samedi 21 mars 2020

L'élégance des pauvres



J'ai revu, ces derniers jours, le film de Benoït Jacquot : "Journal d'une femme de chambre" d'après le roman d'Octave Mirbeau.

Un film à l'esthétique léchée, avec Léa Seydoux comme actrice principale. Ça m'a tout de suite donné envie de lire le bouquin (paru en 1900) que j'ai dévoré.


Incroyable ! Je me suis complétement identifiée à son héroïne, je me suis reconnue en elle. Qu'est-ce que j'ai de commun, pourtant, avec une simple bonne de la fin du 19 ème siècle (il y avait, à cette époque, plus de 300 000 employées de maison en France) méprisée et humiliée par ses patrons, harcelée par les hommes, entourée de sinistres imbéciles, obligée et finalement prête à tout pour pouvoir survivre ? C'est là l'extraordinaire puissance du roman.


J'ai aussi en mémoire le livre qui a été l'un des plus forts tirages de l'édition française : "L'élégance du hérisson" de Muriel Barbery. On s'est rarement interrogés sur les raisons de l'extraordinaire succès de ce livre. Il s'agit de la concierge d'un immeuble parisien, d'apparence et de comportement caricaturaux. Elle en rajoute même de manière à mieux cacher son jeu. Elle se fait encore plus laide qu'elle n'est, elle se nourrit de cochonneries, elle entretient un chat amorphe et obèse. En réalité, elle passe son temps à lire, elle est une érudite. Elle est infiniment plus cultivée que les bourgeois de son immeuble et elle les domine en quelque sorte parce qu'elle a une connaissance plus approfondie de la vie.


Ou bien, pour parler de mon expérience propre, j'aime bien aller faire mon marché près des Ternes et bavasser avec les commerçants. J'y suis bien connue et j'ai l'impression de me retrouver en Union Soviétique ou en Iran, avec une petite corruption relationnelle généralisée : on m'assure qu'on me réserve, à mon Excellence, les meilleurs morceaux.
Je m'y suis fait plein de copains-copines, tous des petites gens, comme on dit, mais, mais...on rencontre souvent des "spécimens" étonnants. Mon poissonnier chez Daguerre, par exemple, c'est un intello même s'il n'a probablement pas fait d'études. Je parle surtout avec lui bouquins et voyages. Tout son fric, il le consacre à ça, quitte à vivre misérablement par ailleurs. Mais il est intarissable et hyper-compétent aussi sur les poissons et fruits de mer. Pourtant, poissonnier, ça doit être un boulot épouvantable. Je crois que ça me donnerait la nausée, que j'en aurais des cauchemars, sans parler de l'épuisement.


Les gens "humbles" nous donnent souvent des leçons de vie. Ce qui vous fait grand, ce n'est pas votre situation sociale, c'est la manière que vous avez d'affronter les événements, votre destin, la manière dont vous parvenez à transfigurer le prosaïsme de votre existence. On peut ainsi trouver gloire et grandeur même dans les situations les plus humiliantes et les plus abjectes.

C'est l'un des "Credo" de ma vie propre. Je me souviens ainsi qu'Olga Tokarczuk, récent Prix Nobel de littérature, a d'abord été femme de chambre, durant un an, dans des hôtels londoniens. Qui a porté attention à Olga Tokarczuk à cette époque ? Elle n'en éprouve cependant aucune amertume. Moi-même, j'ai une conscience aiguë que c'est par une succession incroyable de hasards que je vis aujourd'hui à Paris 17 ème. Le plus probable était que je végète dans une sinistre banlieue russe ou ukrainienne en vivant de petits trafics. J'aurais sans doute été frustrée mais pas forcément plus malheureuse. Ça explique sans doute beaucoup mon caractère, le sentiment que je donne parfois d'être froide, hautaine, détachée. J'ai appris en fait que le monde extérieur ne devait et ne pouvait pas m'affecter.


L'important en effet, c'est de comprendre que ce ne sont pas les événements ou les situations qui vous définissent, qu'ils n'entament en rien votre individualité. L'important, c'est de parvenir à préserver sa dignité, de ne pas abdiquer sur ce qui nous constitue en notre for intérieur.



