samedi 15 juin 2024

De la mémoire: hypermnésie et Korsakoff

 

Comme à peu près tout le monde, j'ai mes petites bizarreries.  Parmi les plus marquées, je suis ainsi capable de me remémorer, sans effort, quasiment tous les jours de ma vie personnelle (il y a 10 ans, il y a 20 ans, etc....) jusqu'à un moment précis de mon enfance.



Demandez moi ce que je faisais à telle date, où j'étais, avec qui j'étais, de quoi nous avons parlé, aucun problème, je retrouve ça rapidement. 

Ou bien, si quelqu'un me recontacte vingt ans après, c'est, pour moi, comme si on s'était quittés hier.


Ca s'appelle de l'hypermnésie, une mémoire personnelle dans laquelle quasiment rien ne s'efface. Avant que ça ne me soit diagnostiqué, je n'y prêtais pas attention parce que j'étais persuadée que tout le monde était comme moi. Je m'étonnais même: "Comment est-il possible que tu aies oublié ça ? Bien sûr qu'on était à Kosice le 23 septembre il y a 15 ans, puis à Levoca, puis à Zilina, puis à Walbrzych, puis à Dresden et on a terminé à Meissen. C'est tout récent." Je suis une grande spécialiste du temps et des dates.


Mais je le précise, l'hypermnésie, ça n'a rien à voir avec l'intelligence ou les capacités de mémorisation. En ce qui concerne la mémoire au sens traditionnel du mot, je ne pense pas être plus douée qu'un autre. Ma mère était par exemple capable de retenir des listes invraisemblables de noms, du style toutes les lignes et toutes les stations de tous les grands métros européens. Cela, je ne pense pas en être capable.


La mémoire hypermnésique, c'est une mémoire simplement autobiographique, surtout affective, sensorielle. Il ne s'agit que de souvenirs individuels, principalement des images visuelles, qui envahissent continuellement et de manière incontrôlée (sans sélection) mon cerveau. A ces images est associée une intensité émotionnelle.



Ca offre quelques avantages: comme je me souviens d'à peu près tout,  je ne m'embête pas à prendre des notes, à avoir un agenda, à tenir un Journal ou à constituer des dossiers. Je fais du zéro paperasse. C'est comme si je photographiais tout et que tout se retrouvait dans ma tête, chronologiquement classé. C'est aussi simple que ça mais ça fait qu'il est sans doute difficile de travailler avec moi: je déprime les secrétariats parce que mes classements par dates, il n'y a que moi qui puisse m'y retrouver. 


Et puis, ça donne quelquefois lieu à des incompréhensions relationnelles: on peut me juger désinvolte et je-m'en-foutiste ou alors pleine d'assurance et arrogante.


Mais sachez du moins, chers lecteurs, que je me souviens de tous vos messages et mails et de la date à la quelle vous me les avez adressés. Ca ne se perd donc pas aussitôt dans le sable de l'oubli.


Mais ça a aussi de nombreux inconvénients. Beaucoup d'hypermnésiques se sentent oppressés, angoissés, par ce flot débordant de souvenirs, même les plus insignifiants. Pourquoi je retiens ces bêtises là ? C'est ridicule et ça ne me sert à rien, je me dis souvent. L'hypermnésie, c'est, en fait, un don et une malédiction.

Ca devient surtout encombrant. On comprend vite que pour avoir une existence sereine, la mémoire doit savoir sélectionner et, surtout, effacer. Ne rien oublier, c'est terrible parce que ce ne sont pas seulement les événements heureux qui ressurgissent mais surtout tous les malheurs, petits et grands, et toutes les blessures, humiliations et vexations, subies. Toutes les agressions verbales et physiques, les embêtements, les contrariétés, je ne cesse de les ruminer, même 20 ans après. Comme rien n'est effacé, c'est, en fait, plus difficile de pardonner et il faut donc faire grand effort pour ne pas devenir rancunière.



Peut-être que les gens qui souffrent moins du poids de la mémoire (parce qu'elle est mauvaise ou qu'ils la perdent avec l'âge) sont plus heureux, plus insouciants. Ils oublient les blessures subies et ont donc moins de raisons d'en vouloir aux autres et au monde. Mais ça n'est pas sûr: il semble que ceux qui débutent une maladie d'Alzheimer vivent, initialement, une terrible période d'angoisse.



Dans ce registre de la perte de mémoire, je me suis intéressée au syndrome de Korsakoff. Korsakoff, c'était un neurologue russe (1854-1900) qui vivait dans une petite ville de province, à 250 kms à l'est de Moscou. Il a étudié l'étrange phénomène de la disparition, à partir d'un événement traumatique, de la mémoire immédiate chez certaines personnes (principalement chez les grands alcooliques mais pas seulement). C'est au point que ces malades peuvent lire un article de journal, assister à un spectacle, en en oubliant aussitôt le début.

Je me disais que les "Korsakoffs", c'était un peu mon négatif: l'absence, le vide, plutôt que le trop plein de mémoire. Mais ce n'est pas ça non plus. Le plus curieux, c'est, en effet, que ces "Korsakoffs" compensent généralement la vacuité éprouvée par une grande prolifération imaginaire.  Ils ne cessent de s'inventer des destins et aventures. C'est leur façon de se délivrer du grand "trou noir" qui les habite. C'est au point que ce grand "trou noir", il les ronge, certes, mais ils se dépêchent de s'en délivrer par la fabulation.

Les "Korsakoffs" démontrent, en fait, que l'identité de chaque individu se construit d'abord à partir de sa mémoire et de l'imaginaire qui s'y attache. Privés de ça, on n'est plus rien.


Notre humanité, ce qui rend chacun de nous singulier, c'est d'abord notre mémoire et tout ce qu'on brode autour d'elle. Et il y a autant de mémoires qu'il y a d'individus. A preuve: on n'est jamais capables de s'entendre sur la description d'un événement. On ne voit jamais les mêmes choses et chacun projette son affectivité sur le réel. Tout est affaire de perspective, de point de vue.


Il est à cet égard significatif que les deux plus grands explorateurs de la "psyché" humaine, Marcel Proust et Sigmund Freud, aient consacré leur œuvre à la mémoire et aux souvenirs qui viennent s'inviter à la surface de notre conscience. J'aime, en particulier, beaucoup cette idée de Freud ("Malaise dans la civilisation") : "Rien dans la vie psychique ne peut se perdre, rien ne disparaît de ce qui s'est formé, tout est conservé d'une façon quelconque et peut reparaître dans certaines circonstances favorables."

J'ai déjà dit l'intérêt que je portai aux animaux. Les chiens, en particulier, me fascinent. Ils ont l'air toujours heureux, porteurs d'une allégresse perpétuelle, une espèce de Joie à la Spinoza. Peut-être parce qu'ils vivent dans une complète immédiateté, quasiment sans souvenirs et, évidemment, sans projets.



Mais est-ce qu'on peut rêver de ça, d'une vie consacrée à la joie ? La joie, ça devient vite profondément ennuyeux. Est-ce qu'il n'est pas préférable d'être aiguillonnés par l'angoisse, la peur de la séparation et de la Mort fichées au cœur ? 

