La grande idéologie aujourd’hui, c’est de faire croire qu’on est pleinement
responsables de sa vie, qu’on en maîtrise tous les aspects et qu’on est entièrement
libres de choisir dans tous les domaines : pas seulement une robe ou un
vin mais plus essentiellement, son apparence physique, sa profession, sa
religion, son nom, son partenaire amoureux, son sexe (son genre), sa décision
de procréer.
C’est l’idéologie généralisée du « c’est mon choix », c’est le
credo du monde moderne et ça se redouble d’une injonction narcissique : « choisis ta vie », « sois
toi-même », « deviens toi-même ». Tout ça parce que je suis tout
puissant et que « je le vaux bien ».
C’est sûr qu’on bénéficie, dans les sociétés
occidentales, d’une écrasante profusion de choix. C’est d’abord merveilleux et
on peut avoir le sentiment d’une
jouissance potentielle illimitée. Que l’on puisse choisir, ou du moins qu’on en
ait l’illusion, c’est ce qui fait la séduction du capitalisme. C’est ce qui
faisait rêver, par exemple, les gens des pays de l’Est.et c’est ce qui est le
moteur de la frénésie consommatrice.
Mais ça se complique assez vite. Tant qu’on se limite
à choisir ce que l’on veut avoir, à choisir entre de multiples marchandises, on
s’en tire à peu près même si on choisit toujours un objet à travers les yeux
d’autrui et si les réalités économiques se chargent de vous frustrer
rapidement.
Mais quand il s’agit de choisir ce que l’on veut être, alors là…, on bascule dans la complète illusion. La vie, l’amour, la sexualité, ce n’est peut-être pas aussi facile à gérer que le choix d’une carrière ou d’une destination de vacances.
Disons le tout net : être soi-même, devenir
soi-même, comme nous y invite une foultitude de manuels d’accomplissement
personnel, c’est une idiotie. Et c’est une injonction cruelle et dangereuse.
Comme s’il existait un noyau occulte de notre
identité, sa vérité première.
Mais soyons lucides : on est déjà une énigme pour
soi-même et l’identité, ça n’existe pas en tant que tel. Ca se constitue
progressivement, ça évolue et ça se nourrit de conflits et de différences. On
n’est jamais les mêmes, on se repositionne ou on est repositionnés sans cesse.
On n’arrivera donc jamais à être soi-même et on se
sentira toujours en deçà de la personne idéalisée qu’on voudrait être.
Finalement, on se sent dévalorisés et en situation d’échec.
Quant à son partenaire amoureux, on sait bien que la
meilleure recette pour se casser la gueule, c’est d’essayer de le choisir sur
des critères rationnels ou au terme d’une longue sélection (le dating, la
drague sur Internet, le hooking up, les rencontres par affinités). « Quand
on aime, il faut foncer» aurait dit Freud. Ca peut sembler paradoxal mais il
faut bien reconnaître que s’il est un domaine où on n’est pas libres du tout,
c’est bien celui de l’amour et du désir. Choisir qui on aime, c’est d’emblée
voué à l’échec. On obéit plutôt à des motivations inconscientes, totalement
irrationnelles et on n’est pas séduit par les qualités, la perfection de
l’autre mais, au contraire, par ses failles, son manque, sa fragilité. Rien de
pire, en amour, que les gens comme il faut.
Enfin, il y a des choses que l’on ne peut absolument
pas choisir : son nom, son prénom, son sexe, sa filiation, sa religion, sa
naissance, sa mort. On pourra se récrier, dire qu’il s’agit de vieilleries,
d’un ordre ancien que les forces progressistes et une abondante production législative sont
heureusement en train d’abolir. C’est d’accord, on vit maintenant dans le monde
qu’avait prophétisé Gilles Deleuze dans « Capitalisme et
schizophrénie » : une sorte de psychose généralisée, la toute
puissance de l’individu, l’abolition des limites et des interdits. C’est cool
mais cette infinie liberté se paie aussi d’un aplatissement complet du désir et
d’une peur généralisée de l’autre. Et puis, qu’on le veuille ou non, malgré
tout, la loi symbolique n’est pas effacée comme ça par la loi tout court. L’interdit
refait régulièrement surface.
En fait, rien n’est plus anxiogène que la
glorification des choix personnels. L’autre versant de la toute puissance,
c’est la culpabilité et la frustration lorsque l’individu échoue. Décider de
son bonheur, ce n’est pas seulement une promesse mais c’est aussi un poids
accablant. C’est la dictature et l’oppression du choix.
C’est peut-être pour ça qu’on ne s’est,
paradoxalement, jamais sentis aussi malheureux qu’au sein de la société de
consommation : parce qu’on n’en peut plus de supporter la responsabilité
de choix qu’on est tout simplement incapables de faire; parce qu’on se sent absolument
seuls et dévalorisés.
On est désemparés et finalement, face à la profusion des possibilités
offertes, à la solitude devant les choix, on n’a souvent qu’une hâte, pour apaiser notre angoisse : renoncer à notre
liberté pour partir en quête d’une autorité qui nous aidera à faire le tri
entre toutes les options (les coachs, les manuels d'auto-thérapie, les gourous).
On se dépêche de se trouver de nouvelles chaînes mais ce n’est pas le plus
grave : notre angoisse se transforme aussi en fureur répressive. C’est le
nouveau puritanisme, alimenté par la haine de l’autre, dirigé en particulier aujourd’hui
contre l’inceste, le viol, la pédophilie.
D’une tyrannie à l’autre. Comment s’en sortir ? Notre suprême liberté,
c’est peut-être justement de refuser la tyrannie du choix. Ce qui implique, là
encore, un choix mais peut-être plus raisonné.
Cultiver l’indécision,
Voire ne rien décider du tout,
Retirer ses oripeaux narcissiques,
S’abandonner au hasard, à l’évènement,
Pour s’ouvrir à l’Autre, faire de véritables rencontres.
Images de l’illustrateur Jonathan BURTON
Ce post m’a été inspiré par l’essai remarquable, « La tyrannie du choix », de Renata SALECL. C’est son premier livre
traduit en français. Originalité : Renata SALECL est une jeune philosophe
et psychanalyste slovène. Elle vaut largement son compatriote Slavoj ZIZEK.
La phrase citée en exergue est attribuée, sous toutes réserves, à John
Lennon.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire