Je ne sais pas si ça peut être compris mais, dans ma vie sociale, j'ai le sentiment continuel de vivre dans la superposition de plusieurs réalités. Et celles-ci ne communiquent pas vraiment.
Ce n'est pas qu'il y ait, en moi, une dualité, duplicité, de la personnalité, un peu comme celle du Docteur Jekyll et de M. Hyde. Ce sont plutôt les convenances et catégorisations sociales qui imposent ce cloisonnement souvent hermétique.
Je vis d'abord ça dans mon boulot. Là, je n'y suis que la directrice financière et rien d'autre. Et je ne veux d'ailleurs pas moi-même qu'il en soit autrement. Je m'attache, en fait, à ce que rien ne transparaisse de ma vie personnelle. Il me faut être lisse, conforme, ne pas "donner prise" par une singularité, une originalité, qui permettraient de me décrédibiliser. Donc, je ne me dévoile surtout pas, je ne parle à peu près que boulot, chiffres, bilans et comptes de résultats.
Des copains/copines de boulot, je n'en ai donc guère. Juste une fille un peu barjot folle de spéculation boursière. On s'amuse donc parfois, toutes les deux, à imaginer des "coups", des montages déments pour torpiller ou doper artificiellement le cours d'une boîte. Mais c'est une distraction limitée, ma seule fantaisie professionnelle. Et au total, même si je pense n'être jamais désagréable et toujours d'humeur égale, j'imagine bien que j'apparais sûrement lointaine et impénétrable. Cette solitude, c'est sûrement dommage mais je sais aussi que je ne peux pas avoir d'amis dans mon travail et que j'ai besoin de cette carapace. Sinon, on se fera un plaisir de me massacrer.
Ce décalage entre l'identité professionnelle et la réalité brute, je le constate aussi au cours de mes activités de loisirs. Ca concerne, pour moi, le jogging et la piscine. J'ai vite découvert que ce sont moins des activités sportives que des lieux et occasions de rencontres, du moins à Paris. Mais là, c'est l'inverse, c'est le grand retournement des rôles. Les petits s'y font grands en s'inventant des activités et professions prestigieuses.
C'est le grand défilé des mythomanes et c'est fou le nombre de supposés chefs d'entreprise ou grands artistes qui viennent me draguer. Ca leur est d'autant plus facile que la contingence des rencontres fait que les propos sont invérifiables. Mais je laisse faire parce que cette grande exhibition m'amuse beaucoup finalement. C'est la grande comédie humaine, cocasse, hors sol. Je me contente donc d'écouter. Je me dis simplement que je dois vraiment passer pour une cruche, une grande naïve, pour qu'on me baratine avec autant d'assurance.
Et que je sois une cruche, on me l'a d'ailleurs souvent fait sentir lorsque j'ai incidemment côtoyé des milieux auto-proclamés "intellectuels" ou artistes. Compte tenu de ma profession, j'étais forcément butée, bornée. Même en économie et sur les grandes questions du monde, on s'opposait à moi. Et on s'étonnait même que j'aie lu un roman un peu compliqué. Je me dis souvent qu'il n'y a pas plus intolérants que les "cultureux" et les "modernes".
Et j'ai retrouvé un peu ça avec les amants français que j'ai pu avoir. Ca n'a jamais marché parce qu'ils ont toujours cru me "cerner" très vite. Ils ont toujours pensé que mon passé, mes cultures d'origine, ça n'était pas très important. Ca les barbait même. Et moi, de mon côté, je trouvais que c'était leur culture franco-française qui était vraiment étriquée. La "communication" a donc été toujours été très limitée, on ne pouvait pas se comprendre. Il a, à chaque fois, heureusement suffi que me soit présentée la future belle-famille pour que je m'enfuie très vite. Compte tenu de mes fantaisies, je n'aurais sûrement pas convenu.
Et je crois finalement que c'est ça le véritable problème. On est trop sérieux, trop prisonniers d'une identité: sociale, politique, culturelle, nationale. On veut trop s'y conformer parce qu'on a l'illusion de se connaître. Rien n'est plus faux. Il faut plutôt apprendre à se sentir étrangers à ces catégorisations qui nous compriment, nous abrutissent.
Mon identité sociale, je m'en fiche à peu près. Je me suis quand même bagarrée pour en acquérir une mais c'était pour survivre économiquement. Et aussi pour qu'on me fiche la paix, qu'on me laisse m'adonner à mes lubies, qu'on n'entrave pas mes rêves. Et ça m'ennuie profondément qu'on me confonde, presque tout le temps, avec ma carte de visite.
Alors qu'on ne devrait avoir qu'un objectif: devenir étranger à soi-même pour s'ouvrir à d'autres approches, d'autres sensibilités, du monde et de la vie.
- Catherine CUSSET: "Ma vie avec Proust". Il ne s'agit pas d'un livre "savant". Catherine Cusset (qui est une écrivaine pleine d'ironie sur elle-même) tire plutôt des leçons de vie de Proust. On en retire un autre regard sur la vie sociale, sur ceux qui nous entourent et sur nous même. La duplicité est générale mais tout est signe. A nous de savoir interpréter.
