samedi 25 février 2012
Eloge de la mémoire
Ceux qui me connaissent, ceux avec qui je travaille, s’en accommodent tant bien que mal : l’une de mes plus grandes bizarreries, c’est que je fonctionne en faisant appel presque exclusivement à ma mémoire.
Je me souviens de presque tout, je n’oublie presque rien. J’ai une mémoire dans le temps quasi imparable: je puis dire, presque instantanément, ce que je faisais et où j’étais, tel jour, il y a 5 ans, dix ans, vingt ans.
C’est très pratique. Comme ça, je ne prends presque pas de notes (du reste, je ne les relis jamais), je ne perds pas de temps à classer et à archiver des dossiers et je ne redoute pas un plantage de mon ordinateur ou la perte de mon portable.
Bien sûr, je ne fais jamais de liste de courses et je n’ai pas besoin de cocher les dates-anniversaires de mes amis. Du reste, je n’ai ni agenda, ni carnet d’adresses.
Ca déconcerte beaucoup et on pense souvent que je suis une je m’en foutiste.
En vous racontant ça, je ne doute pas que j’apparaîtrai effroyablement prétentieuse mais c’est pour moi anecdotique et je ne crois pas avoir un don particulier. Ca n’a d’ailleurs rien à voir avec l’intelligence. Simplement, je fais quelques efforts très simples de mémorisation et il est important pour moi de carburer comme ça et d’« avoir tout dans la tête ».
J’ai d’abord l’impression d’y gagner en rapidité et en efficacité. Je me sens aussi plus libre, plus autonome.
Surtout, c’est ma révolte propre contre les technologies contemporaines qui visent, pour la plupart, à nous exproprier de notre mémoire.
Avec le développement de l’informatique, on perd en effet de plus en plus l’exercice de sa mémoire.
On se prête d’ailleurs de très bonne grâce à cette évolution. C’est vrai que ça semble faciliter la vie. On archive tout, on classe tout sur son ordinateur ou son smartphone; on y enregistre et y planifie sa vie entière. Après, on retrouve tout ça en quelques coups de clics.
La traçabilité complète de nos vies, la reconstitution de nos existences de A à Z, est en passe d’être réalisée. Il existerait même, paraît-il, de plus en plus de fous furieux qui, depuis des années, enregistreraient toute leur vie sur des disques durs.
C’est évidemment un peu effrayant qu’on se plie si facilement à ce vieux fantasme totalitaire, mais il faut bien reconnaître que l’informatique, c’est rassurant et ça offre beaucoup de compensations affectives. Sans faire de psychologie de bistrot, on sait bien en effet que l’informatique, ça plaît surtout aux maniaques et aux obsessionnels; tous ceux qui aiment l’ordre, abhorrent l’imprévu, et qui, en quadrillant toute leur vie, essaient de lutter contre leur anxiété. En anglais, un « geek », c’est aussi un « nerd » et ce n’est pas flatteur.
Ce qui est sûr, c’est qu’avec les nouvelles technologies, la mémoire individuelle devient obsolète.
D’une manière générale même, la mémoire est aujourd’hui discréditée. C’est réservé aux tâcherons, aux besogneux mais ça ne saurait concerner les créatifs que nous sommes tous censés être dans la société post-moderne. Dans l’enseignement d’ailleurs, on proscrit maintenant le bourrage de crâne, le par cœur : on n’est pas des bœufs.
On n’a plus recours qu’à des mémoires externes, des prothèses électroniques censées être plus fiables et surtout, absolument objectives. On fait même davantage confiance aux données de son ordinateur qu’à ses propres souvenirs.
Tout ça peut sembler une évolution technique entièrement positive, pour plus de simplicité et d’efficacité.
Mais les choses sont peut-être moins anecdotiques qu’il n’y paraît. On est en train de perdre la mémoire et c’est peut-être une mutation culturelle et psychologique qui s’amorce.
Ne plus avoir de mémoire personnelle, c’est en effet un bouleversement profond. Autrefois, on était bien obligés de tout mémoriser mais on développait sa personnalité, on échafaudait son identité, dans la relation que l’on entretenait avec ses souvenirs, en les suscitant, les recomposant et les réélaborant sans cesse. On investissait dans ses souvenirs et c’est comme ça que se constituait une culture, individuelle et collective.
Ca veut dire qu’on se construisait soi-même et qu’on ne s’en remettait pas à un grand Autre, objectif et impersonnel.
Aujourd’hui, notre identité se dissout dans une mémoire électronique. On vit dans un scénario de science-fiction, un monde où tous les outils informatiques qui nous régissent, ordinateurs, disques durs, sont susceptibles de disparaître tout à coup, à la suite d’un grand krach.
Qu’est-ce qui se passerait en effet si tous ces appareils qui travaillent pour nous se révélaient tout à coup défaillants ? Pour beaucoup de gens, ce serait une catastrophe, une grande page blanche.
D’une certaine manière, je comprends entièrement les hackers qui se révoltent contre cette externalisation de notre vie, son « estrangement ».
Il est peut-être temps de réhabiliter la mémoire, le souvenir….non pas pour radoter, rabâcher mais simplement pour reconquérir sa liberté, son individualité.
Images de Victor Brauner, peintre surréaliste d’origine roumaine qui semble, hélas, largement oublié aujourd'hui.
Photographie de la tombe de Victor Brauner au cimetière Montmartre par Carmilla le Golem
Par une étrange coïncidence, ce post rencontre la publication du livre de Joshua FOER : « Aventures au cœur de la mémoire – L’art et la science de se souvenir de tout ». Un merveilleux livre humaniste qui nous conduit à réfléchir sur ce don que nous possédons tous mais que nous exploitons si peu.
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2 commentaires:
avec un peu de retard ! magnifique Victor Brauner : les éditeurs et les galéristes semblent ignorer son existence ...pourtant un peintre talentueux et une oeuvre d'une très grande richesse ; honte à eux , et malheur pour nous..merci . Lola
Je crois, en effet, que Victor Brauner est, aujord'hui, un peu tombé dans l'oubli alors qu'il était célèbre au lendemain de la seconde guerre.
Mais cela vaut aussi pour l'ensemble de la peinture qualifiée de "surréaliste". C'est sans doute dommage parce que ça a quand même une grande puissance évocatrice.
Si vous en avez l'occasion, je vosu conseille de vous rendre sur la tombre de Victor Brauner au cimetière Montmartre.
Carmilla
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