La photo ci-dessus m'a évoqué les deux dingos qu'on était (en plus longilignes), ma sœur et moi, à l'âge de 15/16 ans. De quoi inquiéter grave nos parents. Mais, à nous deux, on se pensait toutes puissantes, on se croyait tout permis et d'ailleurs, il suffisait d'un claquement de doigts pour obtenir ce qu'on voulait. Je ne sais pas quelles bêtises, des mecs aux soûleries et aux addictions diverses, on n'a pas faites ensemble.
Avoir une sœur à peu près du même âge, je crois qu'il n'y a rien de plus formateur dans une éducation à la vie. Et je pense que ça vaut également, même à un moindre degré, pour un garçon qui a une sœur proche. Il y a une profondeur vraiment viscérale de la relation. Evidemment, c'est violent, très violent, parce qu'on se balance, sans cesse, les pires horreurs. T'es conne, t'es moche..., on est d'une lucidité et d'une cruauté impitoyables.
Mais au moins, on se dit absolument tout, sans aucune censure, et ça, ça vaut toutes les thérapies et toutes les psychanalyses. On se raconte, en particulier, toutes nos histoires de cul avec une franchise totale. On est sans honte, on ne craint pas d'être très crues, voire obscènes. Je crois que ça m'a tout appris: sans ma sœur, je pense que je serais restée largement coincée, une oie blanche, en la matière.
Et notre complicité était renforcée par la langue absolument unique que nous parlions entre nous : une effroyable tambouille polono-persano-russo-française. Je pense vraiment qu'à peu près personne ne pouvait nous comprendre. On avait ainsi l'impression de participer à une société secrète, celle de véritables amies du crime. C'est une langue morte aujourd'hui.
Le problème, c'est que la compétition entre sœurs dégénère souvent en reproduisant des schémas établis. Une hiérarchie, d'origine sociale, finit par s'installer. Il y a, d'un côté, la révoltée, belle, séduisante (qui a tous les mecs à ses pieds), plutôt anarchiste et toxico mais que la famille et l'école répriment férocement. Et de l'autre côté, il y a la bonne élève plus conformiste, qui fait la fierté de ses parents et qui est louangée par ses profs. A celle-là, on passe à peu près tout et on la rend dingue d'orgueil.
J'ai été complice de cette mécanique perverse, de cette effroyable injustice. En laissant s'établir cette hiérarchie, j'ai contribué à assassiner "psychologiquement" ma sœur. Et maintenant qu'elle est disparue physiquement, c'est toute une partie de moi-même qui est également morte.
Mais cette absence renforce ma conviction ; c'est cette capacité à n'avoir aucun tabou social, à absolument tout se dire, même l'inavouable, même le scandaleux, qui fait la force de certaines relations entre filles et surtout entre sœurs. Je n'ai pas l'impression que ce soit la même chose dans les amitiés masculines. Montaigne et La Boétie, ou bien "Les frères Karamazov", ça n'a pour moi absolument rien à voir avec ce qui peut se nouer entre femmes.
Etrangement, je rejoue largement ce schéma de la sororité avec ma copine Daria. On s'engueule, on se balance des horreurs, mais ça n'a pas d'importance, ça nous fait progresser l'une et l'autre. Et puis, il y a entre nous une sensualité qui n'est pas directement sexuelle. On fait effort pour bien s'habiller, bien se présenter à l'autre, pour recevoir des compliments de sa part. Inconcevable d'être négligées ou avachies quand on est ensemble. On peut aussi s'embrasser, dormir dans le même lit, sans pour autant se sentir lesbiennes.
Et c'est surtout cela que je voudrais souligner. Les filles sont beaucoup moins policées qu'on ne l'imagine. Elles sont souvent même d'une violence terrible lorsqu'elles se sentent fortes d'un lien entre elles.
Un symbole: le film "Grave" de la célèbre réalisatrice Julia Ducournau (2016). Deux sœurs dans une même école vétérinaire, deux sœurs hantées par le cannibalisme et le goût du sang. Pour assouvir leur passion, elles vont jusqu'à provoquer des accidents de voiture. Et puis, elles avalent les chairs crues des animaux soumis à dissection. Un film impressionnant, très beau esthétiquement, mais qui n'a eu absolument aucun succès jusqu'à ce que Julia Ducournau remporte la Palme d'or du Festival de Cannes (en 2021 pour "Titane").
