Aujourd’hui, je ne sais pas si je pourrai, un jour, retourner en Crimée
parce qu’il ne sera évidemment pas question, pour moi, d’y aller si elle est
occupée par les Russes.
La Crimée, j’y ai bien sûr pas mal traîné mes guêtres. Je prenais habituellement
un train qui me conduisait, pendant la nuit, d’Odessa à Simferopol. De là, je
dégringolais en taxi sur Yalta.
Yalta, c’est en général, mon point d’attache, même si, en été, c’est
surpeuplé et envahi par le kitsch.
Bien sûr, au sein de l’ancien bloc soviétique, la Crimée, c’est
formidablement dépaysant. Il y a là tout ce que l’on ne connait pas : le
soleil, la montagne, la chaleur, la mer, une végétation luxuriante, des sites
archéologiques, du vin. Et tant pis, si les coupures d’eau y sont incessantes
(ça s’est arrangé depuis quelques années) et les plages répugnantes (ça, ça n’a
pas du tout évolué). On va, avant tout, là-bas pour parader, frimer, en
arpentant les boulevards du bord de mer. On se promène pour se contempler
mutuellement, s’impressionner, se séduire. Pour toute jeune femme, c’est
l’épreuve initiatique absolue. C’est la vie comme spectacle où tout se joue, de
manière gratuite et inoffensive, dans
l’intensité des regards échangés.
Et puis la Crimée, c’est quand même un ensemble d’endroits magiques :
Livadia, le château du nid d’hirondelle, Bakhtchissaraï, ça fait vraiment
rêver. Il y a aussi des souvenirs littéraires très forts : Pouchkine,
Tchekhov et le grand poète polonais Mickiewicz.
La Crimée, ça fait donc partie de ces endroits qu’il faut absolument avoir
visités dans sa vie. Mais c’est aussi pour dire que ça me fait bien rigoler
quand on répète sans cesse que la Crimée est un territoire naturellement russe,
négligemment cédé à l’Ukraine par Khrouchtchev. Rien n’est moins Russe en fait
que la Crimée. On y est même aux antipodes de la culture et de l’imaginaire
russes. Il faut bien le dire en effet : une ville russe, à quelques
exceptions près (Moscou et Saint-Pétersbourg), ça se reconnaît tout de suite.
C’est tout simplement moche et sinistre avec des rues tracées au cordeau et des
immeubles en blocs. L’architecture, les lieux de rencontre, les cafés, on ne
connaît vraiment pas trop en Russie. Quant à la mer, la montagne et le soleil…
Du reste, si l’on est vraiment honnête, ce n’est pas à la Russie qu’il faut
restituer la Crimée mais …à la Turquie. Et c’est sûr que la Crimée évoque bien
plus la Turquie dans ses paysages et sa culture.
La Crimée, c’est en effet d’abord le pays des musulmans Tatars, inféodé à
l’Empire ottoman, qui a été conquis par Catherine II il n’y a pas si longtemps,
tout juste un peu plus de 2 siècles. Les Tatars ont ensuite été impitoyablement
persécutés et déportés.
Il faut aussi rappeler que la Crimée aurait pu être annexée simplement, au
19 ème siècle, par la Grande-Bretagne et la France qui, à l’époque, s’étaient
montrées magnanimes.
Ca aurait été une conclusion logique de la guerre de Crimée. La guerre de
Crimée, ça a été un conflit terrible qui a opposé, de 1853 à 1856, l’Empire
russe à une coalition composée de l’Angleterre, la France et la Turquie. Ce fut
l’une des premières guerres modernes, avec des mines et des torpilles, et
surtout des conditions sanitaires épouvantables (les épidémies, le choléra) et
un nombre incroyable de morts : les Français auraient perdu 95 000
hommes, les Britanniques 25 000. Finalement, ça a été une grande victoire
franco-britannique.
Curieusement, c’est complétement oublié en France et sans doute aussi en
Grande-Bretagne. Ne restent que les noms du Boulevard de Sébastopol, du pont de
l’Alma et de la ville de Malakoff.
En revanche, du côté russe, on continue de se souvenir de la raclée reçue.
Avec la défaite de 1905 contre le Japon,
la guerre de Crimée fait partie des grandes humiliations nationales.
C’est d’une même raclée que la Russie aurait besoin aujourd’hui. Pour lui
faire comprendre l’archaïsme de ses revendications territoriales. Je déteste
cette idée d’une identification d’un peuple à un territoire (c’est sans doute
pour ça que je ne comprends pas grand-chose au conflit israélo-palestinien), ça
m’apparaît le comble de la pensée totalitaire. La Crimée n’est,
« naturellement » ou historiquement,
ni russe ni ukrainienne. Elle est plutôt aujourd’hui l’enjeu d’un
conflit non pas entre la Russie et l’Ukraine mais entre la démocratie et
l’autoritarisme.
160 ans après, la guerre
de Crimée est en effet toujours d'actualité et n'est pas terminée : « Les
armes et les équipements ont changé, mais les vieux conflits et les vieilles
incompréhensions culturelles sont toujours les mêmes ».
Je ne suis pas sûre que cela ait été bien compris à l’Ouest. On présente souvent
le conflit sous des aspects géographiques, culturels, linguistiques alors qu’il
est avant tout politique. Surtout, j’ai l’impression que la diplomatie
occidentale est bien décidée à ne rien faire.
Tableaux
de Ivan Aïvazovsky (1817-1900), le très grand peintre russo-arménien de Crimée.
Je suis
désolée parce que ses tableaux sur Internet, ça apparaît nul et chromo. En fait les
œuvres originales sont très impressionnantes. On peut en voir beaucoup au Musée d'Odessa.
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