Aujourd'hui, on passe son temps à se sentir indigné, offensé; on s'affiche en victime, c'est devenu la posture  habituelle. On rumine son malheur, son infortune, on réchauffe continuellement sa haine, son ressentiment, on en veut au monde entier.



Ce n'est bien sûr pas du tout mon point de vue, ma vision du monde. On doit être capables de passer outre, de transcender son quotidien. Les avanies, les humiliations, j'en ai eu mon lot comme tout le monde mais ça m'a toujours glissé dessus comme sur le dos d'un canard. La colère puis la haine sont mauvaises conseillères. Dans l'abjection, on peut aussi trouver gloire et grandeur.

Être pauvre ne confère aucune vertu pas plus qu'être riche ne vous assigne à une infamie définitive. C'est notre capacité à nous affranchir de ces conditions qui nous rend souverains. "Fugitive parce que reine", c'est le titre d'un beau livre de Violaine Huisman.



































Images principalement de Charles MAURIN (1856-1914). Photographie de Sarah Bernhardt. Le dernier tableau est du peintre autrichien Josef ENGELHART ("Le vent" 1897).

Dans le prolongement de ce post, je recommande tout particulièrement le remarquable livre d'Octave Mirbeau : "Journal d'une femme de chambre" ainsi que "Germinie Lacerteux" des frères Goncourt. Deux points de vue différents : triomphant et victimaire. On découvre un monde révolu, effroyable, celui de la domesticité. Sa disparition constitue sans doute l'un des plus grands bouleversements sociaux du 20 ème siècle.

Au cinéma, outre les films de Luis Bunuel et de Benoït Jacquot, on peut se référer à deux approches contemporaines : le très célèbre "Parasite" de Bong Joon-Ho, mais aussi "Le temps des Seigneurs" de l'allemand Oskar Roehler (2018). C'est, à mes yeux, encore plus fort que "Parasite".

6 commentaires:

Richard a dit…

Bien le bonjour Votre Excellence, Carmilla Le Golem dit la fille de l'est !

Merci pour ce texte qui se savoure.

Rien de moins.

J'ai grandement apprécié.

De par ce monde quoi qu'on en dise, il y a des gens biens comme vous l'écrivez. Les humbles donnent souvent des leçons de vie, et c'est un merveilleux hasard de les rencontrer ou encore de s'en faire des amis. Je reconnais, que sous ce rapport, j'ai été gâté. Que se soit dans une marché, devant une table, sous une tente, il fait bon parler et partager.

Je suis en plénitude lorsque vous écrivez :

« Être pauvre ne confère aucune vertu pas plus qu'être riche ne vous assigne à une infamie définitive. »

Juste cette simple phrase en dit beaucoup, c'est un gros morceau de philosophie.

Bonne fin de dimanche Votre Excellence

Richard St-Laurent

PS : Oui, le titre de (Votre Excellence) vous va bien
parce qu'il possède une note humoristique.

Carmilla Le Golem a dit…

Merci Richard,

C'est une banalité mais je crois en effet qu'on catégorise trop nos interlocuteurs, qu'on les évalue trop à l'aune de leur statut économique et social. Mais c'est aussi tomber dans la démagogie ou le populisme qu'accorder systématiquement un brevet d'honorabilité ou d'infamie à l'un ou l'autre groupe.

Il y a des bandits et des imbéciles aussi bien chez les riches que chez les pauvres. Ce sont ceux qui parviennent à s'affranchir d'un statut, d'une assignation, ceux qui refusent de jouer un rôle imposé, qui sont finalement les plus intéressants, les plus libres.

Sur les marchés parisiens, du moins dans mon quartier (et avant le COVID), les vendeurs interpellent leurs clients en les appelant "M. le directeur" (pour les hommes et même s'ils ne sont bien sûr pas directeurs)ou "ma princesse" pour les femmes (si l'on n'est pas trop âgée). "Excellence", c'est plutôt l'Orient et notamment l'Iran où les règles de politesse sont extrêmement complexes (pratique du "taarof" qui peut donner lieu à beaucoup d'incompréhensions).

Bien à vous,

Carmilla

Richard a dit…

Bonjour Dame Carmilla !

