samedi 19 octobre 2024

Le Vide et le Plein














On dit que la Nature a horreur du vide. Et c'est vrai que cette maxime s'applique particulièrement bien à nos sociétés dites "de consommation". Tout y est organisé pour saturer nos besoins, donner assouvissement immédiat à nos désirs.

Le capitalisme, c'est un peu la religion du plein: la Grande Bouffe, le frigo débordant, l'absence de temps morts dans nos vies, l'agenda surbooké, l'activité frénétique, et aussi les addictions diverses (drogues et réseaux sociaux). Le manque, la perte, c'est ce qu'on cherche, à tout prix, à conjurer.  Le champ social, c'est devenu un grand flipper, un vaste champ pulsionnel, impulsionnel. On est tellement débordés de sollicitations qu'on ne trouve plus de temps pour simplement dormir. Glandouiller, ne rien faire, s'ennuyer, c'est proscrit.

 

On vit dans une surexcitation continuelle de la vie. On se doit de ne pas perdre une minute, d'avoir une vie pleine et entière, comme on dit. Mais cette "vie pleine" se révèle, au final, celle de zombies survoltés. C'est à ce point aigu, lancinant, la dague dans votre dos, qu'on se prend à rêver du vide. Faire le vide en soi et autour de soi, ça nous semble la solution pour évacuer tout ce stress.

Mais le vide fait peur: il nous attire, nous fascine et nous angoisse. De manière très concrète, je souffre ainsi terriblement du vertige: dès que je suis à petite hauteur, je dois faire un effort terrible pour me calmer, réfréner mon attirance et mon angoisse. 

Et puis, j'ai fait d'autres expériences traumatisantes du vide. D'abord, la mort de mes proches. C'est vraiment "sidérant". Brutalement, le réel immédiat s'efface, n'existe plus. C'est la Mer qui se retire brusquement de l'horizon d'une plage. On n'a plus aucun désir, plus aucune envie, on est tétanisés, figés. S'extirper de ce vide, sortir de l'entonnoir, c'est très long. Et la grande question qui se pose alors, c'est celle du rapport que l'on peut entretenir avec les fantômes de "ses morts": les accueillir ou essayer de les effacer complétement ?

Ou bien, plus prosaïquement, j'ai fait, cet été, un peu de vide chez moi: je me suis débarrassée de bibelots et de quelques kilos de livres et j'ai revendu tout mon ancien matériel photographique. Je me suis ainsi conformée aux injonctions de ces coachs qui nous incitent à vider nos placards, à jeter sans états d'âme tout ce dont nous n'avons pas besoin. 

Le "minimalisme", c'est ce qui nous aérerait l'esprit, croit-on. Mais les sentiments sont mitigés: c'est une satisfaction de retrouver un peu d'air et d'espace mais c'est aussi un déchirement. Avec le monde, on n'a jamais un rapport entièrement neutre, détaché mais plutôt magique, affectif. 

Aux livres, aux objets, sont ainsi attachés une âme, des souvenirs. Je me revois à l'époque où je lisais tel livre. La nostalgie devient alors si forte qu'il m'arrive alors de racheter un bouquin que je viens de vendre. Quant aux appareils photo, dès que j'ai eu un peu d'argent, j'ai commencé à en acheter. C'est, en effet, à peu près le seul domaine où j'ai eu, sans grandes illusions, une petite ambition artistique.

Et puis, il y a ces objets kitsch offerts par un ancien amoureux. Ou bien ces fringues pas mettables, pas possibles, mais qui révélaient une part cachée de nous-mêmes. "Comment j'ai pu m'habiller comme ça ?", je me dis quelquefois.

Faire le vide, ça n'est donc pas facile. Ca nous effraie comme ces "espaces infinis" de Pascal. En fait, on ne cesse, dans sa vie, de craindre la chute, quelle soit physique (en succombant au vertige), psychique (la dépression) ou sociale (le déclassement, la marginalité). Et que dire aujourd'hui de la peur de l'effondrement climatique ?

Mais cette attitude timorée est paradoxale et contre-productive. Parce qu'aujourd'hui, on est bien plus menacés par le plein, la saturation, que par le vide et le manque. Pourquoi s'attache-t-on, en effet, à blinder nos emplois du temps, à ne s'accorder aucun temps mort, si ce n'est pour éviter de laisser place à la fêlure, la surprise, l'inattendu ?

