samedi 4 septembre 2021

Sommes-nous des Romains ?

 
On se plaît souvent, aujourd'hui, à comparer notre situation à celle de l'Empire romain. On y voit un reflet de tous nos maux et une préfiguration de ce qui nous attend : un effondrement, voire notre disparition. Il y aurait tout un éventail de leçons à en tirer.

Et on ressort alors tous les clichés en vigueur, ceux qui, en fait, nous ont été enseignés à l'école : la décadence, l'amollissement général de Romains vautrés dans la débauche et devenus incapables de combattre. La révolte intérieure, celle des esclaves, ces premiers gilets jaunes conduits par Spartacus, qui a miné les institutions. Les périls extérieurs, les invasions barbares, la conquête et la mise à sac de Rome (les premiers affres de l'immigration). Et enfin, la disparition de l'ancienne religion dans la quelle les dieux étaient semblables aux hommes (ils avaient simplement le privilège de l'immortalité); aujourd'hui, c'est bien sûr le christianisme qui s'effacerait face à l'Islam.

Est-ce que l'ancienne Rome ne résume pas notre situation présente, tout ce qui nous menace gravement ? Ça semble tellement évident, le constat est tellement partagé, à gauche et à droite, qu'on attend presque avec résignation notre chute finale imminente. On peut même ajouter que Rome a été balayée par des épidémies diverses et qu'un bouleversement climatique a aggravé son déclin (sauf qu'il s'est agi d'un refroidissement). Vraiment tout y est.

Évidemment, l'Empire romain fascine. Il a tout de même rassemblé, sur un territoire immense (tout le bassin méditerranéen dont l'Afrique du Nord était un pôle économique majeur), une population de 60 millions d'habitants (au 1er siècle av. J-C.) à 100 millions (durant l'Empire tardif), une population qui bénéficiait d'un niveau de vie comparable à celui de l'Europe du 18 ème siècle. Et puis, il a façonné des modes de vie, mis en place des infrastructures et une architecture urbaine et domestique qui perdurent aujourd'hui.  Et surtout, pour la première fois, l'administration de l’État s'effectuait selon les règles du Droit. On se sent donc ultra concernés par cette chute de l'Empire romain.

Sauf que cette "chute", d'après les travaux récents des historiens, correspond à un grand fantasme dans lequel nous projetons surtout nos peurs et nos angoisses. Ça nous plaît même de ruminer cet effondrement romain et ce n'est pas pour prévenir le nôtre mais pour justifier simplement notre pessimisme. "AH ! Ces invasions, cette décadence, ces mutations techniques et culturelles, ça prouve bien que notre civilisation s'écroule, qu'on est foutus. Tout est mortel, les hommes comme les civilisations".

 Pourtant, cette chute, on est d'abord incapables de la dater. On pense au début du Vème siècle, voire à la fin du 1er siècle et l'émergence du christianisme. Mais c'est quand même oublier que ça ne concerne que l'Empire d'Occident parce que l'Empire d'Orient, il a subsisté, dans toute sa splendeur, jusqu'en 1453, date de la prise Constantinople par les Turcs. 1 000 ans supplémentaires tout de même aux quels a immédiatement succédé la Renaissance italienne qui n'était  pas complétement étrangère au monde romain.

Et puis, le spectre de ces grandes invasions barbares néglige totalement les immenses capacités d'assimilation, d'intégration, de la culture romaine à tel point que son armée était largement composée de "barbares" qui avaient alors pour mission de combattre d'autres barbares. Et que dire du bouleversement mental opéré en passant du polythéisme au christianisme? Quant au sac de Rome, en 410, il  faut rappeler que ce n'était pas Rome mais Ravenne qui, après Milan, était devenue la capitale de l'Empire d'Occident. 


 Quant à la décadence morale, ce supposé relâchement moral, ce règne du vice et de l'abrutissement, on y transpose allégrement nos propres frustrations. L'érotisme romain n'a d'ailleurs rien de commun avec notre vision propre. Il n'a rien de joyeux et festif, on ne "s'éclate" pas, il n'est pas un culte du corps et du plaisir. Comme l'a bien synthétisé Pascal Quignard, il est tout entier marqué par l'effroi et la fascination. Effroi devant la mort et sombre mélancolie de la vie. Mais, en même temps, fascination devant cette mort inséparable d'une angoisse insoutenable. Le dégoût et l'horreur, voilà ce qu'ont inventé, en fait, les Romains en matière d'érotisme. L'hymne à la vie, ils ne connaissent guère, ils sont plutôt des puritains.

