Voilà, c'est bouclé ! La Crimée est définitivement annexée par la Russie. Ca ne semble émouvoir à peu près personne. Pour moi, c'est déchirant, c'est un peu comme si on m'arrachait une partie de mon passé et de ma mémoire mais j'ai bien l'impression d'être à peu près la seule à me sentir affectée par ça en France. Et puis c'est terrible, je vis maintenant dans la haine des Russes, j'ai envie de tous les fusiller, les éradiquer.
C'est là que je me rends compte qu'on a tous un horizon limité de préoccupations façonné par notre histoire individuelle et notre culture d'appartenance. L'indifférence française, je la comprends finalement assez bien et l'excuse bien volontiers. Moi-même, je me fiche bien en ce moment, par exemple, des élections municipales et je ne serais, peut-être, pas plus émue que ça si la Corse était, soudainement, rattachée à l'Italie ou si la France annexait une partie de la Belgique ou de la Suisse au nom de la protection des Français. On croit, tous, que si on parle russe ou français, on est Russe ou Français. C'est une vision totalitaire mais c'est, évidemment, bien plus compliqué que ça.
En fait, on a, tous, des lorgnettes et quoiqu'on en pense, on ne communique pas tant que ça. La confrontation des cultures laisse souvent, grands ouverts, des abîmes d'incompréhension.
C'est aussi la réflexion que je me suis faite après la lecture de deux bouquins récents : "Inna" de Caroline Fourest et "La petite communiste qui ne souriait jamais" de Lola Lafon. Ce sont deux livres qui traitent finalement, chacun à leur manière, du rapport Est-Ouest.
Le premier est à bien des égards kitsch, grotesque et, somme toute, hilarant. Mais il est intéressant parce qu'il confronte deux icônes, deux caricatures. D'un côté, Inna Shevchenko, la leader du mouvement Femen. Plus Ukrainienne qu'elle, il n'y a pas... Je l'aime bien et me sens, malgré tout, proche d'elle mais elle pense à la hache et son corpus idéologique est restreint : un néo-marxisme simpliste. C'est une pure et dure, ne boit pas, ne fume pas, ne baise sans doute pas beaucoup, mange des boîtes de thon et vit dans un squat. Cette austérité est en décalage complet avec son apparence ravageuse, à l'ukrainienne : des escarpins à talons invraisemblables, des shorts et t-shirts révélateurs. Des tenues qui font frémir Caroline Fourest qui lui signale qu'à Paris, il y a une communauté musulmane importante.
C'est sûr qu'Inna Shevchenko est un peu paumée à Paris et qu'elle ne comprend pas la culture française. Les interventions du mouvement Femen sont d'ailleurs à côté de la plaque. S'en prendre principalement à la religion dans un pays largement laïcisé, ça apparaît un combat dépassé. Mais je trouve intéressantes les réactions de rejet, parfois violentes, maintenant suscitées par le mouvement Femen en France. On soutenait à fond les Pussy Riot mais les Femen, ces gamines, on commence à ne plus du tout les aimer et, même, à les juger carrément débiles. En réalité, on ne supporte pas que ces filles soient belles, jeunes, affirmées, tout ce que ne sont pas la plupart des femmes, notamment françaises, renvoyées par les Femen à leurs propres insuffisances.
En face d'Inna Shevchenko, il y a donc Caroline Fourest, la bobo parisienne typique : lesbienne, socialiste, convaincue d'être à l'avant-garde du progrès, du bon goût, de la liberté. On rigole bien quand elle évoque son appartement à la décoration raffinée avec un magnifique parquet d'essences rares qu'horreur, les talons d'Inna risquent de rayer. Ou bien son goût pour les cuisines asiatiques. Malheureusement, Inna se contrefout de la cuisine.
Mais Caroline Fourest est tombée amoureuse d'Inna Shevchenko et elle essaie d'exprimer la naissance de cette passion dans son bouquin. C'est, hélas, absolument pathétique parce que Caroline Fourest ne comprend rien à Inna Shevchenko qui, elle-même, ne comprend rien à Caroline Fourest. Mais ni l'une ni l'autre ne s'en rendent compte. Les récits des quelques séjours de Caroline Fourest en Ukraine m'ont, par exemple, bien amusée. Ce sont tous les clichés en vigueur en Occident : la tristesse, la grisaille, la pauvreté, la répression. De l'art de rester chez soi en voyageant.
Enfin..., après ce bouquin comique, je renverrai à un livre autrement plus sérieux que j'ai déjà évoqué brièvement : "La petite communiste qui ne souriait jamais" de Lola Lafon. Ca parle de la gymnaste Nadia Comaneci mais surtout de la Roumanie et du monde communiste.
Lola Lafon, elle, elle connaît bien les pays de l'Est et à partir du jeu de la confrontation entre les deux systèmes, elle n'hésite pas à poser des questions dérangeantes.
Elle s'insurge, par exemple, contre cette idée qu'on vivait, là-bas, dans un malheur absolu et continuel. On pouvait, en fait, y être heureux et éprouver des moments de joie, mais affirmer ça, ça demeure scandaleux.
Ou bien, le culte du corps et le contrôle de l'alimentation dans les pays socialistes. Est-ce qu'on ne vit pas ça, sous une forme exacerbée à l'Ouest, avec notre culte de l'apparence et de la minceur ?
Enfin, la surveillance policière, le contrôle de la population par la Securitate, la Stasi, le KGB, la SB. Est-ce que ce n'est pas bien pire aujourd'hui avec nos caméras de surveillance, nos téléphones portables, nos systèmes de géolocalisation ? La force du capitalisme, c'est qu'il réussit à faire aimer cette surveillance généralisée à tel point que personne ne s'en émeut et qu'on en souhaite même le renforcement.
Lola Lafon, c'est le grand livre de ce début d'année.
Tableaux du peintre polonais Michal Swider (né en 1962)
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