samedi 21 décembre 2024

Du persiflage


Je suis toujours un peu mal à l'aise quand je suis conviée à des soirées entre collègues ou "amis".

L'essentiel des conversations tourne autour de notre entourage, de nos relations professionnelles, de nos connaissances communes. Et à ce sujet, on se met à faire de la psychologie à outrance, à tirer le portrait de chacun. A grands coups d'anecdotes, on passe en revue toutes les petites manies et les ridicules des autres, on en rit, on s'en moque. 

Un tel est complétement dingue, imprévisible, irascible. Un autre est apathique, lunaire, ailleurs, probablement dépressif. Un troisième est carrément mégalo, narcissique. Quant au dernier, il est complétement parano. 

Au total, on n'a vraiment pas peur de faire de la psychologie sauvage.

Ca déborde bien vite sur la sphère politique. On fait comme si on connaissait personnellement les grands de ce monde. Tous sont nuls, veules et fous. Ils profitent des "ors de la République" pour s'accorder du bon temps. Ce ne sont que rumeurs et railleries. On ferait tellement mieux à leur place, on serait non seulement désintéressés mais on redresserait le pays en trois coups de cuiller à pot.

On fait assaut de méchancetés et plaisanteries vachardes. C'est à qui trouvera le "bon mot" le plus ravageur.

C'est la pratique du persiflage, tellement prisée autrefois dans les salons littéraires et de conversation qui ont animé, du 18ème siècle au début du 20ème, la vie sociale des élites . C'est l'ancien monde, me direz-vous. Sans doute, mais j'ai l'impression que ça s'est curieusement propagé dans le temps au point d'irriguer, aujourd'hui, toutes les couches de la société française.

Ces salons, généralement tenus par des femmes, ça a été une institution absolument extraordinaire qui a largement façonné l'esprit français (la politesse, le goût des joutes intellectuelles, les relations de séduction entre les sexes) et contribué à la propagation des idées des Lumières. On peut regretter leur disparition mais ils demeurent en fait, étrangement, le prototype des mentalités d'aujourd'hui mais peut-être pas dans leurs aspects les plus sympathiques. L'esprit de salon, il faut bien reconnaître que les Français en sont, aujourd'hui encore, profondément imprégnés: l'entre soi, l'arrogance, l'esprit assassin, le goût du paraître.


Ca me dérange parce que jouer les beaux esprits en petit groupe, c'est amusant, certes, mais qui aime-t-on au total ? 

Je n'ose d'abord songer aux horreurs que l'on doit colporter sur mon compte mais il y a longtemps que j'ai cessé de tabler sur la bienveillance des autres et j'ai "blindé" en conséquence ma vie.

La médisance, il ne faut pas y attacher d'importance. C'est plutôt cette facilité à énoncer des diagnostics, à psychologiser, psychiatriser, l'autre qui me déconcerte et m'effraie.

D'abord parce qu'on est, soi-même, rarement exemplaire. On n'est pas faits d'un bloc, on a tous une personnalité composite: en chacun de nous coexistent l'admirable et l'odieux, l'intelligence et la bêtise.

Mais quand on se met à parler des autres, on perd tout sens de la nuance. L'autre, on le "choséifie" en quelque sorte: on le résume à un diagnostic et une identité supposée.

Et "caractériser" l'autre, le classer dans une pathologie (fou, névrosé, obsessionnel, pervers etc...), je trouve ça extrêmement dangereux. Je crois même qu'on doit s'interdire absolument de diagnostiquer, psychologiser, l'autre.

Parce que résumer l'autre, le figer dans une identité, c'est le meilleur moyen de le déstabiliser. Il ne peut s'empêcher d'y croire et il commence alors à douter de lui-même. Au point qu'il commence à se haïr et à sombrer psychologiquement. Ca va jusqu'à sa mort psychique, une mort que l'on a, en fait, soigneusement programmée. C'est la tactique, décrite par Harold Searles, de "l'effort pour rendre l'autre fou". Cette manipulation perverse à la quelle on se livre trop facilement, en toute bonne conscience, mais qui fait de nous des "criminels innocents".

