Je pense souvent que le monde apparaît plus simple, plus confortable, quand on vit dans le seul cadre de sa langue maternelle.
Et je me dis alors que je serais moins tourmentée si j'étais monolingue. Mais ça n'est pas le cas et je ne cesse de m'interroger sur ce décalage que je perçois sans cesse entre les mots et la réalité.
D'abord, j'éprouve une certaine impuissance. Certes, compte tenu de ma scolarité, de mes diplômes, c'est en français que je suis, de loin, la plus forte. Mais rien à faire, le français, ça n'est qu'un instrument, les mots n'ont pas de résonance affective. Je serais bien incapable d'écrire de la poésie ou d'avoir "du style" en français. En revanche, j'ai peut-être moins de difficultés avec l'orthographe ou la grammaire que les vrais Français. Chez moi, en effet, les fautes ne font pas "symptôme" parce que la langue, ça n'est que de la mécanique.
Et d'ailleurs, pour moi, c'est bien simple. Tout ce qui est concret, sensible, tout ce qui relève, en bref, du monde de l'enfance (les arbres, les fleurs, les animaux, la nature, les aliments, les objets quotidiens), je le pense et l'exprime en langue slave. Je m'adresse toujours ainsi, par exemple, à un chien, à un chat.Quant à la cuisine (apparentée, comme l'a montré Lévi-Strauss, au langage), même si je reconnais l'extrême sophistication de la française, je n'arrive pas à m'y convertir et je préfère la prosaïque simplicité de celle de mon enfance.
A l'inverse, tout ce qui est abstrait, tout ce qui relève de l'analyse et de la démonstration, c'est évidemment en français. Au total, je porte vraiment en moi la distinction du sensible et de l'intelligible.
Ce sont peut-être ces décalages qui font qui font que j'apparais compliquée à ceux qui me côtoient. Je donne, sans doute, l'impression d'être toujours un peu ailleurs, pas vraiment "adaptée", et c'est déstabilisant.
Pour moi, les mots ne recouvrent jamais complètement les émotions et les choses (abstraites et concrètes). Il y a toujours une béance, une impuissance et la langue dans la quelle on s'exprime, elle marche, elle colle, plus ou moins, à ce que l'on éprouve et perçoit. On vit des intensités, des tonalités, plus ou moins fortes mais on a toujours du mal à les traduire ou les ressentir. Par exemple, on peut m'insulter en français, ça ne me fait à peu près rien. Mais des insultes en langue slave, ça me ravage complétement.
Parler, c'est découper, arranger à sa façon, le réel. Une langue, c'est une construction, une vision du monde parmi d'autres. Et passer de l'une à l'autre, ça se fait avec énormément de pertes et de déchets, surtout quand les structures ne sont pas les mêmes.
On croit souvent que le problème majeur, c'est d'abord l'alphabet. Mais du latin au cyrillique et inversement, la transcription est plutôt facile même s'il y a, dans les langues slaves, toutes ces bizarres consonnes chuintantes (ces effroyable ch, chi, chtch, dj, j). Le pire, ce sont les noms (de famille ou de villes), on ne sait jamais comment les transcrire et c'est toujours approximatif. Je me souviens que je me demandais qui étaient ces grands écrivains russes (Dostoïevsky, Tolstoï etc..) que m'évoquaient ces Français qui cherchaient à m'impressionner par leur culture.
Ce qui est plus compliqué, je crois, c'est d'abord d'attraper la musique d'une langue, de savoir accentuer sur la bonne syllabe (les Français ont du mal à se dépêtrer de leur habitude de la dernière syllabe).
Mais ça aussi, ça se surmonte. Ce qui est très compliqué dans l'apprentissage du français, ce sont les lettres muettes très nombreuses. Ca fait la principale difficulté de l'orthographe (ça ne s'écrit pas comme ça se prononce). Et surtout, tout se passe comme si le texte écrit ne correspondait pas à la langue parlée. Comme s'il y avait un vide impossible à combler entre les deux.
C'est très troublant. En outre, c'est accentué par les liaisons entre les mots lorsque l'on parle. Et cela, beaucoup de Français ne le maîtrisent pas eux-mêmes, au point que savoir les faire, c'est un signe de distinction, différenciation sociale.