Images de Max KLINGER, Anna et Elena BALBUSSO, Mikhaïl ZABRODZKY, Rebecka TOLLENS, BASSANO, Paul DELVAUX

Je recommande :

- Douwe DRAISMA: "Quand l'esprit s'égare". C'est paru en septembre 2014 mais je crois que c'est encore facile à trouver. Ce bouquin retrace l'histoire des grands découvreurs des maladies neurologiques: Alzheimer, Parkinson, Asperger, Korsakoff. On y découvre une foule d'histoires fascinantes.

- Didier BLONDE: "Oslo de mémoire". Un livre récent et magnifique. Comment une lettre récemment reçue ravive les souvenirs du narrateur et le replonge dans un voyage effectué en Norvège il y a 40 ans. Vertigineux. Didier Blonde fait partie de ces écrivains français discrets mais très originaux, diffusant une petite musque attachante. Lisez aussi: "Leilah Mahi 1932" et "L'inconnue de la Seine".

- Eric FOTTORINO : "Korsakov". C'est, je crois, le seul roman consacré à ce syndrome. Il a 20 ans mais j'ai pu le trouver. Je ne lai lu qu'en diagonale mais il me semble juste et intelligent.


Quant à l'hypermnésie, je précise que ce n'est pas une maladie. On s'accommode bien de vivre avec ça. Je ne connais donc pas d'études scientifiques qui lui soient consacrées. Ca a inspiré quelques œuvres littéraires ou artistiques: Pierre Péju ("La petite Chartreuse", Francis Ford Coppola ("l'homme sans âge"), Enki Bilal ("Le monstre"). Parmi les personnalités hypermnésiques, on peut citer: Isabelle Carré, Jean-Marc Roberts, Eduard Limonov, Nicolas Tesla.


Et pour compléter ces lectures, je recommande 2 films :


- "Memory" de Michel FRANCO. Saul est un "korsakoff" et Sylvia est hantée par un traumatisme sexuel. Ils se sont croisés (rencontrés ?) quand ils étaient étudiants. On pourrait craindre le pire avec la désignation évidente d'un bourreau et d'une victime. La subtilité du film est justement de ne jamais trancher et d'entretenir l'indécision.

- "La morsure" de Romain de Saint-Blanquat. Se souvenir, quand on est adulte, de son passé de jeune fille. Il s'agit, en l'occurrence, d'une province française en 1967. La vie est sinistre dans un pensionnat de bonnes sœurs mais on est d'autant plus révoltées.  Et on est travaillées par deux choses: les garçons et la Mort. J'ai adoré.


21 commentaires:

Richard a dit…

Bonjour Carmilla.

Là vous me faite un grand plaisir Carmilla, celui d’évoquer la mémoire, d’un moins ce que l’on croit une certaine forme de mémoire, parce que comme vous le soulignez, les mémoires sont multiples, différentes, affectées par maintes facteurs qui souvent ne dépendent pas de notre volonté, n’en déplaise, n’ont rien à voir avec l’intelligence. Mais, au fait, c’est quoi l’intelligence? C’est toujours difficile de la qualifier, et encore plus difficile de la quantifier, dans ce monde où nous voulons tout quantifier, où nous sommes en train de faire une notion morale des chiffres et des poids et mesures. L’intelligence, on en conviendra, c’est beaucoup plus que d’apprendre des textes par cœur, et se livrer à des progressions mathématiques. L’intelligence, c’est un outil multiple, toujours en progression, qui progresse sur lui-même. C’est ce qui me fascine.

Je suis toujours fasciné par les personnes que je rencontre pour une première fois. Les premières questions que je me pose : Comment il pense? De quelle manière il élabore une pensée, un raisonnement? Est-ce que c’est une personne imaginative? Dans quelle univers mental vit-elle? La première impression, n’est jamais totalement la bonne, ou tout à fait juste, sans compter les fois que je me retrouve à côté de mes bottines. Le dernier n’est pas un idiot; et le premier n’est pas toujours le génie qu’il laisse voir.

Je ne me suis jamais intéressée à l’Hypermnésie. Je savais que cela existait, peut-être comme vous le dites, que ça n’a rien à voir avec l’intelligence et la mémorisation. Je suis plus du côté des formes d’apprentissages, des cheminements, de comment nous pouvons concevoir un apprentissage. Mais ont fini par se retrouver, même si on emprunte des cheminements différents. Pourquoi avons-nous des facilités dans certains domaines, et pas dans d’autres disciplines?

Effectivement, les souvenirs surgissent souvent en moi et c’est involontaire et irrésistible, incontournable, et surtout sans effort. Comment il se fait que tu penses à ce moment exacte de ton enfance? J’ai souvent la réflexion, qu’il y a longtemps que ce souvenir n’était pas remonté en moi. Il se dégage, dans ces instants-là, une grande satisfaction. Des fois, c’est même une première.

Grand merci Carmilla

Richard St-Laurent

Carmilla Le Golem a dit…

Merci Richard,

Je crois que c'est ça, en effet.

Si les règles de construction de la pensée humaine (qui passent d'abord par le langage) sont identiques, il n'en va pas de même des formes de la mémoire.

Celles-ci sont surtout, me semble-t-il, plus ou moins sélectives. Chacun de nous (selon Freud) enregistre tout mais en refoule une plus ou moins grande partie. Deux personnes, confrontées à un même événement, n'ont pas du tout le même souvenir conscient et ne le décrivent jamais de la même manière manière. On peut parvenir, en revanche à s'accorder sur un problème intellectuel.

C'est ce qui fait la richesse et la diversité de l'imaginaire chez les hommes. Sans cela, on serait tous les mêmes et on n'aurait pas besoin d'écrire de romans qui cherchent à recomposer notre vécu.

Une question enfin: qu'est-ce qui est préférable dans la vie ? Avoir trop ou pas assez de mémoire vive, consciente ? Si on n'en a pas assez, on compense. Si on en a trop, on peut se sentir oppressés.