Est-ce qu'on catégorise trop nos interlocuteurs ?
À ce chapitre je trouve qu'il y a une grande différence entre l'Europe et l'Amérique. En Europe c'est très fort cette manière de catégoriser. Vous venez d'un milieu, d'une famille, d'une tradition, d'un métier, ou d'une vocation. En Amérique, peu importe que tu origines du fin fond du Montana, ou du Sud du Texas, ou encore d'un patelin perdu en Saskatchewan, vous pouvez manger à la même table, parler de l'élevage des bovins ou encore d'un médecin qui soigne les indiens dans le nord de l'Ontario.
Ce qui m'importe dans tout cela, c'est la rencontre, de quelle façon les gens se saluent la première fois. Avant de se toucher, de s'embrasser, peu importe ; personnellement je porte une attention particulière aux yeux: je scrute le regard ! Comment les gens se regardent lorsqu'ils s'approchent l'un de l'autre, lorsqu'ils se rencontrent pour la première fois. Ce sont des moments à la fois poignants et intéressants. Poignant, parce qu'on se demandent qui est cet humain qui vient vers moi ? Intéressant, sera-t-il mon ami ou mon ennemi ? Puis, il y a toujours ces petits malins qui ornent leur visage d'un sourire, ça fait mieux passer le regard, ou bien cela camoufle ce qu'on désire cacher. On peut se saluer de loin et se sera très chaleureux, et, se saluer de proche et se sera mortifère. Je porte toujours une très grande importance à la première approche tout en surveillant les yeux. J’essaie d'accrocher le regard, mais des fois il y a des regards qui fuient.
Ce que je pense dans ces moments de premières rencontres. Je me dis que ce type qui est debout devant toi, ne vaut pas plus ni moins que toi, et j'en ai rien à branler que son père soit médecin ou éboueur, ou peut importe qu'il soit riche ou pauvre.
Regardez tous ces chefs d'états, ces présidents, ces premiers ministres présentement qui s'adressent aux nations, ici au Canada nous sommes comblés avec notre Premier Ministre Canadien : Justin Trudeau et notre Premier Ministre Provincial : François Legault. Quotidiennement ces deux personnages importants dans cette crise sanitaire s'adressent à la nation pour dresser un portrait de la situation et donner des directives. Les gens autant que le journalistes n'ont pas pu résister à la tentation de les comparer dans leurs performances quotidiennes; mais personne n'a évoqué leur provenance, leur richesse, leur croyance, peu importe, cela n'avait pas d'importance avant la crise et cela en a encore moins au milieu de la tempête.
Je pourrais m'asseoir avec Legault ou Trudeau dans un (truck stop), manger la même nourriture et parler de la pêche à la truite, de livres, ou bien des courbes de la serveuse, qu'on s'en porterait pas plus mal. Puis quelques jours plus tard devant un proche je dirais : Ouais ! J'ai rencontré Legault dans un truck stop entre Québec et Sept-Îles

Bonne fin de journée Carmilla

Richard St-Laurent

Carmilla Le Golem a dit…

Merci Richard,

Vous n'avez sans doute pas tort dans votre analyse des différences Amérique/Europe. Les Américains semblent en effet plus ouverts, plus égalitaires et il subsiste sans doute en Europe une forme d'esprit aristocratique.

Mais les Européens jugent souvent les attitudes américaines construites, artificielles, insincères.

J'estime cependant que Justin Trudeau (je connais mal Legault)apparaît très sympathique, moderne et convivial. En outre, il faut reconnaître qu'effectivement un particulier lambda ne peut pas approcher un homme politique européen.

En France, la hiérarchie sociale m'apparaît forte et elle repose principalement sur la profession et les diplômes. Ça ne m'apparaît pas totalement inique mais il y a maintenant une haine des "technocrates". Et puis, je dois l'avouer : dans mon propre travail, je suis plutôt froide et distante et je ne mélange surtout pas le professionnel et le personnel. Ce n'était peut-être pas ma vision initiale (j'aurais préféré être une copine) mais je me suis vite rendu compte qu'une autre attitude n'était pas possible et ne serait pas comprise : on attend de moi, de toute manière, que j'exerce une hiérarchie.

Les choses varient cependant beaucoup selon les pays. J'apprécie beaucoup, en France, le grand respect de la vie privée (qui peut être perçu comme de l'indifférence). On est beaucoup plus intrusifs ailleurs (Allemagne, Suisse et, sous une autre forme, pays slaves). On peut parler aussi de la Russie : dans l'espace public, les gens sont souvent odieux et ne sourient jamais (ça fait benêt, pense-t-on); en privé, c'est différent.