- Patrick ROEGIERS: "Satie". Un portrait fascinant du grand musicien Erik Satie. Un asocial complet, un dissident absolu, refusant tout compromis. Un moderne qui refuse la modernité et toutes les convenances.
Je signale enfin que je pars me changer les idées (oublier Trump et Poutine) avec une petite escapade dans le Caucase. Pour y trouver, peut-être, un peu de hauteur, d'altitude par rapport à toute cette Grande Bêtise, ce grand Cynisme, qui agitent aujourd'hui le monde. Donc pas de post la semaine prochaine. Mais on peut toujours me contacter (du moins je pense).
6 commentaires:
Bonjour Carmilla.
« Devenir étranger à soi-même… ? »
Mais comment devenons-nous étrangers à nous-même, lorsqu’on ignore qui l’on est, lorsqu’on a de la difficulté à s’assumer, qu’on hésite dans l’isoloir avant de voter, qu’on ne s’intéresse jamais à la politique, qu’on ne lit jamais un livre, et qu’on est incapable de solitude. Pour devenir étranger, il faut déjà avoir eu une identité. Cela comporte une certaine substance, celle de pouvoir partir en dix minutes. Ce que vous posez sur le fond : Est-ce qu’on est prisonnier de nos sociétés ? De ce qui nous a fait ? Et de ce que nous serons ? Nous vivons présentement une époque très intéressante, tellement intéressante, qu’on voudrait être ailleurs. On n’a pas trouvé plus brillant que de s’enfermer dans son petit cocon social, de plonger dans le nationalisme le plus contraignant, de refuser d’analyser la conjecture politique, encore moins d’aller voter, pour se contenter d’un désert culturel genre cuisine rapide en bouffant de la peur à plein tuyaux. On voudrait être autrement, mais nous craignons d’être autrement. L’humain est un être peureux, inquiet, souvent peu fiable, ce qui est difficile, dans ces circonstances, de devenir étranger à lui-même. Il ne connaît même pas le nom de son voisin, et on voudrait qu’il devienne étranger à lui-même ? Ouvrir des portes sur l’inconnu ? Au moins rêver de refaire le monde ? Nos rêves ne nous tétanisent plus, car nous n’arrivons plus à rêver. Nous ne voulons même plus transformer le monde, mais seulement le détruire. Serions-nous prêts pour le four crématoire ? Les événements présentement semblent prendre cette direction. Ceux qui ont envie de lutter présentement sont peu nombreux. Mais, c’est souvent ainsi, tout dépend d’une petite poignée d’humains résolus afin de chasser les tyrans. Cette tâche n’est jamais terminée, elle est toujours à recommencer. Nous voulons changer le monde, ce monde, le nôtre ; mais nous ignorons totalement par quoi le remplacer. Devenir étranger à soi-même, je le résumerais à la liberté, parce que pour parvenir à cet état, il faut être complètement libre, ce qui est rare par les temps qui courent. C’est précisément ainsi, lorsque le détachement confère un pouvoir infini. Est-ce que nous sommes prêts pour ce pouvoir ? C’est sans doute un bon temps pour partir, pour marcher dans les champs comme en forêt, afin de se nettoyer le cerveau. Le temps de lire des lectures intéressantes, d’écouter des musiques inspirantes, de sentir les dernières pourritures du printemps. Le temps d’un petit voyage pour se refaire.
Bon voyage Carmilla
Richard St-Laurent
Merci Richard,
Beaucoup de gens (la plupart ?) sont pleinement satisfaits de leur identité/étiquette sociale. Leur métier, leur profession, c'est eux. Ca les rend épouvantablement sérieux.
Je pense que ça n'est que partiellement vrai. Ce que l'on fait dans la vie, mon activité alimentaire, économique, ça n'est qu'une partie de moi-même. Je ne peux pas me reconnaître entièrement dans cela. Et je crois même qu'il faut, parfois, s'y sentir étranger. On est capables d'autre chose.
C'est vrai que le support du conservatisme, comme vous le précisez, c'est de se laisser réduire à son activité économique. On n'est pourtant pas que cela. On est aussi porteurs de rêves et d'espoirs. On voudrait que le monde soit plus beau, qu'il change, pour nous et pour les autres.
J'en ai tellement marre aujourd'hui, avec toute cette folie qui nous environne, tous ces grands criminels politiques, que je pars m'évader quelques jours. Les randonnées, ça n'est pas vraiment mon truc, ça m'ennuie un peu. Et puis le sport, j'en fais déjà. Je préfère simplement le spectacle des villes et des monuments environnés de hautes montagnes. C'est une manière de raviver le souvenir des villes de Grenoble et Téhéran où j'ai vécu.
Bien à vous,
Carmilla
Mardi, 8 avril 2025.