Bien à vous,

Carmilla

Paul a dit…

Bonjour Carmilla, de façon réflexive, n'en avez-vous pas déjà parlé dans ces lignes de blog (et quel jour:) ? Il me semble avoir choisi de vous écrire par saisons lacunaires pour ce motif, cette impression : voilà quelqu'un qui ne semble pas changer de thème ou d'identité et qui semble se souvenir à la perfection - puisque vous en auriez déjà causé un jour. J'écris donc ici à une hypermnésique par une interface de Korsakoff (si je sors de cette fenêtre de publication de commentaires pour vérifier une orthographe une donnée une logique je le perds, il faut le refaire, je crois me répéter chaque fois ici n'est-ce pas tuant de radotages). La, ou le Korsakoff, ça serait le brut de fonderie. L'hypermnésique, le motif fractal ou les soieries compliquées (merci pour les images). En réalité rien ne les oppose devant l'intelligence ou l'anxiété, et vous l'avez expliqué. Michel de Montaigne vous dirait que pour le bon jugement il vaut mieux l'intuition donc du Korsakoff, et Blaise Pascal vous parlerait de l'angoisse de la mort, des divertissements devant elle dont vous avez tous les détails bons ou mauvais dans le reflet de votre mémoire. Vous écrivez "jusqu'à un moment précis de mon enfance", et je vois là comme un reflet, pas comme la vérité, notre mémoire-avant-mémoire n'est-elle pas propriété ou construction de nos parents ? Une photo ne construit-elle pas tout au prétexte que nous sommes dessus et que nous croyons de fait nous souvenir l'avoir vécue ? Notre mémoire ne peut-elle pas fabriquer, se fabriquer, être produites ou suggérées (fabulation chez les Korsakoff, mais pas seulement à mon sens) ? Tout cela n'est que point de vue ou science pure. Tout ce qui est certain ici est que l'hypermnésie donne de la confiance en soi dans les grands débuts de la vie, puis, cette saturation vous porte au doute (Descartes why not). Mais je n'aime pas Descartes. Montaigne doutait déjà bien avant lui, au sens primal ; l'animal que vous citez. Que sommes-nous alors anxieux, joyeux ? Que vaut-il mieux que nous soyons ? Je crois qu'il faut tenir la balance, l'angoisse de la mort et la joie ne s'intervertissent-elles pas selon les trop pleins et les opposés, ne sont-elles pas égales pour le seul but vivace de forniquer

Richard a dit…

Bonjour Carmilla

Carmilla vous poser une grande question complexe. Oui, la mémoire, nous aimerions tous avoir beaucoup de mémoire, surtout à la petite école, où les premiers de classe semblaient disposer d’une mémoire formidable. Ils faisaient tout sans effort. Dans ces circonstances, il y a de quoi, nourrir l’envie lorsqu’on est continuellement rabaissé, humilié, rejeté. Ce qu’on ignore à cette époque, c’est que tout n’est pas joué, enfin que tout n’est jamais totalement joué.

Certes, celui qui pense être défavorisé par son manque de mémoire, compense comme vous dites, cela c’est le propre de l’humain, à l’image du sportif qui aime son sport, mais donc les performances laissent à désirer. Qu’est-ce qu’il va faire? Il va compenser. Qu’on s’entende bien, compenser ce n’est pas régler un problème, c’est remplacer par autre chose. Par contre ce cheminement va vous faire passer là où jamais vous n’aviez imaginer passer. Et, c’est là que ça commence à être intéressant. Dans ces circonstances le travail peut-être une compensation, mais sans oublier une dépense folle d’énergie, qui peut vous conduire jusqu’à la maladie mentale. Le travail n’est pas toujours une vertu, contrairement à ce qu’on tente de nous faire croire, ça n’assure pas toujours la réussite ou la victoire.

D’autre part, il faut se pencher sur l’autre versant de la montagne. Ici, nous employons cette expression : (Trop, c’est comme pas assez). Autrement dit, ce n’est pas le meilleur. Vous avez employez le mot oppressé comme dans le sens d’être esclave de sa mémoire, de toute façon nous n’en avons pas toujours la maîtrise, cette fameuse faculté qui ne cesse de nous jouer des tours. Le fameux mot sur le bout de la langue qu’on n’arrive pas à prononcer en est un exemple. En quelque sorte, nous sommes aveuglés par ceux qui affichent une mémoire exceptionnelle. Jusqu’à ceux-ci constatent que la mémoire ce n’est pas l’intelligence. Qu’il faut plus que la mémoire pour réussir. Une bonne mémoire ce n’est pas une assurance pour l’avenir. C’est un outil. Sans oublier que vous allez être marqué pour la vie, et sans doute poussé à faire des études sous influences en étant projeté dans une direction que vous n’aurez pas choisie.

Ne dit-on pas de nous méfier de sa mémoire, surtout lorsqu’on a la mémoire facile, ce qui peut provoquer une surconfiance. Propos qu’on nous répétaient constamment lorsque j’étais étudiant-pilote. Ne pas se fier seulement à sa mémoire. Surtout pas à sa mémoire immédiate, celle qu’on sert à tous les jours, qui n’est pas d’une fiabilité à toute épreuve, qui est très éphémère. Ce qui vous évitera de décoller sur un réservoir vide, où d’atterrir sur une piste en asphalte les skis baissés.

Cependant, il ne faut pas refuser ce qui surgit de sa mémoire, pour une fois, je suis d’accord avec Freud, tout est enfoui au coeur de nous-mêmes, prêt à exploser immédiatement. Nous ignorons ce qui déclenche ce rappel d’ascenseur, mais il peut être très gratifiant.

Merci Carmilla et bonne fin de journée

Richard St-Laurent

Carmilla Le Golem a dit…

Merci Paul,

Il est vrai que je reprends parfois certains éléments de mes posts mais c'est pour leur donner une nouvelle extension.

J'ai ainsi déjà parlé de ma mémoire le 15 juillet 2012 et le 7 novembre 2020 mais pas comme un élément essentiel et sans évoquer l'hypermnésie.

Mais je le répète, l'hypermnésie, ça diffère de la mémoire traditionnelle. C'est un peu une mémoire proustienne faite d'images, sensations, impressions. Et c'est surtout une grande capacité à se repérer dans le temps.

Ca donne probablement, en effet, une certaine assurance, voire arrogance. Ca me permet aussi de me passer largement des prothèses technologiques actuelles: agendas, calculatrices, GPS etc... Je suis convaincue qu'on se sent plus libre et plus efficace quand on parvient à s'en passer. Mais je me rends compte aussi que ça énerve parfois les autres et qu'on veut me faire rentrer dans le rang.

Mais ça a aussi beaucoup d'inconvénients. On a souvent l'impression de trop s'encombrer la mémoire et de trop ruminer les blessures de la vie. Ca peut rendre dur et rigide.

Et puis, quelle est la véritable exactitude de ces souvenirs qui nous hantent ?. La mémoire, consciente et inconsciente, construit bien nos identités. Mais est-ce que nos souvenirs ne sont pas largement fabriqués ? Le réel, on l'interprète toujours. Une simple photo ouvre ainsi, pour chacun de nous, des abîmes de réflexion.

Et c'est vrai que le Korsakoff et l'hypermnésique ne sont pas, de ce point de vue, si éloignés que ça. Le premier refoule tout et le second presque rien.

Bien à vous,

Carmilla

Carmilla Le Golem a dit…

Bonjour Richard,

Ma piscine va bientôt ouvrir et je dois m'y précipiter.

Je vous répondrai donc demain matin.

Bien à vous,

Carmilla

Richard a dit…

Bonjour Carmilla

Moi, je n’ai même pas besoin de me précipiter, j’ai juste à ouvrir ma porte, faire quelques pas, et plouf dans la rivière. Il y a des avantages à vivre dans la nature.

« Mais est-ce qu'on peut rêver de ça, d'une vie consacrée à la joie ? La joie, ça devient vite profondément ennuyeux. Est-ce qu'il n'est pas préférable d'être aiguillonnés par l'angoisse, la peur de la séparation et de la Mort fichées au cœur ? » Quelle conclusion Carmilla!

Il appert, que la joie peut devenir ennuyeuse, mais l’angoisse peut être mortel! Ça ne doit pas être très intéressant de vivre dans l’angoisse continuellement. Pour certains, cela devient tellement angoissant, qu’ils choisissent le suicide. Heureusement que ce n’est pas tout le monde qui passent à l’acte.

Je remarque que l’expression, (angoisse) revient souvent dans vos textes. Je vais finir par croire que vous êtes une grande angoissée! La joie ne s’impose pas, mais l’angoisse peut vous coller au corps pour la vie entière. Est-ce que sans angoisse nous sommes rien? Je pense qu’on n’attire pas la joie avec l’angoisse. Est-ce que le bien arrive par le mal, et ainsi, le rend utile? (Petit retour à Leibniz ). La grande utilitaire : l’angoisse!

Il y en a qui s’ennuie partout, alors ils cultivent leurs angoisses pour traîner un poids pendant toute leur existence.

Lorsque la joie se présente dans ma vie, je fais exactement comme le chien qui saute sur un os, après essayez de me l’enlever. Essayer d’enlever l’os au chien, chose à ne pas faire parce que vous aller vous faire mordre. Essayer d’enlever ma joie…

L’angoisse, la peur de la séparation et la mort fichées au coeur? C’est tout à fait normal. C’est la vie! J’ai passé ma jeunesse avec des catholiques qui avait une peur bleue de l’enfer. Tout ce qu’on entendait parler, c’était les flammes du feu éternelle. C’était à devenir carrément fou. Il en était ainsi pour certains pilotes qui crevaient littéralement de peur avec leur angoisse du feu en vol. C’est ainsi qu’on devient sa propre victime, son propre tortionnaire. J’ai vécu avec des personnes qui étaient tellement angoissées qu’elles ont fini par faire des dépressions, ce qui les a amené sur le bord du suicide. C’est ainsi qu’on entretient ce genre de « victimisation » dans nos sociétés contemporaines, ce que ne manque pas de souligner Pascal Bruckner, qui s’est exprimé au sujet de cette mode de la victimisation dans son livre : Je souffre donc je suis. Deux chapitres entre autre : Les concurrences victimaires. Nous sommes tellement angoissées dans nos sociétés, qu’on demande qu’une seule chose, devenir une victime. Et l’autre chapitre s’intitule : Comment vivre avec nos blessures.

François Azouvi dans son essais : Du héros à la victime : la métamorphose contemporaine du sacré, va plus loin. Nous serions tous des victimes parce que nous avons délaissé nos figures spirituelles, comme l’abandon de nos religions. On a remplacer le Christ par la victime.

Richard a dit…

François Azouvi pose une question essentielle, dans le genre de votre conclusion Carmilla :

« Que s’est-il passé, dans la deuxième moité du XXe siècle, pour que s’opère un tel bouleversement anthropologique et que, au régime héroïque d’exemplarité d’immémoriale ascendance, ait succédé une société des victimes? »
François Azouvi
Du héros à la victime : la métamorphose contemporaine du sacré.
Page 215

Étions-nous assez angoissés pour délaisser notre joie, notre plénitude? Je devrai aussi l’écrire ainsi, puisque ce n’est pas terminé : Sommes-nous si angoissés qu’on ne sait plus reconnaître notre joie? Ce qui est étrange, si je lis bien, si je regarde autour de moi; nous aurions plus de mal avec notre joie, qu’avec notre angoisse. Ça suinte dans les ouvrages de Bruckner et d’Azouvi. Ça coule sur les murs! Sur le fond ce n’est pas l’angoisse que nous avons besoin, mais de notre joie, de notre très grande joie.

Qui sait, dans nos pays démocratiques, nous avons peut-être besoin d’un électro-choc comme Macron vient d’en donner un à la France?

Où est passé notre confiance en nous-mêmes?

Notre courage, nous l’avons égaré où?

Les profondément ennuyeux, se seraient quelque chose comme nous-mêmes. Est-ce à affirmer que les chiens seraient plus en affinités avec la joie? Dans le cas qui nous intéresse ici, les chiens nous dépasseraient? Reconnaissons que ce n’est pas très glorieux pour les humains. Et il faudrait se surprendre de toutes nos addictions?

Chez moi, cela peut arriver n’importe quand, mais plus particulièrement la nuit si je me réveille par exemple pour me rendre aux toilettes. Si mon imagination démarre, ma nuit de sommeil est terminée, les souvenirs remontent, et c’est parti, je suis en pleine forme pour aller pondre quelques pages et je sais que je ne manquerai pas d’inspiration. Effectivement, cela s’est passé ainsi la nuit dernière. Le passé s’est accroché au présent pour valser un tourbillon étourdissant. Je pourrai être angoissé, me tourmenter sur mon insomnie; mais ce n’est pas du tout de l’insomnie, parce que c’est de la joie pure. Les visages défilent, les faits s’installent, les expériences remontent, et je pense que j’ai pris des bonnes décisions, parce que je suis encore vivant. C’est une vrai provocation, une grimace à la mort, tout en étant conscient qu’un jour je ne manquerai pas de tomber; mais tomber un peu plus loin. Et, je m’angoisserais pour tout cela? Je préfère cette plénitude nocturne. C’est mon terrain de jeu. Je tiens à vous rassurer, cela ne se produit pas à toutes les nuits. Habituellement, je me recouche, et je replonge dans mon sommeil lourd. En fait, je n’ai vraiment aucun mérite et encore moins de talent en cette matière, que dire, en cette manière de vivre. J’ai toujours été plus joyeux que mes chiens!

Bonne fin de journée Carmilla

Richard St-Laurent

Carmilla Le Golem a dit…

Merci Richard,

Ma piscine (dans le 8ème) n'est elle-même pas bien loin (juste 10 minutes à pied) et sans doute beaucoup plus chaude (28°) qu'une rivière québecoise au mois de juin. Et surtout une piscine, c'est un lieu de rencontres avec un public, essentiellement, d'habitués. Ca permet de côtoyer plein de gens très différents de soi.

Quant à la mémoire, j'en viens à penser qu'il n'y a pas de gens à bonne ou mauvaise mémoire. En fait, chacun de nous enregistre tout à sa manière. Et l'ensemble de ces impressions est définitivement inscrite (selon Freud) dans notre inconscient. Elles ressurgissent ensuite, de manière fragmentaire et déformée, dans un flux plus ou moins important selon les individus. C'est comme s'il y avait, dans notre psychisme, une espèce de clapet ouvert (l'hypermnésique) ou fermé (le sarkoff).

Mais trop ou pas assez de mémoire, c'est, en effet oppressant, angoissant, dans les deux cas. On peut alors se prendre à rêver de la nuit animale, sans langage et presque sans mémoire (n'en déplaise aux antispécistes).

Mais rien à faire. On est bien des "êtres-pour-la-mort". C'est ce qui fait le tragique de la condition humaine.