"Les petites filles modèles", ça n'a, en fait, jamais existé et d'ailleurs, je me suis surtout identifiée au personnage de Sophie chez la comtesse de Ségur. L'expression de la noirceur russe, de son sadisme et de sa cruauté: découper les poissons adorés de sa maman, laisser fondre sa poupée au soleil puis l'enterrer, abandonner un poulet pour qu'il soit dévoré par un vautour. Ca a plutôt été pour moi un manuel d'éducation à l'envers.
Sans doute sans le savoir, la Comtesse de Ségur reproduisait, en fait, le schéma de la grande histoire de deux sœurs, Justine et Juliette, longuement développée par le Marquis de Sade. D'un côté, Justine, une femme prude et vertueuse mais malheureuse. De l'autre, Juliette, sans tabous et ivre de puissance, qui jouit pleinement de la vie. Deux bouquins qui m'avait secouée. On préfère Juliette mais on en est effrayées: on a quand même du mal à admettre ses sombres tréfonds.
Et puis, j'ai été absolument fascinée par les sœurs Brontë. Une misère matérielle, sociale, sexuelle, à peu près totale. L'ombre de la maladie, la tuberculose, qui les emportera toutes très jeunes. Un frère à peu près dément, une nature hostile (les landes du Yorkshire). Trois tristes demoiselles, en apparence, dans un univers glauque et sépulcral. Trois sœurs mélancoliques dont s'est inspiré, un peu plus tard, Tchekhov. Et pourtant Anne, Emily et Charlotte, toutes les trois profondément liées, ont tout compris, pas seulement de la psychologie féminine, mais du caractère retors et vengeur des relations humaines. Le prétendu Amour, l'attention portée aux autres, ce n'est pas le souci du Bien qui les fonde, c'est l'attrait du Mal.
Et enfin, celle qui a contribué à me libérer, c'est Virginia Woolf, celle qui a révolutionné l'écriture du roman en transcrivant non pas le monde extérieur mais "le flux" de sa conscience. A une prose démonstrative, elle a substitué une écriture sensitive, émotionnelle, un jeu d'intensités. Sous des abords conventionnels, elle a été, certes au prix de tourments continuels, une grande révolutionnaire dans le domaine artistique, social et sexuel. Virginia Woolf avait deux sœurs, notamment une aînée, la peintre Vanessa Bell. Elles étaient inséparables et ont réuni autour d'elles toute l'aristocratie intellectuelle anglaise du début du 20ème siècle.
Les solidarités féminines, je crois qu'on assiste aujourd'hui à leur explosion. Ces solidarités, on peut aussi appeler ça des sororités. Ca se révèle de plus en plus violent et agressif. Ca commence même à effrayer, pas seulement les hommes. C'est qu'il s'agit de renverser l'histoire du monde et de la domination masculine. Et il y a déjà un basculement politique majeur qui s'opère dans les sociétés occidentales: pour la première fois, les jeunes femmes votent plus à gauche que leurs homologues masculins.
Photos notamment de Francesca WOODMAN et Lucia O'Connor. L'avant-dernière photo, c'est, bien sûr, l'une des scènes finales de "Thelma et Louise".
Je recommande :
- Elisabeth BARILLE : "Les sœurs et autres espèces vivantes". Elisabeth Barillé, c'est une écrivaine avec la quelle je me sens en complète empathie. Ce dernier bouquin, qui montre bien les relations complexes que l'on a avec une sœur d'âge proche, m'a enthousiasmée et m'a incitée à rédiger ce post.
- Blanche LERIDON: "Le château de mes sœurs". Les sœurs rivales, complices ou sorcières. Un très vaste panorama non seulement littéraire mais aussi médiatique : les sœurs Kardashian, Venus et Serena Williams, les sœurs Halliwell etc...C'est convaincant et bien documenté: une leçon d'histoire.
- Dominique BONA : "Les yeux noirs". C'est l'histoire fascinante des trois sœurs Heredia.
C'est à compléter par le récent et remarquable livre d'Abnousse Shalmani; "J'ai pêché, pêché dans le plaisir" et par le très beau film "Curiosa" réalisé par Lou Jeunet et sorti en 2019.
Et je rappelle enfin le très bon bouquin "A ma sœur et unique" de Guy Boley consacré à l'étrange amour entre Nietzsche et sa sœur.