dimanche 10 novembre 2013

De la lutte des classes

 


Je ne saurais le cacher : je suis assez snob. Ca concerne les fringues, mon apparence, ma bagnole, mon appartement, les loisirs, les voyages, les hôtels, les restaurants. C’est sûr aussi que je ne m’aventure pas beaucoup en dehors de mon quartier de la Plaine Monceau. Ca fait beaucoup, vous me direz, tu dois vraiment être odieuse. Certes, mais je ne suis pas non plus outrancière et je suis plutôt assez détachée. Je me sens en fait assez libre vis-à-vis des codes de l’apparence parce que je ne vis pas dans l’envie, le ressentiment. Simplement, j’éprouve souvent une espèce de culpabilité comme si toute aisance matérielle devait donner lieu, un jour, à châtiment. C’est pour ça que je suis si sensible à la question de la lutte des classes.


La lutte des classes, beaucoup pensent que ça n’existe plus. Il n’y aurait plus qu’une grande classe moyenne, pacifiée, apaisée dans le bonheur consumériste.


C’est sûr que ça ne correspond plus simplement à une hiérarchie économique. Aujourd’hui, il ya des prolétaires qui deviennent éventuellement plus riches que des bourgeois mais ils restent quand même des prolétaires; d’ailleurs, les prolos, ils s’en rendent compte eux-mêmes et ça les dévore et leur pourrit la vie. Combien de gens sont aigris, pleins de rancœur et passent leur temps à ruminer leur infortune : ils seront toujours exclus, à côté de la plaque, ils ne maîtriseront jamais les codes, ils n’auront jamais accès à ce monde qui les fait rêver. Parce que c’est ça le paradoxe : on est à l’âge démocratique, on a la passion de l’égalité mais cette passion se nourrit en fait d’une sombre et effrayante jalousie; on déteste la bourgeoisie à proportion de la fascination qu’on éprouve pour elle.


Force est de constater que les antagonismes sociaux sont aujourd’hui exacerbés. Mais tout se joue désormais dans les signes, les stratégies de distinction. C’est ce que montrent bien les films récents d’Abdellatif Kechiche et de Valeria Bruni-Tedeschi : les rapports de classe conditionnent le comportement et le destin des hommes. Pas seulement la vie sociale et professionnelle mais aussi, et peut-être surtout, la vie affective et amoureuse.


« La vie d’Adèle », ça m’a étonnée mais on n’y a souvent vu que l’histoire d’un amour lesbien, ce qui est d’un intérêt limité. Moi, ce que j’ai aimé, c’est que c’est aussi la description sociologique de la façon dont la lutte des classes corrompt irrémédiablement la vie amoureuse. Adèle est une prolo. Dans sa famille, on boit du gros rouge dans des verres en Duralex et on se cale avec une plâtrée de pâtes. Emma, quant à elle, est une artiste, elle est cultivée, elle a des relations, une famille « moderne », libérale, qui apprécie les huîtres et les grands bourgognes.


Adèle est foudroyée d’amour mais on peut légitimement s’interroger sur la sincérité de son sentiment. Par qui est-elle fascinée ? Par Emma ou par le monde de la bourgeoisie ?


Emma, quant à elle, n’est pas du tout fascinée. Il s’agit, pour elle, d’une simple aventure érotique, émotionnelle. Elle est sûre d’elle, elle peut se montrer cruelle, elle est convaincue de mériter naturellement la place qu’elle occupe.


La suite est logique : de même que la lutte des classes explique le coup de foudre d’Adèle, de même elle est à l’origine de la rupture amoureuse. Que ça déplaise ou non et aucun texte de loi ne pourra jamais rien y faire, les inégalités sociales modèlent nos préférences sexuelles. D’ailleurs vous le savez bien, si l’on vous aime, c’est accessoirement en raison de votre beauté ou votre intelligence; c’est surtout en fonction de votre statut social.


« La vie d’Adèle » trouve un prolongement dans le film de Valeria Bruni. J’adore l’actrice et la réalisatrice. Elle n’a pas peur d’être iconoclaste et, surtout, elle ne cherche pas à « faire semblant ». La force des nantis, justement, c’est de ne pas être assujettis aux codes sociaux, c’est de se sentir libres et désinvoltes vis-à-vis d’eux. C’est ce qui fait l’allégresse de leur vie. Les bourgeois ne sont plus d’affreux réactionnaires, ils sont éclairés, pleins de fantaisie et même progressistes. On ne peut plus les essentialiser et c’est pour ça qu’on ne peut jamais être comme eux.



Le prolétaire, lui, dans sa quête désespérée de réussite, il est asservi aux modèles, aux codes comportementaux. Il est enfermé dans une logique mimétique et c’est ce qui fait son malheur. Parce que le mimétisme, ça conduit à la folie et même à la mort.

Quelques images des Révolutions russes avec notamment des tableaux de Boris Kustodiev, Ilya Repin, Kazimir Malevitch.

Sur la question du désir et de la lutte des classes, il faut également voir le film de Woody Allen : « Match Point ».

Je rappelle aussi un bouquin paru en 2011 : « Pas son genre » de Philippe Vilain.

2 commentaires:

nuages a dit…

Je ne ferai pas tellement de commentaires sur le fond; il y aurait à dire sur l'amour ou la séduction qui seraient d'abord conditionnés par les écarts sociaux.

Par ailleurs, on m'a dit beaucoup de bien des livres des époux Pinçon-Charlot sur la sociologie des riches.

Mais votre billet, fort intéressant d'ailleurs, est accompagné de superbes oeuvres, dont j'ai pu voir un certain nombre, notamment la galerie Tretiakov, section "moderne" à Moscou.

Carmilla Le Golem a dit…

Merci Nuages !

Je n'ai pas lu les "Pinçon-Charlot".

Il me semble que la classe bourgeoise n'est plus du tout la même.

Ce n'est plus Nathalie Kosciuszko-Morizet telle que la décrivent "les Guignols". Il n'y a plus beaucoup de gens comme ça.

Les bourgeois, aujourd'hui, ils sont modernes et ils lisent "Libération" et "Le Nouvel Obs" (ce que je fais d'ailleurs aussi). Les codes sont donc de plus en plus complexes.

Sinon, sur le fond de mon post, je ne prétends bien sûr pas avoir raison. J'écris avant tout pour "déplacer les lignes" comme on dit maintenant.

Quant à la galerie Tretiakov, l'évoquer me donne tout de suite la nostalgie. Repin et Kustodiev sont très célèbres en Russie mais il faut quand même reconnaître que ça n'est pas de la très grande peinture.

Carmilla