Alors vous me demandez si je suis angoissée. Oui bien sûr mais pas au sens où je redoute l'Enfer. Disons que l'angoisse, c'est surtout un moteur pour moi. C'est la peur de ne pas avoir vécu, expérimenté, quelque chose, d'avoir une vie trop bridée, limitée. Bref, la peur de mourir d'ennui. "Ne pas avoir froid aux yeux", j'aime bien cette expression française mais je reconnais qu'elle est difficile à pratiquer.

Bien à vous,

Carmilla

Richard a dit…

Bonjour Carmilla

Comment ne pas souligner vos images qui s’accordent avec vos propos? Elles dégagent un climat d’angoisse, mais pas seulement, car elles sont enrobées de mystères, de doutes entre plusieurs mondes où tous vos personnages semblent s’interroger.

J’aime particulièrement la cinquième image, cette femme assis devant la lune. La lune? Cela pourrait être, sa conscience, l’esprit d’un amant disparu, un grand dérangement de la nuit.

Qu’est-ce qu’elle regarde? Ce regard étrange n’est ni la mémoire, ni l’angoisse, tout juste la froidure avec un soupçon critique d’une remise en question comme si elle était en train de juger l’observateur devant elle. Je ne vois même pas comment elle pourrait amorcer une discussion. Son esprit semble s’accorder parfaitement à son environnement minimaliste, complètement dépourvue avec sa table bancale, sans besoin, sans reconnaissance, mais qui ne ressemble en rien à de la pauvreté. Posséder ne compte plus et ajoute au détachement dans sa plus grande simplicité. Elle est sortie de son passé pour ne plus y retourner. Elle ne tentera pas d’expliquer, elle l’a déjà dépassé. Il est loin derrière elle ce cheminement qui se perd dans l’humidité nocturne. À quoi pense-t-elle devant le message étalé sur la table. Est-ce un ultimatum?

J’aime son dépouillement. Faire avec peu de moyens me plaît. C’est le genre de représentation que je préfère. De quelques éléments disparates émergent l’atmosphère, l’impression, l’imaginaire. Même pas besoin de couleur.

Un rêve impossible, rencontrer cette femme.

Peut-être qu’on aurait quelques sujets d’échanges?

Je pense que je rencontrerais un personnage!

Qui n’a rien à voir avec le papier.

J’aime cette forme d’art en noir et blanc.

Bonne fin de journée Carmilla

Richard St-Laurent

Richard a dit…

La déstabilisation de l’ambiguë.

Ce n’est pas un rire, cela ressemble plus à une amorce de sourires. Qu’est-ce qu’elles regardent à l’unisson dans la même direction, peut-être dans le même état d’esprit? Le sujet n’est pas sur le dessin, il est suggéré, c’est la grande force de la suggestion, nous laisser sur notre faim, nous égarer, pour camoufler une réalité. Sept personnages, peut-être étrangères, peut-être intimes, racolées par les fruits du hasard. Un instant unique de totale présence au moment présent à ne pas déranger. Ce qui n’a rien d’une fête, mais qui n’enlève rien à leur plénitude. Des coups de crayons volontaires pour déjanter l’époque, afin de s’inscrire hors du temps pour marquer l’unique trace de l’étonnement, une façon de salir la représentation. Une manière de marquer pour ne pas oublier, que le quotidien n’est pas toujours fade. Ce qui nous invite à la responsabilité des trous vides que la vie nous invite à remplir. Pourquoi on s’en tiendrait à nos lassitudes bougonnes? Pourquoi regretter une perte? Ce que tu as trouvé par hasard, tu peux le perdre, au pire, il ne te reviendra jamais. L’invitation incontournable se dresse devant vous pour une nouvelle aventure. Ces sept aventurières ouvrent d’autres portes sans fracasser les serrures. C’est une liberté sans clé. Un étonnement perpétuel. Un sentiment de poursuite, de continuation, une offre qui ne se refuse pas. Nous sommes tous les invités dans cette représentation!

Richard St-Laurent

Richard a dit…

La femme au miroir. Ou bien la femme à la fenêtre?

Nous le sentons, cette femme va s’exprimer, elle se prépare à prendre la parole, devant quoi ou qui? Voyons! Devant le vide. Tout en respirant pour chasser sa nervosité, elle tente de faire taire son angoisse. Le regard ne trompe pas, tellement qu’il nous interpelle. Impossible de différencier le miroir de la fenêtre. Rien ne manque, même pas les clous qui dépassent les morceaux de bois. La vie ne tient que par quelques clous mal enfoncés. Elle n’a rien oublié, elle se souvient de tout. Elle regarde ses auditeurs attentifs. Elle se regarde elle-même. Elle va tous nous décrire. Elle n’a plus personne à séduire. Elle va étaler son dépouillement dans ce vieux bâtiments sans titre. Elle sait qu’elle est intemporelle. Les os lui font mal. Son gilet usé la protège mal de l’humidité. Ses souffrances sont raisons. Pourtant, ce n’est pas la tristesse. Plus de temps à perdre dans un autre dépassement. Inutile de chercher le soulagement. Qu’est-ce que nous faisons de nos vies, si ce n’est que de planter notre regard dans les yeux des autres afin de percer leurs mystères? Cependant, elle demeure volontaire pour le prochain coup dur, la prochaine tempête, même si elle n’a personne à convertir. Les gens de son entourage racontent qu’elle était faite pour le malheur; elle pensait, et le pense toujours, qu’elle était né pour la vie. Rien que cela, après avoir quitté l’enseignement, aux variantes des infortunes de l’amour, de la faim, des mains froides, des feux qui refusent de prendre dans son vieux poêle rouillé, nourrit de bois humide arraché à la neige, des pas dans l’hiver qui se riait d’elle, dans toutes ses attentes inutiles, de toutes ses ferveurs usées. Pourtant, droite dans ses bottes, aucune envie de plier, de se laisser aller, de se plaindre, même pas celle de maudire la vie. À quoi peut bien servir les reproches, les plaintes, et les orages caractériels devant les fenêtres aux vitres obstruées par la glace? Tout tient dans son caractère qui ne capitule jamais. Traverser le grands froids, pour aboutir au redoux humides et inconfortables, dans ce pays sans noms, qui revient toujours avec ses poudreries qui vous asphyxient. Où est donc ce bateau ravitailleur dont on est sans nouvelle depuis que la TSF est tombé en panne? Il faudra se contenter de gruau parce que les pommes de terre sont trop vieilles pour être mangées. Ici, le printemps tant espéré n’est même pas une rumeur. On dit dans le pays, qu’à force de se regarder dans les miroirs on finit par les user. Si on se regarde continuellement, est-ce qu’on finit par s’user? Et si on regarde continuellement par la fenêtre est-ce qu’on finit par user le pays? Ce qui m’étonne chez elle, c’est son regard qui ne baisse jamais les yeux. Il n’y a pas de mensonge dans ce regard, il n’y a que la réalité, et la réalité ne ment jamais. C’est ainsi qu’elle fait reculer son angoisse à coups de discours aphones. Personne ne sait dans le pays comment ce miroir est arrivé dans ce pays. Landrienne s’en sert toujours, et elle est en train de l’user.