Et notre propension à psychologiser l'autre, elle s'étend bien sûr à toutes les personnalités politiques. Les bouquins consacrés à "ces malades qui nous gouvernent" rencontrent ainsi un grand succès. Hitler, Staline, ça semble évident mais à peu près personne ne semble en fait y échapper. Tous les chefs d'Etats seraient des dingues et des mégalos.

Là encore, je refuse absolument ce point de vue. Décréter fou quelqu'un, c'est s'interdire de le comprendre, de déchiffrer la grammaire de son comportement. 

Hannah Arendt a plutôt développé cette idée de la banalité du Mal. Les Nazis, la population allemande qui les suivait, n'étaient pas fous ou pervers. C'étaient plutôt des gens d'une consternante banalité, épris avant tout d'ordre et de normalité. Des gens à l'esprit bureaucratique comme Eichmann qui, à l'occasion de son procès, s'est même réclamé de l'impératif catégorique de Kant.

Et Hitler lui-même n'était pas fou. C'était un affreux petit bourgeois, ultra névrosé, mais dont les discours avaient une logique et une rationalité, même si elles étaient bien éloignées des nôtres.

Et il en va de même de nos politiciens contemporains. Ce ne sont pas des fous (même Trump, même Poutine). Ce sont, en fait, des gens hyper normaux, hyper adaptés. Simplement mégalos et narcissiques.

C'est plutôt leur banalité, leur excessive normalité qui sont effrayantes. Ne l'oublions pas, Trump et Poutine expriment les convictions de l'Américain et du Russe "moyens". Avec cette volonté bureaucratique de "plier le Réel", de remodeler le monde, de revenir en arrière pour retrouver les "vraies valeurs". Leur démarche est donc, avant tout, celle d'hypocrites "puritains". 

Cessons donc de nous ériger, nous-mêmes, en psychiatres ou psychologues. C'est ainsi qu'on devient les agents volontaires et zélés d'une répression générale des Mœurs. Et nos diagnostics en disent d'ailleurs plus sur nous-mêmes que sur la personne que nous visons.

J'en suis convaincue, ce dont on a avant tout besoin en ce bas monde, c'est d'un peu de fantaisie. Parce que ce dont on crève, c'est de banalité, de normalité. Les gens trop normaux, je le répète, sont les plus inquiétants, ceux dont on doit, à tout prix, se méfier. Parce que ce sont eux qui préparent et édifient les sociétés totalitaires.

Images, principalement, de Julia SOBOLEVA, une jeune artiste originaire de Lettonie. Deux images, également, de l'Américain Guy Pêne-du-Bois.

Ce post m'a été inspiré par l'écrivaine canadienne Nancy Huston. Relatant son adaptation parfois difficile à Paris, elle a ainsi mentionné qu'elle avait été particulièrement troublée et même choquée par la manie du "persiflage" dans les milieux autoproclamés "intellectuels". Je me suis reconnue là-dedans, moi qui viens d'un pays nul et ai fait des études nulles..

Je recommande:

- Claude-Henry DU BORD: "Les Rois Fous". Je n'aime pas cette qualification de "Fou" mais, en l'occurrence, il est en fait, ici, un usage pertinent. Ca va de Caligula à Louis II de Bavière. Ce qui est surtout intéressant, en fait, c'est l'étonnante résistance des monarchies à ces folies furieuses.

- Patrick WEIL: "Le Président est-il devenu fou ? Le diplomate, le psychanalyste et le chef d'Etat". Etrangement, Sigmund Freud s'est lui-même essayé à une application de la psychanalyse sur un homme d'Etat. Il s'agit du Président américain Wilson qui a participé à la négociation du Traité de Versailles. Ce livre de Patrick Weil (mars 2022) relate toute l'histoire de l'élaboration du livre cosigné par Sigmund Freud et William Bullit paru seulement fin 1966.

- Et il y a, enfin, toute la littérature issue des salons. Ca a donné lieu à deux "monuments": Saint-Simon, et Marcel Proust. Mais tous les écrivains du 18ème siècle au début du 20ème fréquentaient les salons. Sur ce point, je recommande à nouveau le récent bouquin de Dan Franck: "Le roman des Artistes".

