Je suis toujours un peu mal à l'aise quand je suis conviée à des soirées entre collègues ou "amis".
L'essentiel des conversations tourne autour de notre entourage, de nos relations professionnelles, de nos connaissances communes. Et à ce sujet, on se met à faire de la psychologie à outrance, à tirer le portrait de chacun. A grands coups d'anecdotes, on passe en revue toutes les petites manies et les ridicules des autres, on en rit, on s'en moque.
Un tel est complétement dingue, imprévisible, irascible. Un autre est apathique, lunaire, ailleurs, probablement dépressif. Un troisième est carrément mégalo, narcissique. Quant au dernier, il est complétement parano.
Au total, on n'a vraiment pas peur de faire de la psychologie sauvage.
Ca déborde bien vite sur la sphère politique. On fait comme si on connaissait personnellement les grands de ce monde. Tous sont nuls, veules et fous. Ils profitent des "ors de la République" pour s'accorder du bon temps. Ce ne sont que rumeurs et railleries. On ferait tellement mieux à leur place, on serait non seulement désintéressés mais on redresserait le pays en trois coups de cuiller à pot.
On fait assaut de méchancetés et plaisanteries vachardes. C'est à qui trouvera le "bon mot" le plus ravageur.
C'est la pratique du persiflage, tellement prisée autrefois dans les salons littéraires et de conversation qui ont animé, du 18ème siècle au début du 20ème, la vie sociale des élites . C'est l'ancien monde, me direz-vous. Sans doute, mais j'ai l'impression que ça s'est curieusement propagé dans le temps au point d'irriguer, aujourd'hui, toutes les couches de la société française.
Ces salons, généralement tenus par des femmes, ça a été une institution absolument extraordinaire qui a largement façonné l'esprit français (la politesse, le goût des joutes intellectuelles, les relations de séduction entre les sexes) et contribué à la propagation des idées des Lumières. On peut regretter leur disparition mais ils demeurent en fait, étrangement, le prototype des mentalités d'aujourd'hui mais peut-être pas dans leurs aspects les plus sympathiques. L'esprit de salon, il faut bien reconnaître que les Français en sont, aujourd'hui encore, profondément imprégnés: l'entre soi, l'arrogance, l'esprit assassin, le goût du paraître.
Ca me dérange parce que jouer les beaux esprits en petit groupe, c'est amusant, certes, mais qui aime-t-on au total ?
Je n'ose d'abord songer aux horreurs que l'on doit colporter sur mon compte mais il y a longtemps que j'ai cessé de tabler sur la bienveillance des autres et j'ai "blindé" en conséquence ma vie.
La médisance, il ne faut pas y attacher d'importance. C'est plutôt cette facilité à énoncer des diagnostics, à psychologiser, psychiatriser, l'autre qui me déconcerte et m'effraie.
D'abord parce qu'on est, soi-même, rarement exemplaire. On n'est pas faits d'un bloc, on a tous une personnalité composite: en chacun de nous coexistent l'admirable et l'odieux, l'intelligence et la bêtise.
Mais quand on se met à parler des autres, on perd tout sens de la nuance. L'autre, on le "choséifie" en quelque sorte: on le résume à un diagnostic et une identité supposée.
Et "caractériser" l'autre, le classer dans une pathologie (fou, névrosé, obsessionnel, pervers etc...), je trouve ça extrêmement dangereux. Je crois même qu'on doit s'interdire absolument de diagnostiquer, psychologiser, l'autre.
Parce que résumer l'autre, le figer dans une identité, c'est le meilleur moyen de le déstabiliser. Il ne peut s'empêcher d'y croire et il commence alors à douter de lui-même. Au point qu'il commence à se haïr et à sombrer psychologiquement. Ca va jusqu'à sa mort psychique, une mort que l'on a, en fait, soigneusement programmée. C'est la tactique, décrite par Harold Searles, de "l'effort pour rendre l'autre fou". Cette manipulation perverse à la quelle on se livre trop facilement, en toute bonne conscience, mais qui fait de nous des "criminels innocents".
Et notre propension à psychologiser l'autre, elle s'étend bien sûr à toutes les personnalités politiques. Les bouquins consacrés à "ces malades qui nous gouvernent" rencontrent ainsi un grand succès. Hitler, Staline, ça semble évident mais à peu près personne ne semble en fait y échapper. Tous les chefs d'Etats seraient des dingues et des mégalos.