Bonjour Carmilla
Lorsque j’ai ouvert les yeux pour sortir de mon sommeil ce matin sous un ciel gris foncé, j’ai repoussé les couvertures pour me retrouver dans une bourrasque de neige. Oui de la neige, de la vraie neige, par un 8 avril, un véritable brouillard. Quelle différence d’avec hier, où le soleil brillait si fort, où il était si agréable de marcher en forêt. Il neigeait peut-être depuis un bon bout de temps, puisque c’était blanc partout. Certes, les prévisions étaient à la neige, mais en toute douceur, je n’étais pas convaincu. Je suis allé prendre ma douche pour bien me sortir de ce sommeil, parce que je venais de dormir huit heures en ligne. Je suis resté comme pétrifié au bout de ma table, tout en savourant mon café, obnubilé par cette neige hivernale, qui n’avait rien d’un printemps. Je regardais les flocons tomber comme si c’était la première neige de la saison. Mais, la première neige de quelle saison ? Au Québec nous nous intéressons toujours aux frontières des saisons. Difficile de les situer dans le temps. Peut-être que le Québec est et demeure une terre sans frontière. Décembre peut s’habiller en neige, mais la refuser quelques jours plus tard, pour la faire fondre. L’hiver peut s’asseoir sur le gravier, plonger sous zéro et refuser la neige. Le printemps en garde un peu au fond de sa poche comme une mauvaise plaisanterie. Reste, que la neige qui tombe, c’est toujours beau, je suis toujours sensible à cette blancheur qu’on ne retrouve nulle part ailleurs. Cette neige, c’est un état, un pays, une idée, une manière d’être et elle se moque de nous lorsque nous la maudissons. Ce que j’aime lorsqu’elle tombe, c’est l’atmosphère paisible qui l’enveloppe. Je ne me lasse jamais de la regarder tomber et jamais je regarde le printemps, l’été, ou l’automne avec cette manière intensive. Il me semble que le café est plus savoureux, qu’elle soigne autant mon regard que mon esprit, que je n’ai rien à lui demander, même si sous certains aspects elle me comble. Personnage éphémère, dame de réconfort, passage obligé, où mon esprit se vide pour oublier. J’oublie tout lorsque je regarde la neige tomber. Je ne suis pas né en hiver pour rien, parce que je me sens riche de mes hivers. Si on me demande de quel pays elle est, je répondrais, celui du Québec. C’est elle, cette neige, qui se moque son hiver derrière elle. Elle est inspirante sans aucun effort, parce qu’il n’y a rien à comprendre de la neige, il suffit de la regarder tomber, et tout est dit. Cette averse de neige a duré longtemps au cœur de l’avant-midi. Depuis midi, elle a cessé de tomber. La température n’a pas dépassé le point de congélation, ce soir tout est encore blanc, ce qui n’empêche pas les bernaches de se tirailler dans la rivière et de fuir vers d’autres destinations.
Bonne fin de journée
Richard St-Laurent
fragment de journal
Merci Richard,
Je vous écris quelques heures avant mon envol pour le Caucase.
Et je viens de consulter la météo de la région pour la semaine qui vient : que de la pluie pendant toute la semaine. C'est rageant parce que la région souffre plutôt d'une grande sécheresse.
Mais la météo a ses caprices. Il y a la tendance générale et les fluctuations. On n'a pas d'autre choix que de faire, contre mauvaise fortune, bon cœur .
En Europe aussi, la neige est subitement réapparue, ces derniers jours, de Moscou aux Etats baltes et à la Pologne. Mais à Paris, le Printemps est déjà bien installé.
Je comprends et partage votre amour de la neige. Sur ce sujet, je ne saurais trop vous recommander un très bon livre:
- Gilles LAPOUGE: "Le bruit de la neige". Une évocation de la neige et de sa perception dans de multiples pays et à diverses époques. On trouve encore facilement ce livre.
Bien à vous,
Carmilla
Comme vous avez souvent de très bons conseils de lecture, je viens de commander "Le bruit de la neige", qui arrivera à Avioth la semaine prochaine quand j'y serai.
Une nouvelle fois, Richard a écrit ici un très beau texte sur la neige. C'est un plaisir de le lire, j'ai d'ailleurs archivé ce texte.
Et bon voyage à vous ! La pluie en voyage ce n'est évidemment pas agréable, mais, ici, cette succession interminable de journées trop ensoleillées (pour moi) finit par me déprimer, moi qui aime les ciels nuageux, voire couverts.
Merci Nuages,
Gilles Lapouge est un très bon écrivain un peu méconnu. Il faut lire son chef d'œuvre: "Les folies Koenigsmark". Quant au "bruit de la neige", c'est vraiment très intelligent.
La neige, je l'aperçois, en ce moment, sur les sommets depuis Erevan, la capitale de l'Arménie. C'est notamment le fameux Ararat, montagne mythique des Arméniens mais hélas en territoire turc.
Demain, je pars dans la campagne et ses montagnes,
Bien à vous,
Carmilla
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