Bonne fin de journée Carmilla

Richard St-Laurent

Carmilla Le Golem a dit…

Merci Richard,

J'attache de l'importance au choix de mes images et ça me prend quelquefois autant de temps que la rédaction de mes posts.

En outre, je fais attention à ce qu'il n'y ait pas de lien trop évident, trop démonstratif, avec le texte.

Il y en a quand même bien toujours un mais ce lien profond, moi seule le connais. Le choix d'une image, c'est une autre manière d'exprimer qui l'on est avec, peut-être même, davantage de véracité.

Ce qui est essentiel, c'est que chaque image, en général, diffuse une énigme, une interrogation.

C'est à cela que l'on mesure la réussite d'une oeuvre d'Art, son impact intellectuel et émotionnel. Ce qui est simplement joli laisse indifférent. Une oeuvre d'Art doit nous troubler, nous percuter, puis nous hanter.

Qu'elle fasse finalement signe à celui, celle, que nous sommes, qu'elle nous invite à exprimer le déroulement de sa vie, de notre vie. Ce que vous faites en l'occurrence.

Bien à vous,

Carmilla

Richard a dit…

Bonjour Carmilla

La dame en noir.

Elle a poussé la porte, traînant derrière elle tout le froid humide de la ville pour s’asseoir violemment sur le divan dépareillé, sans laisser tomber son manteau, sans abandonner son chapeau, sans se défaire de ses gants, comme si elle allait repartir comme elle était venue, en coup de vent. Son existence était un coup de vent, et elle ne se privait pas pour semer la tempête partout où elle passait. Elle y mettait même une énergie débordante. Faire souffrir était sa spécialité, son œuvre, elle s’y livrait avec application. Les garces pouvaient aller se rhabiller car elle les dominait toutes. Port altier, vindicative même avec un sourire, propos coupants et dévastateurs, mélange d’un froid explosif au venin imparable, toujours vêtue de noir, exclusivement du noir, et surtout pas autre chose, que du noir sans le deuil, parce qu’elle en avait décidé ainsi. Séduction dévastatrice. L’impossible, ne faisait pas partie de son vocabulaire. Elle était ainsi, inutile d’écrire 22 tomes d’anthropologie, encore moins de s’interroger, parce qu’elle s’imaginait que tous les êtres vivants et même les morts étaient comme elle. Le monde était comme elle, mais elle était plus détestable que tout le monde, le tout enveloppé d’indifférence. Elle n’était la maîtresse de personne, elle qui se prenait pour la maîtresse de la vie exclusivement dominatrice. Elle était ainsi, et surtout elle ne voulait pas en démordre. Tenace jusqu’à la passion dans tous les extrêmes possibles. Il ne fallait surtout pas la chercher, le pardon lui était inconnu. Elle qui provoquait les désastres, n’avait jamais connu le désastre.

Pourtant ce matin-là, lorsqu’elle a ouvert ses yeux gris-vert dans le petit matin, contrairement à son habitude où habituellement elle bondissait de son lit, elle a tiré la couverture sur son épaule, et a refermé ses yeux, profitant du confort. Aucune pensée n’occupait son esprit, totalement neutre, pendant que la fenêtre grise la regardait, que les murs suintait l’humidité entre l’automne et l’hiver et qu’elle devrait faire sa toilette matinale à l’eau froide. Ce matin, pas question d’un bain. Pas question de se prélasser. Violemment elle a repoussé ses couvertures et ses pieds ont heurtés le plancher glacial. Après, elle savait que plus rien ne l’arrêterait. Elle a joué du regard devant son miroir pour admirer ses yeux gris-vert dont elle était si fier. Des yeux de serpent dont elle jouait d’une manière tout à fait particulière, qui passait du gris au vert dans des nuances infinies, qui n’avaient jamais connu les larmes.

Elle est demeurée immobile sur le divan, toujours emmitouflée, aussi froide que les murs de cette ville. Elle a fait semblant d’être sur les bords des larmes, ce qui était sa tactique favorite, toujours dans la réaction imprévisible. Une seule question a troublé l’atmosphère de la pièce. « Pourquoi, tu ne m’as pas rappelé? » Mots qui sont tombés comme un jugement sans appel. Elle s’est levé, à regardé bien en face d’elle-même. Elle a craché dessus pour tourner aussi rapidement les talons pour franchir la porte qu’elle a claqué violemment derrière elle.

Quelques minutes plus tard, quelques étages en moins, elle a quitté l’édifice, le sourie aux lèvres.
Richard St-Laurent

Richard a dit…

Jour de souffrance.

Inutile d’évoquer la souffrance, c’est une vieille connaissance opportuniste, lorsqu’elle n’a pas le couteau entre les dents, c’est parce qu’elle vient de l’enfoncer dans votre dos. Cette souffrance-là ne m’intéresse pas. Je préfère le : Jour de souffrance, cette pièce d’architecture, qui laisse passer la lumière, mais pas les détails de que l’on retrouve de l’autre côté de la vitre. Ma vie ressemble souvent à un jour de souffrance où je n’arrive pas à lire les détails, où quelque chose de mystérieux m’échappe, où une atmosphère particulière s’installe, un peu comme ce couple, assis devant la table, où les plats fumes. On dirait le matin, très tôt à l’aube avant que la lumière s’installe définitivement. Les (petits-déjeuners) m’enchantent, c’est mon meilleur moment de la journée. Tout est savoureux tellement que la plénitude s’installe à demeure. C’est qui se couple de campagnards que je n’arrive pas à distinguer, ni à reconnaître, tellement que l’image est brouillée comme dans un : Jour de souffrance? Ce n’est pas un rêve, j’ai déjà vécu cela. Il se pourrait que ce couple soit originaire de l’Abitibi, ou bien de La Normandie, peut importe se sont des nordiques. Il en va ainsi dans ma vie lorsque cela remonte en moi dans le coeur de la nuit, mes rêves jour de souffrance, ténébreux, imprécis, indescriptibles. Une image qui en rappelle une autre. Je suis couché dans un lit, ce doit être un dispensaire, une infirmière vient de vérifier quelque chose près de moi, puis elle retourne dans l’autre pièce qui est séparé par un jour de souffrance. Elle a disparu derrière son jour de souffrance s’occupant de d’autres tâches. Ce rêve m’est resté collé dans la mémoire, soudain j’y pense, que se soit sur la plateau par grand froid, ou bien, à l’ombre sous un feuillu, par une journée caniculaire. Ainsi nos rappelles, nos souvenirs, nos rêves involontaires les yeux fermés se transforment en jour de souffrance, mais ils ne découlent pas automatiquement de nos réalités, parce que des fois, ils sont purement imaginés. J’aime bien ces portes vitrés que l’on retrouve dans les vieux bâtiments de ce verre épais, indestructibles, qui laissent passer la lumière, qui la tamise, et qui joue avec vos impressions, où le personnage derrière la vitre apparaît floue, où vous sentez plus sa présence que vous pouvez le voir. Qui est cette personne? Vous n’en savez rien, et vous savez quoi? Vous n’en saurez pas davantage lorsque la porte s’ouvrira, parce que lorsque le personnage franchira la porte, son mystère demeurera derrière cette porte. J’ai regardé longtemps cette image floue, elle m’interpellait, elle me rappelait tous ces déjeuners innombrables de ma vie, et ce n’était pas des petits déjeuners de parisiens, c’étaient des gros déjeuners de chantiers, de fermes, de travailleurs de force. Rires gras entre des propos disparates où nos rêves de la nuit étaient enroulés dans nos sacs de couchage pour la journée. Reste les moments intimes tout en douceur lorsque ma grand-mère paternelle me donnait des crêpes nappées de sirop d’érable. Juste à y penser l’eau me vient à la bouche. Tout en regardant cette image, je me voyais très bien assis à cette table, avec ce couple, entre les odeurs du thé et du café, du pain grillé, des œufs sur le plat avec des pommes de terre rissolées. Après, les mots pouvaient venir prendre place autour de la table; là où les bœufs sont lents, mais où la terre est patiente. Mais à quoi réfléchissent le bœufs derrières les jours de souffrance?

