samedi 10 avril 2021

Amours monstres

 

On moque parfois ma prétention à m'afficher comme une vampire. Il y a bien sûr une part d'humour, mais ça correspond quand même bien, chez moi, à un vécu profond.

Ce n'est pas seulement mon apparence physique : assez grande, mince, pâle, plutôt sombre et très contrôlée. Et puis une voix et une diction qui, me dit-on, seraient très particulières. Je parlerais un peu comme dans un livre. Ça en irrite beaucoup, ça en séduit ou impressionne d'autres.

 C'est surtout, à mes yeux, tout un univers mental. Être originaire d'Europe centrale, ça n'a, je crois, pas grand chose à voir avec être originaire de l'Europe de l'Ouest ou méditerranéenne.

C'est d'abord porter l'empreinte de l'effroi et la peur. Une véritable sidération. 

Ça relève d'un imaginaire historique, celui de l'Europe Centrale, marqué par d'épouvantables massacres conduits par des tyrans fous et sanguinaires. Les chevaliers teutoniques, les Turcs, les deux guerres du Nord, la guerre de 30 ans ont plongé les populations dans une détresse et une déréliction totales. L'apogée de la terreur, ça a évidement été le 20 ème siècle, avec au moins 4 décennies d'épouvante (voire 5, si l'on ajoute le conflit yougoslave). 

Les périls ottomans, par exemple, vus de Paris, n'ont pas grande signification  mais je me souviens que mon père disait pour plaisanter : "Et si on allait se promener en Turquie, cet après-midi ?" Et c'est vrai que jusqu'au Nord de l'Europe, il subsiste plein de points de passage avec l'ancien Empire ottoman. Tous les châteaux qui nous font tant rêver lorsque l'on est enfant n'étaient pas des lieux d'agrément et de plaisir mais de sombres forteresses défensives. Je fréquentais, non loin de ma ville natale,  les châteaux d'Olesko, d'Oujhorod, Spissky Hrad et surtout celui de la sanglante comtesse Batory à Cachtice. Des lieux propices à vous faire frémir et trembler.

L'Europe Centrale, ce sont donc des "terres de sang", des terres où errent continuellement les morts, où tous les cimetières communiquent entre eux. La mort, on s'empresse aujourd'hui de l'effacer mais, à l'Est, la mort continue de saisir le vif. Je demeure, quant à moi, marquée par des cérémonies de mon enfance : les cadavres exhibés dans leur cercueil dans le rite orthodoxe, les enterrements longuement filmés, photographiés, en Pologne, les étranges banquets funéraires donnant lieu à des "révélations" sur le défunt.

Une conviction m'a ainsi, dès l'enfance, habitée : le caractère charnel de la mort et la dimension mortelle de tout désir amoureux. C'est de cette imbrication que naît la terreur érotique. L'amour, ce n'est pas la félicité, la plénitude, l'harmonie, c'est l'angoisse, le déséquilibre, le basculement.


 Adolescente, j'ai éprouvé une passion pour les romans gothiques, noirs et terrifiants, du 19 ème siècle. Étrangement, il n'y a eu aucun grand écrivain français en ce domaine (seulement un peu Gautier et Mérimée). D'abord, "les élixirs du Diable" de Hoffmann et puis "Le moine" de Mathew Gregory Lewis et aussi "Melmoth ou l'homme errant" de Charles Robert Mathurin . Et évidemment "Dracula" de Bram Stoker  et tout l’œuvre de Sheridan Le Fanu. Ces lectures me plongeaient dans une véritable frénésie pas seulement émotive mais véritablement sensuelle, érotique. C'est à partir de là que je suis devenue une vampire.

D'un partenaire amoureux, je n'attends surtout pas qu'il me rassure, qu'il me conforte dans mes certitudes. Je préfère qu'il me plonge dans le doute et l'inquiétude et j'exerce bien entendu sur lui la même pression . Il y a une violence secrètement tapie au sein de chaque couple et c'est, à chaque fois, un drame passionnel qui s'y joue : l'union est impossible parce qu'aucun ne trouvera jamais l'objet érotique idéal. On est condamnés aux déchirements et aux amours monstres.


 Images de Vania Zouravliov (je signale que Vania et Nikita sont des prénoms masculins en russe). Un dessinateur que l'on trouvera peut-être kitsch, mais qui traduit bien la sombre sensualité, nourrie d'effroi, de l'Europe Centrale.

 Dans le prolongement de ce post, je recommande 2 chefs d’œuvre qui viennent de sortir (à lire absolument si on s'intéresse à l'Europe Centrale) :

- William T. VOLLMANN : "Dernières nouvelles et autres nouvelles". J'ai déjà précisé que je n'étais pas une fan de littérature nord-américaine. Je fais une exception pour Vollmann, l'incroyable auteur de "Les fusils" et "Central Europe". Et aussi une biographie extraordinaire : reporter en Afghanistan, au Cambodge, en Somalie, en Irak. Ce dernier bouquin est un livre monstre (886 pages), ultra déroutant, mais on peut dire que Vollmann a tout compris de la chair qui fait les peuples.