Il y a ainsi une certaine rigidité de la langue française. Ca touche aussi à l'ordre des mots. C'est l'histoire de Molière avec Monsieur Jourdain. On ne peut pas écrire autrement : "Belle Marquise, vos beaux yeux me font mourir d'amour".
Il y a un enchaînement intangible des mots en français. Cette rigidité, on ne la connaît pas dans les langues slaves parce qu'elles reposent sur un système de déclinaisons. Et ce système, il autorise à placer les mots en fonction de l'importance (sonore ou affective) qu'on leur accorde. J'ai l'impression que c'est plus propice à l'expression poétique.
Et je ne vais pas parler des notions du temps véhiculées par les langues. On n'a pas les mêmes conjugaisons ni les mêmes complexités dans les langues slaves (pas de vrai subjonctif, pas de vrai conditionnel, pas de futur antérieur). Et avec les verbes, on a cette bizarrerie de s'attacher à distinguer ce que l'on fait habituellement (imperfectif) de ce que l'on fait ponctuellement (perfectif). Mais j'avoue que je ne perçois pas toujours, moi-même, en quoi c'est essentiel.
Enfin, je précise que les langues slaves sont, comme le français, très genrées, très sexualisées, avec une forte distinction du masculin et du féminin. On y ajoute, par ailleurs, un neutre. Mais, à la différence du français, les distinctions de genres sont faciles: on les identifie immédiatement grâce à la terminaison du mot.
Cette forte sexualisation de la langue, ça m'interroge beaucoup. Je me dis que ça détermine, sans doute, la relation entre les hommes et les femmes. Mais c'est difficile de préciser dans quelle mesure et dans quel sens.
J'observe simplement qu'il existe de nombreuses langues sans genre, sans cette distinction du masculin et du féminin: le persan, le chinois, le japonais, le coréen, le bengali, l'arménien, le géorgien, le turc, le hongrois. Et c'est même le cas du danois, voire du suédois. Quant à l'anglais, c'est beaucoup moins marqué qu'en français.
Difficile de tirer une conclusion mais il apparaît quand même que, contrairement à ce que l'on pourrait penser de prime abord, la plupart des pays dont la langue ne comporte pas cette distinction du masculin et du féminin sont loin d'être féministes. Ca devrait faire réfléchir ceux qui rêvent d'introduire un genre neutre, un (iel) dans la langue française.
Images de Breughel, Mehoffer, Wyspianski, Vant Iersel, Mondrian, John Tenniel, Lissitzky, Rodtchenko. L'image finale peut surprendre mais comment ne pas voir, dans la chute des Twin Towers à New-York, un équivalent symbolique de l'effondrement de la Tour de Babel ?
L'avant-dernière image est un alphabet bulgare. Ce seraient les moines Cyrille et Méthode qui auraient évangélisé les Slaves et introduit, au IXème siècle en Bulgarie, l'alphabet cyrillique. C'est un motif de fierté qui donne lieu, chaque 24 mai, à une grande fête nationale de l'alphabet.
Je recommande:
- Lewis CARROLL: "Les Aventures d'Alice au Pays des Merveilles". Ce n'est pas seulement un livre pour enfants, c'est aussi une extraordinaire réflexion sur le langage (développée par le philosophe Gilles Deleuze dans "Logique du sens"). Si vous ne l'avez pas encore fait, dépêchez-vous donc de lire Alice.
- Polina PANASSENKO: "Tenir sa langue". Je recommande à nouveau ce très bon bouquin (aujourd'hui en poche) d'une Franco-Russe. Y sont bien évoqués les troubles d'identité liés à la superposition de deux langues.
- Merete STISTRUP: "Hôtes". Par une Danoise devenue Française. Une remarquable réflexion pour tous les bilingues. Est-ce qu'on est toujours le même lorsque l'on parle en français ou lorsque l'on revient à sa langue maternelle ? Pour moi, c'est clairement non. D'une langue à l'autre, on réinvente sa vie. Un très bon livre qui interroge les différences culturelles entre pays européens.