Bonne fin de journée derrière votre jour de souffrance Carmilla
Richard St-Laurent

Carmilla Le Golem a dit…

Merci Richard pour ce texte dans lequel vous projetez, probablement, un peu de vous-même; à moins qu'il ne faille, au contraire, le lire comme un négatif.

J'en retire une impression de déglingue et de décomposition (un peu comme dans ces illustrations d'Enki Bilal).

Et puis, le portrait énigmatique de cette étrange femme qui se croit dominatrice (mais ne l'est pas). On peut supposer qu'elle exerce sur vous une attraction-répulsion.

Quant à votre réflexion sur la souffrance comme indistinction, brouillage, ténèbres, c'est intéressant.

Mais s'agit-il vraiment de souffrance ? N'est-ce pas plutôt de l'angoisse ? L'angoisse qui déchire chacun de nous, qui s'attache à la condition humaine elle-même. La faille, "la fêlure", c'est ce qui nous caractérise. Là-dessus, il faut lire, relire, Scott Fitzgerald, Herman Melville et Gilles Deleuze.

Bien à vous,

Carmilla

Richard a dit…

Le dos du melon.
Le désir de posséder un chapeau-melon m’habitait depuis toujours, mais à chaque fois que je quittais ma tanière pour la ville, après avoir conclu maintes ententes, et complété mes achats, je revenais sans le fameux chapeau. Comment je pouvais oublier cet achat à chaque fois que je descendais en ville?
À la même époque, circulait en ville comme à la campagne, un être vêtue tout de noir, ce qui lui donnait une physionomie bien sombre, un sérieux qui dépassait l’entendement, et peu importe les conditions météorologiques, il ne se séparait jamais de son long manteau, et de son fameux chapeau-melon. Une autre particularité, je le rencontrais toujours de dos entre chien et loup à l’aube comme au crépuscule. Il circulait sur toute les surfaces, dans toutes les circonstances, même dans les champs fraîchement labourés et ses souliers à boutons demeuraient toujours propres.
Il préférait, les cieux chargés, spectaculaires, les crevasses entre les nuages monstrueux, les clairs-obscurs, les teintes de bleus sombres très faibles après les longs couchés de soleil, ou bien les grosses masses nuageuses d’automne, menaçantes avec leur neige mouillée. Il était là planté en plein milieu des champs, toujours de dos comme un morceau d’éternité, et à chaque fois que j’essayais de le surprendre, surgissait l’imprévue, un voilier de bernaches décollaient bruyamment, une chien qui aboyait très loin ce qui dérangeait ma concentration, ou bien un morceau de quartz attirait mon attention. Lorsque je relevais la tête, je regardais en direction de l’endroit où quelques instants auparavant l’être était, mais Dos de Melon avait disparu . Il déjouait tous mes trucs de chasses, toutes mes ruses, on aurait dit qu’il lisait dans mon esprit. Étais-je si prévisible que cela? Plus que ce mystère s’épaississait, plus je voulais savoir, ça tournait à l‘obsession, et lorsqu’on pénètre dans ce genre d’état mental, nous perdons sur toutes les autres facultés. On devient moins attentif, moins imaginatif . J’ai regardé autour de moi et j’ai retrouvé mon morceau d’améthyste de la grosseur de mon poing, pendant que les bernaches étaient revenues me survoler, et qu’un chien aboyait à nouveau, mais ce n’était pas le même chien. J’ai examiné la pierre avant de la fourrer dans ma poche.
Deux semaines plus tard, alors que j’étais descendu en ville pour me procurer des sacs de ciment, je l’ai aperçu toujours dos à moi. Dos de Melon marchait d’un bon pas. Cette fois ça y était, il ne pourra pas m’échapper, je le tiens. J’ai pressé le pas, mais lui aussi avait augmenté sa cadence. Il a tourné dans une ruelle qui était un cul de sac. Je l’ai suivi pour me retrouver dans une impasse, sans porte, sans fenêtre, juste d’épais murs de briques. Il avait disparu.
L’automne s’est prolongé comme s’il communiait avec l’hiver, le deux saisons faisaient la paire, tous les travaux extérieurs devenaient pénibles. Il ne restait plus que la chasse, entre les giboulées nocturnes, les fontes du lendemain, ce qui rendaient les déplacements à pied pénibles. Je partais tôt le matin, et je revenais au crépuscule. Je n’avais pas revu Dos de Melon depuis mon aventure ratée en ville. Il était là sur le plateau, toujours dos à moi. J’avais une envie folle de l’abattre. J’ai remarqué qu’il y avait un cadavre derrière l’être. Un grand vent s’est levé. Un coup comme j’en avais jamais senti. Dos de Melon a perdu son chapeau, qui s’est élevé dans le ciel. Chic, j’allais avoir un melon gratuit. Je pensais que le vent allait rabattre le chapeau au sol, mais non. Le vent le poussait toujours plus. Il a finalement disparu dans la couche de nuageuse. Mon regard s’est tourné vers Dos de Melon. Il ne restait plus que ses vêtements sur le sol qui étaient en train de fondre comme de la neige et près de ce phénomène une statu antique d’un personnage oublié étendu sur le sol. Le lendemain, je suis retourné avec un tracteur pour au moins récupérer la statu, mais elle aussi avait fondu!

Richard St-Laurent

Richard a dit…

Bonjour Carmilla

Voilà ce que m’ont inspiré vos quelques images. Elles étaient très inspirantes. C’est à moi de vous remercier. Mon univers est peuplé de toutes sortes de genres d’histoires. Aujourd’hui c’était de la pure fiction, sauf pour la pierre d’améthyste, pierre que j’ai découverte dans un champs sur le plateau, ce qui est rare dans notre région où les pierres ne manquent pas. Pierre que j’ai aussi perdue, que je ne retrouve plus. Tout ce qui existe est fait pour être perdu. Qui sait, cette pierre appartenait sans doute à Dos de Melon, mais elle n’a pas fondu. En attendant, j’espère toujours mon chapeau-melon!

