samedi 14 septembre 2024

"A ma sœur et unique"- De la violence des filles

 

La photo ci-dessus m'a évoqué les deux dingos qu'on était (en plus longilignes), ma sœur et moi, à l'âge de 15/16 ans. De quoi inquiéter grave nos parents. Mais, à nous deux, on se pensait toutes puissantes, on se croyait tout permis et d'ailleurs, il suffisait d'un claquement de doigts pour obtenir ce qu'on voulait. Je ne sais pas quelles bêtises, des mecs aux soûleries et aux addictions diverses, on n'a pas faites ensemble.


Avoir une sœur à peu près du même âge, je crois qu'il n'y a rien de plus formateur dans une éducation à la vie. Et je pense que ça vaut également, même à un moindre degré, pour un garçon qui a une sœur proche. Il y a une profondeur vraiment viscérale de la relation. Evidemment, c'est violent, très violent, parce qu'on se balance, sans cesse, les pires horreurs. T'es conne, t'es moche..., on est d'une lucidité et d'une cruauté impitoyables.  

Mais au moins, on se dit absolument tout, sans aucune censure, et ça, ça vaut toutes les thérapies et toutes les psychanalyses. On se raconte, en particulier, toutes nos histoires de cul avec une franchise totale. On est sans honte, on ne craint pas d'être très crues, voire obscènes. Je crois que ça m'a tout appris: sans ma sœur, je pense que je serais restée largement coincée, une oie blanche, en la matière.

 
Entre sœurs, on s'aime et on se déteste de manière absolue et sous toutes nos facettes. Après s'être engueulées, on essaie de se consoler en dormant parfois dans le même lit. C'est un amour bouffant, dévorant, fusionnel. Au point qu'on aimait échanger nos fringues, de manière à passer l'une pour l'autre. On peut tout faire avec sa sœur, même faire pipi ou vomir devant elle. C'est une relation très étrange, probablement la seule relation passionnelle dépourvue de toute implication sexuelle. 


Et notre complicité était renforcée par la langue absolument unique que nous parlions entre nous : une effroyable tambouille polono-persano-russo-française. Je pense vraiment qu'à peu près personne ne pouvait nous comprendre. On avait ainsi l'impression de participer à une société secrète, celle de véritables amies du crime. C'est une langue morte aujourd'hui.

Le problème, c'est que la compétition entre sœurs dégénère souvent en reproduisant des schémas établis. Une hiérarchie, d'origine sociale, finit par s'installer. Il y a, d'un côté, la révoltée, belle, séduisante (qui a tous les mecs à ses pieds), plutôt anarchiste et toxico mais que la famille et l'école répriment férocement.  Et de l'autre côté, il y a la bonne élève plus conformiste, qui fait la fierté de ses parents et qui est louangée par ses profs. A celle-là, on passe à peu près tout et on la rend dingue d'orgueil.

J'ai été complice de cette mécanique perverse, de cette effroyable injustice. En laissant s'établir cette hiérarchie, j'ai contribué à assassiner "psychologiquement" ma sœur. Et maintenant qu'elle est disparue physiquement, c'est toute une partie de moi-même qui est également morte.


Mais cette absence renforce ma conviction ; c'est cette capacité à n'avoir aucun tabou social, à absolument tout se dire, même l'inavouable, même le scandaleux, qui fait la force de certaines relations entre filles et surtout entre sœurs. Je n'ai pas l'impression que ce soit la même chose dans les amitiés masculines. Montaigne et La Boétie, ou bien "Les frères Karamazov", ça n'a pour moi absolument rien à voir avec ce qui peut se nouer entre femmes.

Etrangement, je rejoue largement ce schéma de la sororité avec ma copine Daria. On s'engueule, on se balance des horreurs, mais ça n'a pas d'importance, ça nous fait progresser l'une et l'autre. Et puis, il y a entre nous une sensualité qui n'est pas directement sexuelle. On fait effort pour bien s'habiller, bien se présenter à l'autre, pour recevoir des compliments de sa part. Inconcevable d'être négligées ou avachies quand on est ensemble. On peut aussi s'embrasser, dormir dans le même lit, sans pour autant se sentir lesbiennes.

Et c'est surtout cela que je voudrais souligner. Les filles sont beaucoup moins policées qu'on ne l'imagine. Elles sont souvent même d'une violence terrible lorsqu'elles se sentent fortes d'un lien entre elles. 