- Slobodan SNAJDER : " La réparation du monde". Un grand écrivain Croate. Une grande fresque, familiale et historique, de l'Europe Centrale, de la Pologne aux Balkans. Deux siècles de désastres en Europe. Des personnages jouets et acteurs de leur Destin. Un livre qu'on rapprochera de ceux de Jonathan Littel, de Chris Kraus et de Kim Leine.

Si on s'intéresse au roman noir et d'épouvante, je conseille, enfin, les anthologies remarquables de la collection La Pléiade :  "Frankenstein et autres romans gothiques" et "Dracula et autres récits vampiriques". C'est cher mais ça vous occupera de longues nuits.

4 commentaires:

Richard a dit…

Bonjour Carmilla !

« Une conviction m'a ainsi, dès l'enfance, habitée : le caractère charnel de la mort et la dimension mortelle de tout désir amoureux. C'est de cette imbrication que naît la terreur érotique. L'amour, ce n'est pas la félicité, la plénitude, l'harmonie, c'est l'angoisse, le déséquilibre, le basculement. »

« Il y a une violence secrètement tapie au sein de chaque couple et c'est, à chaque fois, un drame passionnel qui s'y joue : l'union est impossible parce qu'aucun ne trouvera jamais l'objet érotique idéal. On est condamnés aux déchirements et aux amours monstres. » (Carmilla)

Les amours sont sans doute tous mortels autant du côté charnel que dans ses dimensions de ses désirs et caprices. Je ne comprends pas grand chose à l'amour et aux sentiments et encore moins à la terreur érotique. Si l'amour n'est pas félicité, plénitude, et harmonie, alors, l'amour n'est pas une obligation. Je dirais, même pas un besoin. L'angoisse et le déséquilibre, sans oublier le basculement sont évitables. La souffrance n'est pas une obligation et les icebergs sont évitables comme le nuage dangereux en plein ciel. Il suffit de changer de cap !

Rien ne nous oblige à nous soumette et à alimenter cette violence qui est loin d'être toujours secrète. Il ne faut pas faire exprès de provoquer des drames passionnels. Nous avons déjà assez de drames dans cette existence, sans en rajouté par-dessus le marcher. Qui plus est, les unions sont impossibles, alors pourquoi les rechercher ? Peut-être que ce n'est pas l'amour que nous recherchons, mais la souffrance. Cela donne peut-être de beaux récits littéraires, mais qui ont la particularités de me laisser froid. Pourquoi, il faudrait se mettre à la recherche d'un objet érotique ? L'être aimé et désiré serait ainsi un objet ? C'est laisser bien peu d'espace à l'humain, à son libre arbitre, à sa liberté ; et beaucoup à la psychanalyse, à la prostitution, et à la misère. Ce qui dénote une certaine pauvreté qui n'a rien à voir avec la pauvreté matérielle.
L'amour est une travail spécialisé, donc le département est en enfer.
L'enfer comme la souffrance ne sont pas des obligations.

Vaut mieux être bien détesté, que mal aimé !

Merci pour votre texte, il porte vers une réflexion intéressante, sur ce que nous sommes, mais aussi sur ce que nous voulons devenir.

Bonne fin de journée Carmilla

Richard St-Laurent

Carmilla Le Golem a dit…

Merci Richard,

J'écris effectivement en parlant de moi-même mais j'espère aussi que mes propos ont une portée un peu plus générale. Je cherche surtout à susciter la réflexion.

Je crois néanmoins qu'on est tous plus ou moins attirés par l'Enfer et le Mal, on est tous agités de démons intérieurs. On éprouve une lassitude de sa condition limitée, certes tranquille et rassurante mais finalement très ennuyeuse. Ça explique que parfois, on dérape, on sort des clous.

C'est l'énigme de la duplicité de la condition humaine avec tous ses drames et ses accidents. On n'est bien sûr pas obligés de glisser sur cette pente dangereuse mais ça donne effectivement lieu à de beaux récits littéraires. Pourquoi d'ailleurs lit-on des romans (noirs et policiers notamment) si ce n'est pour expérimenter autre chose que le confort bourgeois qui nous est offert ? On aspire peut-être davantage au malheur qu'au bonheur.

Bon dimanche,

Carmilla

Anonyme a dit…

Un post que je relirai tranquillement à cause de ce que tu dis sur l'Europe centrale. Ça m'intrigue, c'est un peu nouveau pour moi et c'est dit sans chichis ; ça va peut-être m'entraîner dans quelque chose d'intéressant. (?)

Dans l'immédiat j'aimerais te demander si tu as lu "Quelque part dans les Balkans" de Sevda Sevan, une Bulgare d'origine arménienne. Et si oui, qu'en penses-tu ?

Bien à toi

Signé : Les yeux qui t'ont lue.

Carmilla Le Golem a dit…

Merci "Yeux qui m'ont lue" pour l'intérêt porté à mon petit post,

A ma grande honte, je n'ai pas lu et ne connaissais pas Sevda Sevan. Mais je vais essayer de combler bien vite cette lacune.

La Bulgarie, c'est un pays très intéressant auquel l'Europe de l'Ouest doit beaucoup de choses sans le savoir. J'ai écrit récemment un post à ce sujet (26 septembre 2020).

Bien cordialement,

Carmilla