- Et parmi les "salonards", il ne faut pas oublier "les Goncourt" et leur sulfureux Journal. Des personnages entièrement paradoxaux. A la fois odieux et sublimes. Il faut lire à leur sujet: "L'indiscrétion des frères Goncourt" de Roger Kempf et "Les infréquentables frères Goncourt" de Pierre Ménard




samedi 14 décembre 2024

La Vengeance et le Pardon


La vengeance, elle a retrouvé droit de cité. Elle est même autorisée à s'exprimer dans le discours public.

En France, l'un des films qui a rencontré, cette année, le plus grand succès, ça a été "Le Comte de Monte-Cristo" d'Alexandre de la Patellière et Matthieu Delaporte. Inspiré, bien sûr, d'Alexandre Dumas. C'était un bon film, esthétique et séduisant, mais c'est tout de même le récit d'une implacable vengeance et ça n'a suscité aucun questionnement. Sans doute parce que ça épouse bien l'air du temps.

Mais ça n'est qu'un symptôme bénin. Plus inquiétante est la réélection, aux USA, de Donald Trump. On le croyait politiquement mort, il y a seulement 2 ans. Mais il a réussi à revenir de nulle part en étant simplement porté par son désir de vengeance. Et ses électeurs se sont, viscéralement, reconnus dans ce désir. Plus on dévoilait ses infâmies, plus ils adhéraient au personnage et à ses outrances et transgressions. Il est comme nous, nous les revanchards.

Et que dire de Poutine et de la Russie ? Le fond du problème, c'est qu'on y entretient et attise la haine de l'Occident. On ressasse cette idée que l'Occident ne nous aime pas. Qu'il nous méprise même et cherche à nous humilier. Pourquoi ? Parce que nous, les Russes, ne sommes pas dévorés par le matérialisme et sommes plus éduqués et encore porteurs de valeurs spirituelles. C'est cette haine de l'Occident qui alimente l'arrogance russe et son messianisme à la Dostoïevsky: la Russie, sauveur du monde et de sa spiritualité. C'est évidemment idiot mais ça marche.

De plus en plus, la vengeance politique apparaît, dans le monde contemporain, comme le meilleur exutoire aux frustrations et humiliations. Toutes les petites haines et rancœurs se coalisent C'est le libre cours donné à ses instincts et impulsions. C'est le retour de l'axiome "œil pour œil, dent pour dent".

C'est évidemment contraire aux préceptes des quatre grandes religions reposant sur le Pardon et à l'instauration des sociétés démocratiques fondées sur le Droit et la Justice.

Et en matière de pardon, le Christianisme est sans doute la religion qui est allée le plus loin possible. Non seulement, tout pêcheur est susceptible d'être pardonné (même Hitler, même les violeurs et tueurs d'enfants) mais le Pardon doit être accordé sans condition. Plus fort encore, le Pardon doit être accordé au service du Bien spirituel de la personne en faute. Ce sont les paroles du Christ : "Que celui qui n'a jamais péché lui jette la première pierre".

C'est vrai qu'on se pose tous, sans cesse, cette question ? Comment se comporter face à celui qui vous a agressé(e), violenté (e) ? Est-ce qu'on peut vraiment tendre l'autre joue ?

Sur cette question cruciale, j'ai d'abord été marquée, autrefois, par le récit de l'expérience extrême d'Ingrid Betancourt prisonnière des FARC pendant 6 longues années (2002-2008) dans la jungle amazonienne. Humiliée, enchaînée, violée, affamée, vivant sans cesse dans les tensions relationnelles, la peur et l'angoisse. Et pourtant, le livre relatant sa captivité ("Même le silence a une fin" publié en 2010) ne porte nulle trace de haine envers ses bourreaux. Elle affirme qu'elle a, durant sa captivité,  découvert la force du pardon et de la foi religieuse qui lui ont permis de survivre. "Pour pardonner, il faut de l'amour", va-t-elle jusqu'à écrire.

Avec Ingrid Betancourt, j'ai cru réentendre les ultimes propos du Christ sur la Croix: "Pardonne leur parce qu'ils ne savent pas ce qu'ils font".

Mais j'ai vraiment du mal à faire mien ce point de vue. Il subsiste, dans nos sociétés, cette idée religieuse d'une vertu rédemptrice du pardon. Qu'on ne pourrait se sentir en paix avec soi-même et avec les autres que lorsque l'on a réussi à pardonner.