Un symbole: le film "Grave" de la célèbre réalisatrice Julia Ducournau (2016). Deux sœurs dans une même école vétérinaire, deux sœurs hantées par le cannibalisme et le goût du sang. Pour assouvir leur passion, elles vont jusqu'à provoquer des accidents de voiture. Et puis, elles avalent les chairs crues des animaux soumis à dissection. Un film impressionnant, très beau esthétiquement, mais qui n'a eu absolument aucun succès jusqu'à ce que Julia Ducournau remporte la Palme d'or du Festival de Cannes (en 2021 pour "Titane").


"Les petites filles modèles", ça n'a, en fait, jamais existé et d'ailleurs, je me suis surtout identifiée au personnage de Sophie chez la comtesse de Ségur. L'expression de la noirceur russe, de son sadisme et de sa cruauté: découper les poissons adorés de sa maman, laisser fondre sa poupée au soleil puis l'enterrer, abandonner un poulet pour qu'il soit dévoré par un vautour. Ca a plutôt été pour moi un manuel d'éducation à l'envers.


Sans doute sans le savoir, la Comtesse de Ségur reproduisait, en fait, le schéma de la grande histoire de deux sœurs, Justine et Juliette, longuement développée par le Marquis de Sade. D'un côté, Justine, une femme prude et vertueuse mais malheureuse. De l'autre, Juliette, sans tabous et ivre de puissance, qui jouit pleinement de la vie. Deux bouquins qui m'avait secouée. On préfère Juliette mais on en est effrayées: on a quand même du mal à admettre ses sombres tréfonds.


Et puis, j'ai été absolument fascinée par les sœurs Brontë. Une misère matérielle, sociale, sexuelle, à peu près totale. L'ombre de la maladie, la tuberculose, qui les emportera toutes très jeunes. Un frère à peu près dément, une nature hostile (les landes du Yorkshire). Trois tristes demoiselles, en apparence, dans un univers glauque et sépulcral. Trois sœurs mélancoliques dont s'est inspiré, un peu plus tard, Tchekhov. Et pourtant Anne, Emily et Charlotte, toutes les trois profondément liées, ont tout compris, pas seulement de la psychologie féminine, mais du caractère retors et vengeur des relations humaines. Le prétendu Amour, l'attention portée aux autres, ce n'est pas le souci du Bien qui les fonde, c'est l'attrait du Mal.

Et enfin, celle qui a contribué à me libérer, c'est Virginia Woolf, celle qui a révolutionné l'écriture du roman en transcrivant non pas le monde extérieur mais "le flux" de sa conscience. A une prose démonstrative, elle a substitué une écriture sensitive, émotionnelle, un jeu d'intensités. Sous des abords conventionnels, elle a été, certes au prix de tourments continuels, une grande révolutionnaire dans le domaine artistique, social et sexuel. Virginia Woolf avait deux sœurs, notamment une aînée, la peintre Vanessa Bell. Elles étaient inséparables et ont réuni autour d'elles toute l'aristocratie intellectuelle anglaise du début du 20ème siècle.


Les solidarités féminines, je crois qu'on assiste aujourd'hui à leur explosion. Ces solidarités, on peut aussi appeler ça des sororités. Ca se révèle de plus en plus violent et agressif. Ca commence même à effrayer, pas seulement les hommes. C'est qu'il s'agit de renverser l'histoire du monde et de la domination masculine. Et il y a déjà un basculement politique majeur qui s'opère dans les sociétés occidentales: pour la première fois, les jeunes femmes votent plus à gauche que leurs homologues masculins.


Ca a évidemment des côtés déplaisants: ça a de forts relents puritains et puis on s'écarte d'une vision universaliste de la condition humaine (ce qui est important, c'est d'abord ce que l'homme et la femme partagent en commun). Je me sens ainsi personnellement bien plus proche d'Emma Becker et d'Abnousse Shalmani que des sinistres "redresseuses de torts" actuelles. Mais il faut bien reconnaître que les sororités, c'est ce qui imprime le mouvement de l'Histoire: ça grignote, petit à petit, l'ordre social avant de provoquer, bientôt, un effondrement complet dans un grand fracas.

Photos notamment de Francesca WOODMAN et Lucia O'Connor. L'avant-dernière photo, c'est, bien sûr, l'une des scènes finales de "Thelma et Louise".

Je recommande :

 - Elisabeth BARILLE : "Les sœurs et autres espèces vivantes". Elisabeth Barillé, c'est une écrivaine avec la quelle je me sens en complète empathie. Ce dernier bouquin, qui montre bien les relations complexes que l'on a avec une sœur d'âge proche, m'a enthousiasmée et m'a incitée à rédiger ce post.  

- Blanche LERIDON: "Le château de mes sœurs". Les sœurs rivales, complices ou sorcières. Un très vaste panorama non seulement littéraire mais aussi médiatique : les sœurs Kardashian, Venus et Serena Williams, les sœurs Halliwell etc...C'est convaincant et bien documenté: une leçon d'histoire.