Bonne fin de journée Carmilla

Carmilla Le Golem a dit…

Merci Richard pour cette fiction hallucinée.

Il est vrai que le port d'un chapeau a quasiment disparu, aujourd'hui, aussi bien pour les hommes que pour les femmes. Il y a évidemment des raisons pratiques mais il y aurait, sans doute, beaucoup plus à dire sur la signification symbolique de cette disparition.

Il est vrai toutefois que, chez les jeunes hommes, le port, sur le modèle américain, d'une casquette badgée se répand. Mais c'est perçu comme très populaire.

Mais un chapeau-melon, signe d'une distinction un peu désuète, c'est évidemment tout à fait différent. On peut être sûr d'être critiqué-moqué mais aussi redouté. Il émet effectivement un signe inquiétant, ce que met bien en évidence votre texte. J'observe d'ailleurs que vous l'associez à la mort. Je pourrais dire que ça exprime l'angoisse virile mais ce serait vraiment beaucoup trop simple. Il faut se méfier des lectures de "symboles".

Quant à moi, je ne porte évidemment pas de chapeaux mais en hiver, quand un grand froid m'oblige à me couvrir la tête (ce qui est rare à Paris), j'observe que je ne perçois plus le monde de la même manière, un peu comme si j'en étais protégée.

Bien à vous,

Carmilla

Richard a dit…

Une signification symbolique…

Nous en étions où? HA oui! Nous étions partis d’hypermnésie, ignorant tout de la direction à prendre, ne doutant même pas de la nature future de nos propos, pour aboutir aux chapeaux. Quel voyage! Oui une signification symbolique, de laquelle il faudrait se méfier. Mais, j’ai toujours été attiré par les choses dont on disait qu’il fallait que je me méfie. Enfin, j’ai passé ma vie à folâtrer à l’extérieur des clous. Pendant que je relisais votre commentaire, c’est revenu très fort.

C’était en automne. Les feuilles étaient presque toutes tombées. Le vent froid du nord régnait sur la région. C’était un vendredi où le ciel clair avait jeté son ancre. Jour de marché où habituellement j’accompagnais mes parents pour les commissions en ville. C’était ma dernière année de totale liberté avant de me faire enfermer à l’école. Je portais fièrement un ensemble bleu, ni marin, ni pâle, juste un bleu que j’aimais profondément, que ma mère m’avait confectionnée. Ce qui n’avait rien d’exceptionnel, toutes les femmes à cette époque cousaient. J’étais très fier de la casquette que Jeanne m’avait fabriqué. À chaque fois qu’elle sortait cette ensemble, je savais que nous allions faire une sortie. Mes parents faisaient affaire avec une banque face à l’hôtel Magog, tout près de la rivière du même nom qui se jette dans la rivière Saint-François. À cette endroit il faut franchir un pont qui surplombe un canyon pour accéder au centre ville de Sherbrooke, c’est un endroit spectaculaire, attirant, mais dangereux. Le vent nous poussait dans le dos, tandis que Jeanne me tenait par la main et de l’autre retenait son chapeau. Nous nous sommes engagés sur le pont. Je pouvais voir en amont le barrage et la chute d’eau, ce qui me plaisait énormément. Et soudain, comme dans tous ces genres de circonstances, une bourrasque de vent est venue nous bousculer. Le vent s’était emparé de ma calotte. Le temps de la voir franchir le parapet du pont pour disparaître dans le canyon de la rivière Magog. J’avais perdu ma belle calotte bleue. La main de Jeanne a quitté la mienne, me dirigeant vers la rampe pour sauter dans le rivière. Déjà à cette époque, j’en n’étais pas à mes premières frasques. J’ai nettement entendu son cri : « Non! Richard », tout en rattrapant ma main, pour l’écraser dans la sienne. Nous avons traversé le pont sans effort poussé par le vent du nord, moi la tête de côté, cherchant ma calotte les larmes aux yeux, envahi par une déception abyssale. La déception était tellement puissante que je sentais que mon corps allait se désintégrer comme un vieux piquet en métal grugé par la rouille. Une fois de plus, la vie venait de me tordre. Une fois le pont franchi nous avons quitté la rue Dufferin, transité par la rue Frontenac, pour nous engager sur Wellington Nord. Dans l’entré d’un magasin, Jeanne a fini par me lâcher la main. Elle a sorti un mouchoir et a essuyé mon visage et mouché mon nez, en me disant : « T’en fait pas, je vais t’en faire une autre. » Je n’ai jamais oublié cette expérience marqué au burin, gravé dans ma mémoire, qui remonte à la surface. C’est, comme si c’était hier. Jeanne n’a pas remplacé cette casquette, sans doute qu’elle avait trop à faire et quelle comptait sur l’oublie, mais c’était mal me connaître. Ce qui avait été vécu comme une intense déception à l’époque, s’est transformée en célébration de la vie en un beau souvenir. Je n’y ai jamais ajouté une signification symbolique, ni un sens quelconque, encore moins une fatalité. Le plus étrange de l’affaire, c’est lorsque ça me revient, je me sens merveilleusement bien. Si vous passez sur le pont Dufferin un jour, et que vous apercevez un grand homme, appuyé sur le parapet qui examine attentivement la rivière Magog, ne vous méprenez pas, il n’est pas candidat au suicide. Il cherche tout simplement sa calotte!

Merci Carmilla de votre commentaire significatif et symbolique, il n’aura pas été inutile, loin de-là.

Richard St-Laurent

Carmilla Le Golem a dit…

Merci Richard,

Peut-être que ce post a constitué, pour vous, un début de cure thérapeutique.

Ces évocations brumeuses de votre passé sont, à cet égard, intéressantes mais je me garderais bien d'en tirer une quelconque interprétation. C'est à vous de problématiser votre vie : pourquoi en détachez-vous ces éléments ? Sont-ils une expression directe ou retournée de l'élaboration de votre identité ?

Jeanne était-elle votre mère (si oui, pourquoi l'appeler par son prénom?) ? Et puis ce propos consolateur trop évident ("je vais t'en faire un autre").

Il y a aussi ce curieux nom de la rivière Magog et de l'hôtel Magog (en face d'une banque). Ca donne un avant-goût de la fin du monde.

Ce qui est intéressant enfin, c'est que ce soit un souvenir heureux même s'il est associé à une perte définitive. Un psychanalyste de bistrot vous interpréterait ça en 5 minutes mais c'est sans doute beaucoup plus complexe qu'il n'apparaît.

Plus que l'interprétation (qui peut être contre-productive), c'est le questionnement, le dialogue, qui sont déterminants. Ou bien, on peut essayer d'apprendre à lire en soi-même mais c'est plus difficile car il faut savoir éviter toute complaisance. Au total, il ne faut surtout jamais figer les choses en assommant d'un diagnostic.

Bien à vous,

Carmilla