Mais est-ce qu'on peut, vraiment, tout pardonner ? Au point de quasiment placer sur un pied d'égalité le bourreau et la victime. On entretient ainsi une confusion presque indécente, comme si les torts étaient partagés ou que la victime avait plus ou moins consenti. On perd de vue qu'il n'y a qu'une seule réalité, celle d'un agresseur qui a agressé. 

Ce qui me gêne donc le plus dans le Pardon, c'est que sa charge repose exclusivement sur les épaules de la victime. Le bourreau, lui, il n'a qu'à attendre un geste de bonne volonté de la part de l'autre.

Allez raconter à une femme qui a été violée, violentée, qu'elle doit pardonner. Une pareille recommandation ne peut que la bloquer, la tétaniser, la plonger dans une dépression encore plus profonde. L'empêcher de retrouver assurance et confiance en elle-même.

Allez raconter cela, aussi, en Ukraine. Je n'y ai écho, chaque jour, que de récits de malheur: des civils soumis à des bombardements incessants, des femmes et des hommes torturés, massacrés, des enfants orphelins, sans abri. Mais curieusement aussi, la population ne s'appesantit pas sur sa détresse. C'est moins une habitude acquise qu'un reflexe de survie.

Aujourd'hui les Occidentaux croient pouvoir imposer la paix en Ukraine. Mais ils se trompent lourdement s'ils pensent que cela peut se faire sans que la Russie soit punie de ses crimes.

Il ne faut pas humilier la Russie, dit-on, il faut savoir lui faire des concessions. Est-ce qu'on imagine qu'après cela, les Ukrainiens seront tout contents de vivre dans une paix illusoire et s'empresseront de pardonner aux Russes ? Le sentiment d'injustice sera effroyable. 

On ne peut pas se contenter de prôner la réconciliation parce qu'on ne peut pas, mentalement, pardonner un crime. Pardonner, ça n'est se soucier que du bien-être de l'agresseur. Il faut inverser le rapport: que ce soit, de la part de l'agresseur que soit faite réparation. Il faut, en réalité, qu'une vengeance puisse s'exercer en faveur de la victime et cela, pour son bien-être propre.

Certes, prôner la vengeance, ça peut sembler extrêmement dangereux. Mais je dirais qu'il y a deux types de vengeance:

- Il y a une vengeance associée à la haine essentiellement collective et politique: celle de Trump ou celle de Poutine. Leur esprit de vengeance se développe indépendamment de tout réel préjudice subi, juste quelques petites vexations, humiliations narcissiques. Cette vengeance politique est effectivement à proscrire, éradiquer.

- Et puis, il y a une vengeance personnelle, existentielle. Celle-ci a une dimension morale, elle est une exigence de Justice et de réparation. Cette vengeance là, elle est une vengeance juste, on doit lui faire Droit.

Il faut en finir avec l'hypocrisie du Pardon. On ne peut pas se réconcilier et pardonner sans condition. Et d'abord, le Pardon ne se commande pas. Si je peux pardonner, c'est que ce n'était finalement pas si grave. Et pourquoi d'ailleurs, est-ce à la victime de pardonner, de faire un travail de réparation ? Ne faut-il pas plutôt abandonner ce mot de victime qui laisse entendre qu'elle a été "partie prenante" ? La victime n'est pas victime, elle est d'abord et fondamentalement innocente.

Et je le dis tout net. Il y a de l'impardonnable, de l'inoubliable, de l'imprescriptible dans l'histoire personnelle et dans la grande Histoire. Cela parce qu'il y a du Bien et du Mal entre les hommes. C'est une réalité incontournable par rapport à la quelle demander à une victime de pardonner ne peut que la bloquer. Je dirais même que cette exigence du pardon n'est pas licite. 

Il faut se souvenir du philosophe Vladimir Jankélévitch qui était un grand germaniste. Après la seconde guerre mondiale, il a tout simplement cessé de parler et de lire en allemand, d'écouter de la musique allemande, de voir des films allemands, de se rendre dans le pays.


 Il y a des choses qu'on ne peut ni oublier ni pardonner, qui ne peuvent s'effacer d'un simple coup d'éponge. 