Il faut savoir faire une place au vide dans nos vies: non pas pour s'y effondrer, y chuter, mais simplement pour le côtoyer et l'apprivoiser. Et c'est en sachant côtoyer le vide que l'on parvient à vivre avec le plus d'intensité.

Le monde plein dans lequel nous vivons est, en fait, issu d'un grand Refoulement: celui de toutes ces forces du Vide qui nous font peur et nous attirent. Les considérer, les prendre en compte, ça permet d'abord de se dépouiller de toute illusion: Non ! le monde n'est pas aimable et gentil et la vie est le théâtre de l'entredéchirement des êtres. On est tous fascinés par l'abîme du Mal.

Pour ce qui me concerne, j'ai une conscience aigue de cette sinistre réalité mais ça me procure paradoxalement une certaine sérénité. Ca me rend plus tolérante, j'accepte mieux mes défauts et ceux des autres. Ce qui ne nous tue pas nous rend plus forts, dit-on.

Et puis, je pense qu'une vie trop ordonnée, trop programmée, tue simplement la vie. On se casse la figure à trop vouloir la réalisation d'un projet, à être incapables de lâcher du lest. Savoir accepter un échec, c'est une grande force.

A contrario, "le vide rend possible la création, le pas de côté, le dépassement de soi. En un mot, il est régénérant et ressourçant". 

Savoir accueillir le vide, lui faire une place et l'affronter, c'est, finalement, le défi lancé à notre modernité. A cet égard, il est significatif  que l'Art contemporain soit largement hanté par une véritable philosophie du vide. le précurseur, en la matière, a évidemment été Edward Hopper. Le relais a été pris par Yves Klein ("la chute") et, plus récemment, par "l'Art pauvre" (Italie, Pologne).

Mais plus généralement, l'Art moderne procède d'une réflexion sur le lien entre la Forme (le Plein) et le Vide. C'est inspiré par l'esthétique japonaise mais aussi par le Taoïsme et le Bouddhisme. "Le non-être (le Vide) est porteur potentiel de toute Forme (le Plein), il est le point de rencontre du virtuel et du devenir".

L'Harmonie du Plein et du Vide (Forme/Espace, Sujet/Fond) devient ainsi la préoccupation majeure de la composition visuelle. Cette recherche d'équilibre permet d'aboutir à une nouvelle perception du monde. Notre regard occidental se focalise trop sur des objets concrets qu'il isole de leur environnement. Finalement, on en vient à privilégier le détail au détriment de l'essentiel (l'espace, le vide).

Apprendre à voir le monde dans sa totalité (un assemblage de plein et de vide), c'est peut-être cela qui peut nous donner une nouvelle respiration.

Images d'Edward HOPPER, Daniel Van de VELDE, Daido MORIYAMA, Yazuaki ONISHI, Yves KLEIN, Giuseppe PENONE, Tadeusz KANTOR, SHITAO

- Ce post a été inspiré par le très intéressant livre de la philosophe/psychanalyste Hélène L'HEUILLET: "Le vide qui est en nous".  Elle est injustement méconnue. Chacun de ses bouquins ("Du voisinage", "Tu haïras ton prochain comme toi-même", "Eloge du retard") ouvre pourtant, sans langage tarabiscoté, des perspectives novatrices et stimulantes. Sa démarche s'apparente un peu à celle de Lydia Flem que j'admire également.

- Je recommande enfin "Jour de ressac" de Maylis de Kerangal, l'un des bons livres de cette rentrée. Comment, à l'occasion d'une période de "vacance", on peut se trouver happés par "l'ailleurs", un flux de sensations et souvenirs qui avaient été oblitérés.


4 commentaires:

Richard a dit…

Bonjour Carmilla
J’en reviens à l’une de mes phrases fétiches, incontournable et rassurante : « Le détachement confère un pouvoir infini ». Il faut apprendre et entretenir le détachement ; nous sommes tellement éphémères nous les humains. Disparaître de la surface de cette planète, c’est une question de secondes. Et, pourtant, nous ne cessons d’accumuler comme si c’était une police d’assurance, comme s’il fallait absolument posséder pour prolonger notre temps de vie par les possessions. Ce qui ressemble à de l’esclavage, prisonnier de ses possessions.
Depuis jeudi, et pendant toute la fin de semaine, c’est l’événement de l’année pour moi, avec la tenue du Salon du livre de l’Estrie qui se tient à Sherbrooke. L’occasion pendant quelques heures d’abandonner ma solitude pour un généreux bain de foule, faire des rencontres, et de prolonger des discussions. Ainsi, je m’offre un plaisir infini. Au cours deux mes deux visites, j’ai retrouvé ce petit livre tout à fait passionnant qui s’intitule : C’en est fait de notre société de consommation ! Une réflexion et un débat entre les deux auteurs : Isabelle Thibault, anthropologue spécialiste en insolvabilité et en finances personnelles et accompagnatrice de tous ceux qui tombent dans le piège de l’endettement. Et, Jacques Nantel professeur émérite de marketing à HEC Montréal. Deux personnes totalement différentes qui se livrent à une analyse de la consommation à outrance, où cette question de la possession refait souvent surface ce qui touche vos propos de ce matin Carmilla. Faut-il posséder pour se sentir vivre ? Avons-nous besoins de tous ce qu’on tente de nous vendre ? Pouvons être libre sans ? Est-ce que ce système est pérenne ? Ce qui est le plus intéressant, c’est que ces deux auteurs ont des doutes. N’oublions pas, il n’y a de vrai que le changement, que ça nous plaise ou pas. Je suis venu à cet ouvrage en écoutant une émission d’informations à Radio-Canada. Lorsqu’on me parle d’un livre, je lève l’oreille. Une belle découverte, je le recommande à tous.
Je pratique le détachement depuis longtemps, c’est ma nature la plus intime. Le mot (rien) est riche pour moi. Il importe d’être au-dessus de ses possessions, et qui dit possessions, dit possibilité de perte. Lorsque je perds un objet, je ne m’en fais pas, et je l’oubli, c’est déjà du passé, peut-être un vague souvenir. Pour le reste, à part quelques meubles utilitaires, quelques photos sur les murs de ma tanière, le reste ce ne sont que des livres, du papier, des idées, des réflexions, et rien ne vaut ces moments tellement vastes où je retrouve ma grosse pierre, mon arbre tordu, ou bien le sommet de la colline, le regard perdu sur l’horizon, où je vis mon vide, sur les rives de ma rivière, où je surveille le chevreuil dans les bois et les prairies. Voilà, tous des moments précieux. J’ai une soif inextinguible de ces moments, que je nomme du : Parfaitement rien ! C’est loin d’être une perte de temps, parce que le cerveau ne cesse de penser, même lorsque nous sommes inconscients qu’il pense. Il est toujours en travail. Ne rien faire, c’est peut-être faire quelque chose d’essentielle. Je ne suis jamais aussi heureux que lorsque je me livre à ce genre d’activité, dans un détachement infini. Rien, parfaitement rien !
Merci Carmilla et bonne fin de journée
Richard St-Laurent


Julie a dit…

Bonjour Richard,
Quelle est la différence entre ne rien faire et la paresse ?
Bonjour Carmilla,
Votre sujet me parle. Nous sommes tels les arbres, pour bien donner il faut élaguer, créer du vide. Le plus important est de trouver le juste équilibre.
Bien à vous,
Julie

Carmilla Le Golem a dit…

Merci Richard,

Je vous envie. Il n'y a pas si longtemps, il y avait un important Salon du Livre à Paris au mois de mars. Mais il a quasiment disparu avec le Covid et du fait de considérations commerciales. C'était pourtant une vraie fête.

Faire le vide, j'avoue que j'ai du mal. Me séparer d'objets et de livres est toujours un peu difficile. Ils ont tous une valeur affective, sentimentale, même s'ils ne sont pas particulièrement beaux. Je ne le fais qu'en raison des contraintes d'espace.

Quant au vide dans mon emploi du temps, j'avoue que je ne m'en sors, sur les plans professionnels et personnels, qu'en ayant des horaires parfaitement réglés. Je suis obligée de tout minuter, chronométrer. Ca ne me rend sans doute pas très drôle mais je crois que je n'ai pas le choix.

Bien à vous,

Carmilla

Carmilla Le Golem a dit…

Merci Julie,

Vous avez raison. Je crois, en effet, que, pour la bonne conduite de sa vie, il faut savoir faire du Vide: en soi et autour de soi.

Mais j'avoue que c'est précisément ce pour quoi j'éprouve les plus grandes difficultés. Je suis malgré tout attachée aux objets et, par ailleurs, mon boulot est envahissant.

Trop faire le vide, ça peut aussi être déprimant. Il faut trouver un juste milieu mais ça n'est pas facile, c'est souvent déchirant.

Bien à vous,

Carmilla