- Dominique BONA : "Les yeux noirs". C'est l'histoire fascinante des trois sœurs Heredia.

C'est à compléter par le récent et remarquable livre d'Abnousse Shalmani; "J'ai pêché, pêché dans le plaisir" et par le très beau film "Curiosa" réalisé par Lou Jeunet et sorti en 2019.

Et je rappelle enfin le très bon bouquin "A ma sœur et unique" de Guy Boley consacré à l'étrange amour entre Nietzsche et sa sœur.



samedi 7 septembre 2024

Le réenchantement du monde


De prime abord, je n'apparais pas comme quelqu'un de difficile à vivre: je suis toujours calme, jamais en colère, plutôt paisible donc. 


Mais ceux qui me connaissent me jugent aussi déroutante, ailleurs, presque absente. Difficile de me cadrer. Et surtout, il est impossible d'avoir prise sur moi. Je m'obstine à suivre mon propre cap, plutôt en biais, sur des chemins de traverse. Je vis dans mon propre monde et personne ne m'en fera sortir. On me surnommait "cosmos" à l'école et ça n'était sans doute pas pour rien.

La vérité, c'est que le Réel ne m'intéresse  pas. Rien ne m'ennuie plus que les contraintes de la quotidienneté, les difficultés et problèmes matériels. Il y a plein de gens qui se sentent parfaitement à l'aise dans le monde concret, qui adorent les problèmes pratiques. Moi pas du tout, je veux entendre parler de ça le moins possible. Et pourquoi d'ailleurs ai-je choisi un métier dans "la Finance" ? Tout simplement pour être débarrassée des problèmes d'argent et n'avoir pas à scruter, chaque jour, mon compte en banque.

Les femmes entièrement absorbées par leurs tâches domestiques, la surveillance de leurs gosses, leur budget familial, leurs courses, ça me terrorise, ce n'est vraiment pas pour moi. Quelle part intime, quel fragment de rêve, arrivent elles à préserver dans cet Enfer ? Ca m'apparaît sinistre de chez sinistre.

Pourtant, je ne suis pas non plus manchote en matière technique. Je sais faire fonctionner tous les outils de la modernité (ordinateurs, appareils photos etc..), je sais même diagnostiquer une panne de ma bagnole et il m'arrive de bricoler, de réparer des trucs chez moi. Mais je ne peux pas dire que j'en retire une quelconque satisfaction. Les activités manuelles, je trouve ça abrutissant, d'un ennui désespérant.


C'est ce que je trouve effrayant dans le monde contemporain, ce triomphe absolu de la technique et de l'utilitarisme. On a tué Dieu et on est tous devenus laïcs et républicains. C'est un progrès certes mais on en mesure rarement les conséquences: un énorme appauvrissement du réel que l'on croit désormais simple, maîtrisable et transparent. 


On a tous maintenant une mentalité d'épiciers et on est chaussés de bottes de plomb. Tout est devenu lourd et pesant. Comme des mouches piégées par un papier collant, on est englués dans le Réel mais on s'y complait et on ne fait rien pour s'en extirper.


Il faut relire "Le gai savoir de Nietzsche et son aphorisme 125 ("L'insensé"): "Nous avons tué Dieu -vous et moi ! Nous tous sommes ses meurtriers ! Mais comment avons-nous fait cela ? Comment avons-nous pu vider la mer ? Qu'avons-nous fait de désenchaîner cette terre de son soleil ? Vers où roule-t-elle à présent ? Ne sommes-nous pas précipités dans une chute continue ? N'errons-nous pas comme à travers un néant infini ? Ne sentons-nous pas le souffle du vide ? Ne fait-il pas plus froid ? Ne fait-il pas nuit sans cesse et de plus en plus en plus nuit ? Ne faut-il pas allumer les lanternes dès le matin ?"


C'est ce que je vis profondément: les lumières s'éteignent progressivement en notre monde et, en dépit des apparences, il y fait de plus en plus froid et de plus en plus nuit. On est précipités dans l'insignifiance mais on ne le perçoit pas. On est tétanisés, béats de satisfaction parce qu'on peut se vautrer, s'étourdir, dans la société de consommation.


Je suis justement une insatisfaite permanente. La pesanteur du Réel, de la quotidienneté, c'est ce que j'abhorre. 

La vie, ma vie, ne se réduit pas au Réel et à mon identité sociale. Je revendique le droit d'avoir des passions, d'être contradictoire et changeante.