Simplement parce qu'il y a du Mal dans le monde et que le Mal est plus fort que le Pardon. Quelle réponse apporter ? Je ne sais pas..., il faudrait pouvoir bâtir une morale sans Pardon.

Je terminerai avec des considérations personnelles. J'ai la chance de n'avoir jamais été une victime, juste quelques offenses et humiliations comme tout le monde. Mais vis-à-vis de ceux qui me font tort, j'adopte une conduite simple: je ne pardonne pas, je ne me venge pas directement. Je me contente de rayer de mon existence la personne, de l'effacer. Je me comporte comme si elle était morte à mes yeux. Mais faire comme si quelqu'un était mort à ses yeux, est-ce que ça n'est pas l'expression d'une vengeance ?

Images de Pierre-Paul Prudhon, Mickaël Lyam, Volker Rossenbach, Mickaël Thom, Francisco Hayez, Philippe Berthier, Artemisia Gentileschi, Le Caravage, Ilya Repin, Sebastian Vrancx, Pieter Brueghel l'Ancien, Edgard Degas, Franz von Stück, Fernand Khnopff, Félicien Rops, Lucien Levy-Dhürmer, William Bouguereau.

Je recommande:

- Alexandre DUMAS: "Le Comte de Monte-Cristo". J'ai récemment essayé de lire le livre mais je n'ai pas réussi. Je crois que j'ai passé l'âge. Le film, lui, ne m'a pas trop déplu.

- "Limonov" d'Alexandre Serebrinnikov. C'est un autre film intéressant, inspiré, avec distance, du livre d'Emmanuel Carrère. J'ai bien aimé parce que l'arrogance, les détestations et la rancœur perpétuelle de Limonov expriment bien l'âme russe contemporaine.

- Jules Barbey d'Aurevilly: "La vengeance d'une femme". Une nouvelle des "Diaboliques". L'histoire d'une femme altière qui se prostitue.

- Alphonse Daudet: "Les lettres de mon moulin". Il s'agit de la nouvelle "La mule du Pape", cette brave mule qui attendit patiemment 7 ans avant de se venger de son tourmenteur.

- Bruno Bettelheim : "Le cœur conscient". Un grand livre étrangement un peu oublié. Bettelheim, grand psychanalyste, fut témoin direct de Dachau et Buchenwald. Il y développa une méthode de survie pour échapper à la Folie et à la Mort. Il montre en particulier que les rapports bourreau/victime reposent toujours sur une essentialisation de l'autre (le Nazi/le Juif). Et cette polarisation enclenche vite un cycle de meurtres et de vengeances.



samedi 7 décembre 2024

L'(in)intelligence artificielle


 L'intelligence artificielle, on nous bassine avec ça dans les médias, surtout depuis l'apparition de Chat GPT.

On joue d'abord à se faire peur en évoquant la naissance d'une superintelligence, surpassant celle de l'homme. Tellement puissante qu'elle en viendrait à conquérir son autonomie, prendre le pouvoir et faire de nous ses esclaves ou ses jouets.

L'I.A. signerait la fin de l'humanité et on n'aurait pas d'autre choix que de s'adapter rapidement en se branchant sur les infrastructures informatiques et en numérisant son existence. Au moins, on se débarrasserait de tous les inconvénients d'une vie biologique (toutes ces maladies et de tous ces chagrins qui nous affligent) et on vivrait tous ensemble de manière harmonieuse (plus de guerres ni de conflits). Utopie minable qui repose simplement sur notre esprit grégaire, notre besoin de trouver la protection et l'assurance de moyens technologiques.

Et il est vrai qu'on met rapidement les doigts dans l'engrenage en s'adonnant à des solutions apparemment facilitatrices, celles des prothèses électroniques.

Par rapport à tous ces bidules, j'ai toujours eu une position réservée, voire négative. On pourra même dire que je suis complétement ringarde.

D'abord, c'est à peine si j'utilise une calculatrice. Je préfère tout faire de tête. Je tiens ça de ma mère qui était une véritable machine en la matière et ne cessait de nous entraîner, ma sœur et moi. 

Je n'ai pas non plus d'agenda. Ca fait le désespoir des secrétariats mais moi, ça me permet de bien me positionner dans le temps. Et c'est idem pour mes dossiers, je les classe, dans ma tête, suivant leur chronologie. Et avec mon entourage, mes amis, c'est pareil: je ne note nulle part leurs adresses ou dates de fêtes et anniversaires.