Bien à vous,

Carmilla

Richard a dit…

Bonjour madame Carmilla !
C'était dans mon intention de souligner ce trait aristocratique dans mon dernier commentaire, mais comme d'habitude, je me suis dispersé dans mes histoires. Je me souviens de mon premier voyage en France, j'avais immédiatement remarqué la chose, surtout en fréquentant les marchés dans les rues. Les gens étaient chaleureux avec moi. Après avoir prononcé quelques mots, les gens disaient : HA ! Un Québécois. Cela m'a rappelé des bons souvenirs lorsque vous avez évoquez votre poissonnier. Par contre, lorsque quelqu'un est en pouvoir d'autorité, il tente souvent de vous écraser par ses connaissances, que dire son complexe de supériorité. Personnellement, je me retrouve très bien avec les Bretons et les Normands, il en va de même avec les Belges.
Les Européens peuvent bien nous juger, ce qui ne les empêche pas de nous envier. Notre attitude serait construite ? Je sais, c'est purement américain, autant pour les Québécois que pour les Canadiens anglophones et les Américains. Ici, il est très facile d'établir des contacts, comme on dit en québécois : briser la glace.
La première fois que j'ai lu le mot lambda j'ai été surpris, cela m'a pris un bout de temps avant de comprendre qu'il s'agissait d'un vocable pour désigner les gens ordinaires. J'avoue que je trouve l'expression (lambda) péjorative, voire méprisante. Est-ce que j'ai raison ?
Tant qu'à nos Premiers Ministres, vous pouvez aller sur youtube pour retrouver les conférences de presse que donne François Legault quotidiennement. Il y a une très grande différence entre Justin Trudeau notre Premier Ministre Fédéral et François Legault. J'y reviendrai parce que cela mérite une réflexion plus approfondie.
Quoi qu'on en dise et quoi qu'on en pense, surtout de l'extérieur, les républicains français aiment bien exercer l'autorité mais ils détestent la subir et dans ce pays de cocagnes c'est remarquable. Un autre trait aristocratique ?
Je connais mal les Russes. Les quelques fois que j'en ai rencontré ils nous offraient des bouteilles de vodka en échange de nos jeans. Échanges qui se déroulaient par signes. J'ai été chaleureusement accueilli en Suisse, en Allemagne, et en Belgique, pourtant plusieurs m'avaient mentionné que c'était des peuples froids. En Allemagne, j'ai même été surpris, jusqu'à partager mon tabac à pipe avec celui d'un allemand. Vraiment voyager vous donne une autre vision du monde.
Merci de vos commentaires
Bonne fin de journée

Richard St-Laurent

Carmilla Le Golem a dit…

Merci Richard,

Il est souvent caricatural de décrire les mentalités d'un pays, de raconter les Français sont comme ci et les Allemands comme ça. Ça confine souvent à la xénophobie.

Malgré tout, les différences culturelles, ça existe et c'est profondément ancré, j'en sais quelque chose.

Soi-même, on a souvent tendance à penser qu'on n'est pas concerné, qu'on est au dessus de ça. Mais dès qu'on se trouve dans un pays étranger, on se sent tout à coup Français, Russe, Anglais.... On éprouve qu'on ne réagit pas tout à fait de la même manière, qu'on regarde différemment les choses. C'est particulièrement marqué quand on est une femme parce qu'on n'est pas du tout considérées de la même manière selon les pays.

Mais c'est malgré tout surmontable. J'ai tendance à penser qu'il est toujours préférable de se concentrer sur les qualités d'un peuple plutôt que sur ce que nous percevons comme des défauts.

L'esprit hiérarchique, aristocratique, il demeure fort, c'est vrai, mais est-ce qu'il n'est pas universel et ne revêt pas simplement différentes formes selon les pays ? L'argent, le métier, les diplômes, la naissance, etc... ?

Quant à l'expression "citoyen lambda", elle n'est pas, sauf erreur de ma part, méprisante. C'est un peu l'équivalent de M. Tout le Monde.

Bien à vous,

Carmilla