Parfois (souvent ?), on se sent tristes, déprimés.
L'impression d'étouffer, que notre vie est définitivement tracée, que plus rien ne peut nous arriver.
Tout se répète et on tombe malades de cette répétition. C'est la leçon de la psychanalyse.
En plus, tout semble s’appauvrir. Il paraît que le dernier livre que
Sigmund Freud a lu, quelques jours avant sa mort, a été : « La peau
de chagrin » de Balzac. Freud a été très impressionné par cette lecture et
il y a vu, à ce moment, une terrible métaphore : la vie comme
rétrécissement progressif.
Chaque année, petit à petit, le champ du possible se contracte. Alors que
je pouvais encore rêver, lorsque j’étais adolescente, d’un avenir radieux et
multiple, je sais bien aujourd’hui que mon destin n’aura rien d’exceptionnel et
sera largement monocorde.
Ce n’est pas gai ! Mais on sait bien aussi que ce n’est pas
complètement vrai. On sait bien que, malgré tout, la vie ça n’a rien de
statique, c’est plutôt un débordement continu. C’est ce qu’évoquait Nietzsche
quand il employait ce terme fâcheux : la volonté de puissance. Il en
appelait à la vie comme œuvre d’art, comme dépassement créatif des formes
établies.
D’ailleurs, on est tous fascinés par ceux qui ont effectué le grand saut.
On sait par exemple que, dans un pays comme la France, chaque année, environ
15 000 personnes disparaissent purement et simplement. C’est énorme !
En extrapolation, ça donne à peu près 500 000 personnes qui vivraient en
rupture complète avec leur passé. Il s’agit bien sûr, parfois, de disparitions
accidentelles mais le plus souvent, ce sont des gens qui ont choisi de
disparaître complètement pour refaire leur vie.
Ces personnes (courageuses, folles, inconscientes ( ?)) nous font tous
rêver. On a tous eu envie, un jour, de faire ça : tout plaquer, ne pas
rentrer à la maison, ne pas revenir d’une petite sortie pour des courses,
abandonner son portable, sa carte bancaire, sa carte de sécurité sociale.
Basculer dans l’inconnu, quoi !, pour découvrir d’autres règles
du jeu, pour se réinventer dans une auto-affirmation absolue. Abandonner ces
vieilles dépouilles qui nous font horreur, dans les quelles on ne se reconnaît
plus.
Et il paraît qu’en effet, quand on s’abandonne à ça, quand on cède à ce
grand appel, on vit tout à coup dans une espèce de sidération et d’exaltation.
C’est comparable au coup de foudre amoureux : il n’existe plus rien que ce
mouvement d’aspiration qui m’entraîne vers le grand autre.
C’est bouleversant, follement attirant. Mais est-ce qu’on peut vraiment
basculer complètement ? Changer radicalement ? Gris fonctionnaire,
devenir artiste ? Débauché, devenir ascète ? Petite bourgeoise,
devenir hétaïre ? Cul de plomb, devenir baroudeur ?
Et puis jusqu’où peut-on aller dans le changement ? On sait bien
malgré tout qu’on ne parviendra jamais à contourner les frontières de la mort
et de la différence des sexes. Est-ce qu’on peut devenir homme ou femme,
indifféremment ? Lesbienne alors qu’on était hétérosexuelle ? Ressembler
à une jeune femme alors qu’on approche de la cinquantaine ?
Toutes ces considérations prosaïques et bien tranchées nous fournissent en
général suffisamment d’arguments pour décider de ne rien faire et rester comme
on était.
C’est d’autant plus facile que la nouvelle morale contemporaine prescrit
l’intégrité, la fidélité à soi-même. Ceux qui veulent changer, on les condamne
sévèrement. Il n’est qu’à considérer par exemple les propos odieux qui ont été
tenus récemment sur les femmes qui se sont fait refaire les seins : de
pauvres débiles, complètement aliénées. On s’assume, comme on dit.
Et puis faire de sa vie une œuvre d’art à la Nietzsche, ça fait vraiment rigoler
sauf les adolescents attardés. Alors les mouvements de grandeur et décadence, on
en a peur.
Mais en fait, ce qui nous bloque dans nos désirs de changement, c’est qu’on
en a le plus souvent une vision trop radicale, un retournement complet. C’est
sans doute parce qu’on croit que notre individualité est taillée d’un bloc, sans
puits ni aspérités. Ca, c’est la vision moderne des choses, à la Michel Onfray,
toute entière transparente.
Mais on sait bien, au fond de nous, qu’on est multiples. Notre identité,
comme le disait Pierre Klossowski, c’est un agrégat provisoire d’impulsions qui
se combattent avec des prises de pouvoir et assujettissements. C’est comme ça
que grouillent en nous plein de désirs minoritaires, de pulsions inavouées qui
ne cherchent qu’à émerger. Il y a un peu d’homme, de femme, de saint, de fou,
de criminel, d’animal en chacun de nous.
C’est à nous de faire vivre ces impulsions, à nous donc de saisir parfois
notre chance, de nous offrir, de temps en temps, d’autres scénarios pour
endosser de nouvelles peaux. Il ne s’agit pas de devenir, tout à coup,
quelqu’un de complètement autre (vagabond, délinquant, prostituée, transsexuel)
mais d’expérimenter ces petits bouts de désir qui nous traversent et qui nous constituent
et aux quels nous renonçons trop souvent, par souci de bienséance.
Ca peut être décider de coucher tout de suite avec cet inconnu même pas
beau dont on vient de croiser le regard, se laisser caresser dans le métro ou
dans un cinéma, devenir lesbienne ou prostituée l’espace d’une nuit, s’offrir
une pipe d’opium, se promener ultra-sexy, la nuit, dans son quartier, rouler à
200 à l’heure au volant de sa BM.
C'est s'offrir régulièrement des appels d'air et chacun a évidemment sa vision des choses. Pour moi, mes métamorphoses, mes changements, c’est avant
tout m’ouvrir au hasard des rencontres, séduire des hommes, des femmes, avoir de
nouvelles expériences érotiques, faire de grands voyages aventureux, apprendre
de nouvelles langues. Mais ce n‘est bien sûr qu’un point de vue de vampire.
Ce qui est important, c'est que chaque changement soit une expérimentation et non pas une forme fixe, définitive, qu'on substituerait à une autre. C'est qu'il soit un jeu, une découverte, un devenir sans terme.
Ce qui est important, c'est que chaque changement soit une expérimentation et non pas une forme fixe, définitive, qu'on substituerait à une autre. C'est qu'il soit un jeu, une découverte, un devenir sans terme.
Tableaux des peintres Alex Colville (Canada) et Eric Fortune (USA).
Photographies de Geoffroy Demarquet et d’Alex Prager
Sur cette question du changement, je renvoie par ailleurs à deux œuvres
japonaises :
-
« Seins et œufs »de Mieko
KAWAKAMI. A quarante ans, Makiko est envahie par l’obsession de
se faire refaire les seins, une lubie que sa fille de douze ans ne supporte
absolument pas.
-
« Guilty of romance » de SONO
SION qui vient de sortir sur les écrans cette semaine. Un film magnifique et
dérangeant : l’érotisme comme révélation.
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