Le Golem a dit…

Merci Alban,

Je ne sais pas si j'ai raison. Et puis, en effet, on ne peut pas complétement nier les apports d'une ascendance. Ni la difficulté, j'en sais quelque chose, à épouser complétement une culture étrangère.

Mais je veux surtout croire en la "perfectibilité" humaine qui permet à l'homme, selon J-J. Rousseau, de s'arracher de l'état de nature.

A rebours de cette évolution, on vit, en effet, dans des sociétés qui voudraient geler les identités, les faire vivre en symbiose avec une supposée Nature. Mais je ne suis pas trop inquiète à ce sujet, les identités, elles n'ont pas fini d'exploser, on n'arrivera jamais à les contenir.

Belle année à vous aussi avec, notamment, une poursuite de votre blog.

Carmilla