L'informatique, j'essaie de m'en passer. Et pourtant, je travaille dans la Finance et on dispose, en ce domaine, d'une foultitude de logiciels et applications capables de vous cracher instantanément un diagnostic et des solutions, d'orienter vos décisions. Mais c'est à peine si je regarde ça, je préfère lire moi-même les documents papier. De même, en Bourse, j'interviens en toute subjectivité. Les avis des ordinateurs, je m'en fiche. Les suivre, c'est même le meilleur moyen de perdre son argent. 

On pourra dire que je suis détachée. Pas vraiment parce que j'ai, en revanche, j'ai un rapport maniaque, presque obsessionnel, au Temps.  Mes bijoux favoris, ce sont mes montres que je consulte sans cesse. Ma vie quotidienne, je lui donne un emploi du Temps strict. Pas question de m'attarder, de perdre mon temps.

Quant au GPS, je l'utilise le moins possible. Je n'y recours qu'in fine après m'être orientée, préalablement, par rapport à une géographie globale. Et d'ailleurs, j'adore les Atlas et toutes les cartes anciennes et actuelles. J'y trouve un véritable plaisir, presque corporel, d'exploration de l'espace.

Je ne crois pas être dotée de facultés particulières. Je ne suis originale aujourd'hui que parce que presque tout le monde a renoncé à se mouvoir dans les chiffres et à se repérer dans l'espace. On s'en remet à des "trucs" censés faire mieux que nous mais on perd quelque chose de notre rapport au monde, de notre faculté primordiale à se repérer dans le Temps et dans l'Espace. Ne plus savoir calculer, ne plus savoir lire une carte, je trouve ça effrayant. 

On n'a jamais été aussi nuls en mathématiques simples et en géographie, les deux disciplines qui ont pourtant façonné l'Esprit de la Renaissance. C'est un rapport vivant, affectif, émotionnel, au monde, aux chiffres, aux paysages, à la géographie des lieux que l'on a perdu. On en est réduits à essayer d'attester pitoyablement de son existence en faisant des selfies. On croit reproduire le monde mais c'est la machine électronique qui nous reproduit, tous pareils, tous contents, tous satisfaits de nous-mêmes.

Evidemment, avec Chat GPT et autres I.A., on atteint, encore, un nouveau palier. On va jusqu'à raconter qu'on n'aura bientôt plus besoin de journalistes pour alimenter la presse ni d'écrivains pour produire des romans à succès. Quant à la musique, on arrive déjà à produire quelques "tubes" issus d'un mixage des "fonds sonores" les plus populaires. 

Est-ce grave ? Non, si l'on considère que l'intelligence artificielle ne débitera jamais que des choses (idées, créations) communes et banales, qu'elle sera toujours incapable de faire œuvre d'Art (pas de Proust ou de Boulez avec l'I.A.). Oui, si l'on perçoit bien que la normalisation complète de nos vies, la domestication du troupeau humain, est en route à marches forcées.

Mais il y a heureusement quelques points majeurs d'achoppement qui rendront sans doute impossible la victoire de l'ordinateur sur l'homme et le triomphe du totalitarisme. J'en vois au moins deux :

- On croit d'abord que l'I.A. est capable de répliquer l'intelligence humaine. Comme si on avait un cerveau simplement mécanique ou électronique se limitant à quelques processus simples, à quelques effets de logique. Mais d'abord, personne ne connaît les finalités (bénéfiques ? maléfiques ?)  de l'intelligence humaine. Et ensuite, on a une vision beaucoup trop abstraite, désincarnée, de la pensée. 

On reproduit simplement, en fait, le vieux schéma, remontant à Aristote, de la supériorité de l'esprit en évacuant complétement le fait que l'intelligence humaine s'articule étroitement avec un corps. Un corps animé de passions, d'affects, qui se combattent sans cesse et entrent même souvent en contradiction avec notre pensée.

C'est en fait la vision de Spinoza. Le cerveau et le corps (la pensée et la chair) sont dans le même bain et ils ne cessent de s'y bagarrer ou de s'y associer. C'est ce qui fait la beauté de la vie, ces intensités de joie ou de souffrance qui la rythment.