Là encore, je refuse absolument ce point de vue. Décréter fou quelqu'un, c'est s'interdire de le comprendre, de déchiffrer la grammaire de son comportement.
Hannah Arendt a plutôt développé cette idée de la banalité du Mal. Les Nazis, la population allemande qui les suivait, n'étaient pas fous ou pervers. C'étaient plutôt des gens d'une consternante banalité, épris avant tout d'ordre et de normalité. Des gens à l'esprit bureaucratique comme Eichmann qui, à l'occasion de son procès, s'est même réclamé de l'impératif catégorique de Kant.
Et Hitler lui-même n'était pas fou. C'était un affreux petit bourgeois, ultra névrosé, mais dont les discours avaient une logique et une rationalité, même si elles étaient bien éloignées des nôtres.
Et il en va de même de nos politiciens contemporains. Ce ne sont pas des fous (même Trump, même Poutine). Ce sont, en fait, des gens hyper normaux, hyper adaptés. Simplement mégalos et narcissiques.
C'est plutôt leur banalité, leur excessive normalité qui sont effrayantes. Ne l'oublions pas, Trump et Poutine expriment les convictions de l'Américain et du Russe "moyens". Avec cette volonté bureaucratique de "plier le Réel", de remodeler le monde, de revenir en arrière pour retrouver les "vraies valeurs". Leur démarche est donc, avant tout, celle d'hypocrites "puritains".
Cessons donc de nous ériger, nous-mêmes, en psychiatres ou psychologues. C'est ainsi qu'on devient les agents volontaires et zélés d'une répression générale des Mœurs. Et nos diagnostics en disent d'ailleurs plus sur nous-mêmes que sur la personne que nous visons.
J'en suis convaincue, ce dont on a avant tout besoin en ce bas monde, c'est d'un peu de fantaisie. Parce que ce dont on crève, c'est de banalité, de normalité. Les gens trop normaux, je le répète, sont les plus inquiétants, ceux dont on doit, à tout prix, se méfier. Parce que ce sont eux qui préparent et édifient les sociétés totalitaires.
Images, principalement, de Julia SOBOLEVA, une jeune artiste originaire de Lettonie. Deux images, également, de l'Américain Guy Pêne-du-Bois.
Ce post m'a été inspiré par l'écrivaine canadienne Nancy Huston. Relatant son adaptation parfois difficile à Paris, elle a ainsi mentionné qu'elle avait été particulièrement troublée et même choquée par la manie du "persiflage" dans les milieux autoproclamés "intellectuels". Je me suis reconnue là-dedans, moi qui viens d'un pays nul et ai fait des études nulles..
Je recommande:
- Claude-Henry DU BORD: "Les Rois Fous". Je n'aime pas cette qualification de "Fou" mais, en l'occurrence, il est en fait, ici, un usage pertinent. Ca va de Caligula à Louis II de Bavière. Ce qui est surtout intéressant, en fait, c'est l'étonnante résistance des monarchies à ces folies furieuses.
- Patrick WEIL: "Le Président est-il devenu fou ? Le diplomate, le psychanalyste et le chef d'Etat". Etrangement, Sigmund Freud s'est lui-même essayé à une application de la psychanalyse sur un homme d'Etat. Il s'agit du Président américain Wilson qui a participé à la négociation du Traité de Versailles. Ce livre de Patrick Weil (mars 2022) relate toute l'histoire de l'élaboration du livre cosigné par Sigmund Freud et William Bullit paru seulement fin 1966.
- Et il y a, enfin, toute la littérature issue des salons. Ca a donné lieu à deux "monuments": Saint-Simon, et Marcel Proust. Mais tous les écrivains du 18ème siècle au début du 20ème fréquentaient les salons. Sur ce point, je recommande à nouveau le récent bouquin de Dan Franck: "Le roman des Artistes".
- Et parmi les "salonards", il ne faut pas oublier "les Goncourt" et leur sulfureux Journal. Des personnages entièrement paradoxaux. A la fois odieux et sublimes. Il faut lire à leur sujet: "L'indiscrétion des frères Goncourt" de Roger Kempf et "Les infréquentables frères Goncourt" de Pierre Ménard