C'est sans doute pourquoi j'aime tellement Proust. Il combattait le réalisme en Art qu'il jugeait profondément réducteur. Le Réel ne vient ainsi jamais à bout de la vie parce que la vie, elle grouille de passions et d'affects, de sensation multiples, d'images et de souvenirs flous, de cruauté et de bienveillance. On est faits de bric et de broc et c'est pour cela qu'on est largement impossibles à cerner. Qu'y a-t-il de plus juste que les Nymphéas de Monet ? D'apparence simple mais en fait insaisissable.


Qu'on veuille me coller une identité, j'ai toujours détesté ça. C'est un motif de rupture immédiate. Parfois, je me mets à plaindre les malheureux types qui ont cru pouvoir nouer une amourette avec moi parce qu'ils pensaient me cerner (la spécialiste des montages financiers). Qu'est-ce qu'ils ont dû en baver avec quelqu'un d'aussi compliqué et inflexible que moi, qui passait son temps à les renvoyer dans leurs cordes.


J'aime bien ainsi l'actrice Isabelle Adjani, une séduisante toquée, sûrement infernale avec les hommes. Elle n'hésite pas à proclamer que le Réel, la quotidienneté, elle n'en a rien à fiche (même si elle éprouve une continuelle culpabilité à cet égard). Le Réel ne l'intéresse en fait que dans le cadre de sa mise en scène ou de sa sublimation. C'est l'attitude artiste.


Pour rompre avec la banalité et le désenchantement du monde, il faudrait parvenir à vivre le Réel comme un mythe. Ca signifie alimenter son quotidien de la fiction, devenir presque un personnage de roman.


Ca peut sembler abstrait et mégalomane mais est-ce que dans la conduite de sa vie, on ne s'inspire pas toujours d'un livre ou d'un film qui nous ont marqués ? Est-ce qu'on n'en rejoue pas, plus ou moins, le scénario ? 


C'est très fort chez moi. Je me proclame ainsi une incarnation de Carmilla la vampire. Je comprends que ça fasse ricaner mais c'est à la fois complétement faux et complétement vrai.


Je vis largement, en effet, à travers les romans qui m'ont marquée. Pas seulement dans mes histoires d'amour dans les quelles je peux être une Emma Bovary ou une héroïne des Hauts de Hurlevent ou une diabolique de Barbey d'Aurevilly. C'est d'ailleurs au point que je me demande si je peux vivre une quelconque histoire d'amour en dehors de la fiction.


La littérature, ça me sert aussi à décrypter les gens à qui j'ai affaire (Balzac et Proust sont indépassables à ce sujet). Et puis, c'est une boussole de mes voyages. Dans une région, un pays que je visite, je cherche d'abord à retrouver les traces des écrivains que j'ai aimés.


Il y a bien une puissance de l'imaginaire qui guide et illumine nos vies. "Nous vivons d'histoires, elles vivent en nous, qu'elles soient réelles ou inventées".


Si le monde est devenu triste, monotone et sans saveur, c'est parce que nous avons cessé de nous raconter des histoires. Pour échapper à cette grande torpeur,  je n'ai donc qu'un message : Faire de sa vie un Roman, faire d'un roman sa Vie...


Images de Caspar David FRIEDRICH, Rafal OLBINSKI, Gustave COURBET, Heinrich FUSSLI, William BLAKE, Martial RAYSSE, Jean-Auguste-Dominique INGRES, Jean-Jacques HENNER, Deborah de TURBEVILLE.

Je recommande :

- Jennifer KERNER: "Le tissu de crin". Un très étrange roman gothique, porté par une belle écriture, qui raconte le viol d'un jeune homme par une femme, plutôt antipathique et repoussante, qui est sa "cheffe" dans une maison de couture. Il est vrai que les violences faites aux hommes adultes, c'est, aujourd'hui, un sujet absolument tabou. Mais est-ce que le féminisme n'aura pas atteint sa maturité quand on saura aborder un tel sujet, en toute franchise ? Il est significatif qu'on ait très peu parlé de ce beau livre absolument dérangeant.

- Armel GUERNE: "Les romantiques allemands". C'est en poche chez Phébus; c'est une merveilleuse anthologie de tous ces écrivains allemands qui, confrontés au triomphe de la Raison, ont voulu réenchanter le monde.  Il existe aussi une anthologie en 2 volumes dans la Pléiade mais, pour ce qui me concerne, je n'arrive pas à lire dans la Pléiade.

- Andrea WULF: "Les rebelles magnifiques". Je rappelle, une nouvelle fois, ce très bel essai consacré aux Romantiques allemands. Ces romantiques qui, dès la fin du 18ème siècle, sont partis en guerre contre la banalisation du monde.