A un circuit électronique, il manquera donc toujours un corps et c'est pourquoi l'I.A. ne parviendra jamais à répliquer la pensée et la chair associée de l'existence humaine.

- Le second point, c'est que l'I.A. sera toujours dépourvue d'humour et de bon sens. L'humour, ça ne prête pas trop à conséquence dommageable, on peut donc, à l'extrême limite, s'en passer.

Mais le bon sens, c'est nettement plus fâcheux. Parce que, confrontée à une situation en dehors des schémas établis, qui sort de l'ordinaire (un imprévu, une nouveauté), l'I.A. est capable de faire n'importe quoi, de nous exposer même aux plus grands dangers. L'I.A. peut se montrer d'une redoutable bêtise. Elle qui est incapable de rigoler peut, en revanche, faire rigoler (sous réserve qu'on ait soi-même conservé un peu de lucidité).

Et le bon sens, on peut être sûr que l'I.A. n'en possédera jamais. C'est l'une des facultés humaines les plus mystérieuses parce qu'on ne sait vraiment ni la définir, ni l'analyser. Mais elle est pourtant une réalité humaine incontournable et universellement partagée (Descartes en avait fait le pilier de sa philosophie). Disons qu'on a tous cette étrange capacité à analyser instantanément le réel, à rapporter l'accident à un tout, à avoir un sens commun, un même univers.


 L'intelligence artificielle ne sera donc jamais intelligente. On n'a donc pas à la redouter. Simplement, il ne faut pas se laisser impressionner, subjuguer, par elle. C'est à nous de faire confiance à notre libre arbitre, à notre capacité à prendre les décision conformes à nos intérêts et objectifs.

Et il ne faut même pas avoir peur des destructions massives d'emploi que devrait générer l'intelligence artificielle. Et cela jusque dans le secteur tertiaire et y compris chez les cadres. C'est trop long à développer mais la "destruction créatrice", théorisée par Joseph Schumpeter, on ne peut que constater que ça fonctionne plutôt bien depuis plus de deux siècles. J'oserais même dire que l'avenir économique est plutôt prometteur.

C'est simplement à nous de ne pas nous laisser bouffer par cette (in)intelligence artificielle. On y succombe surtout par inertie. Je me permets donc de vous donner quelques conseils: essayez de vous passer, de temps en temps, de votre ordinateur ou de votre smart. Débranchez-vous, déconnectez-vous. Remettez- vous à lire des romans, apprenez à calculer de tête, essayez de faire travailler au maximum votre mémoire, consultez des cartes routières ou de géographie, essayez de faire des photos plutôt que des selfies.

Tableaux de Piet MONDRIAN (1872-1944). Il est aujourd'hui considéré comme le peintre "décisif": celui qui a appréhendé la rationalité mathématique et la géométrisation du monde. Plusieurs expositions majeures (à Bordeaux et à Amsterdam) lui ont été récemment consacrées. 

Je recommande: 

- Gaspard KOENIG: "La fin de l'individu - Voyage d'un philosophe au pays de l'intelligence artificielle".

- Benjamin LABATUT: "Maniac". Un des grands bouquins de cet automne, celui d'un Chilien (mais qui écrit en anglais). Les vies extraordinaires de quelques grands mathématiciens et physiciens qui, au 20ème siècle, ont conçu le premier ordinateur (le MANIAC) et la théorie des jeux. Un livre que vous ne lâcherez pas, j'en prends l'engagement.

- Brigitte LEAL: "Mondrian". Un "beau livre" à offrir pour les Fêtes de fin d'année. Y est retracée la vie de ce héros de la modernité (qui a inspiré, notamment, Saint-Laurent). Ce qui est peu connu, c'est qu'avant de révolutionner la peinture, il a eu une période classique et figurative qu'il n'est pas inintéressant de redécouvrir. Et puis Mondrian, c'est une formation aux Pays-Bas, puis la découverte de Paris et enfin de  New-York (où il a trouvé refuge pendant la 2nde Guerre). Un personnage très complexe qui s'intéressait à tout, en fait: la peinture, l'architecture, la danse, le théâtre, las mathématiques, la géométrie et aussi à...l'anthroposophie.