Bien d'autres aspects pourraient être évoqués (économiques, culturels, artistiques) mais il se révèle, à chaque fois que cette idée d'une "chute de l'Empire romain", ce n'est qu'un "mythe" de notre temps. En réalité, tous les éléments factuels se dérobent et aucune chute n'est datable ni localisable. Quant aux explications données, elles ne relèvent que du catalogue des idées reçues (les barbares, la maladie, la débauche, le climat, les dissensions religieuses).

L'Empire romain, on ne l'évoque en fait, aujourd'hui, que pour de mauvaises raisons, pour donner libre cours à notre goût pour l'Apocalypse et pour justifier nos peurs et notre pessimisme.

  Pourtant, l'Empire romain devrait au contraire nous inciter à voir positivement l'avenir.

Parce que, plus que sa supposée "chute", c'est son ampleur géographique (sait-on, par exemple, que la majeure partie des produits agricoles de l'Empire provenaient... d'Afrique du Nord ?) et sa longévité (des premiers Latins à Byzance, s'écoulent tout de même près de 2 000 ans) qui devraient nous interroger. 


 La vérité, c'est que l'Empire romain, son esprit, n'est jamais mort en Europe. On est bien tous des Romains mais en un sens différent de l'image décadente aujourd'hui diffusée. On est tous porteurs de leur héritage culturel, artistique et politique. Et aussi de leur formidable capacité à se dépasser, à évoluer, à intégrer ses "barbares", de nouvelles cultures, de nouvelles religions. L'Empire, c'était vraiment une grande machine universaliste.

Images Internet issues, pour la plupart, des fresques murales de Pompéi. La splendeur de certains intérieurs romains est évidemment sidérante.

Parler de Rome alors que j'ai tout juste fait un peu de latin au lycée (j'ai d'ailleurs tout oublié) peut évidemment apparaître extrêmement prétentieux. Mais les "Empires", ça m'a toujours fasciné surtout celui de Rome,  incroyablement bigarré et chatoyant.

Surtout, les jérémiades déclinistes actuelles, qui s'appuient justement, à contresens, sur l'exemple de l'Empire romain, m'exaspèrent.

Ce post m'a, ainsi, été inspiré par une série d'articles (que j'ai malheureusement égarés) parus dans le journal "Le Monde" au mois d'août dernier. Et aussi par un livre essentiel :


 - Bertrand Lançon : "La chute de l'Empire romain - Une histoire sans fin"

Dans mes lectures romaines, j'ai, par ailleurs, bien aimé (outre les travaux essentiels de Paul Veyne et Peter Brown) :

- Alberto Angela : "Empire : Un fabuleux voyage chez les Romains avec une sesterce", "Les trois jours de Pompéi" et "Une journée dans la vie de Rome". C'est de la vulgarisation bien sûr mais c'est incroyablement vivant, accrocheur et de qualité.

- Lucien Jerphagnon : "Histoire de la Rome antique" et "Julien, dit l'Apostat". Lucien Jerphagnon a été le professeur de Michel Onfray. Mais l'élève est aujourd'hui beaucoup plus connu que le maître alors que le maître le surpasse largement. Tous les livres de Lucien Jerphagnon sont en fait éblouissants par leur érudition, leur qualité d'écriture et aussi (c'est rare) par leur humour.

- Apulée : "L'âne d'or ou les métamorphoses".

- Kyle Harper : "Comment l'Empire romain s'est effondré". Un livre récent, aujourd'hui en poche, qui pointe dans le petit âge glaciaire, qui débute au V ème siècle, conjugué avec des épidémies de peste, les origines de l'effondrement de l'Empire. Contestable mais très intéressant et solidement documenté.

 - Pascal Quignard : "Le sexe et l'effroi.


4 commentaires:

Richard a dit…

Bonsoir Carmilla!

Je ne suis pas un grand connaisseur de l’Empire Romain.

Cependant, j’y ai trouvé un penseur que j’aime bien : Sénèque.

« Comme il est doux d’avoir épuisé ses désirs, de les avoir laissés derrière soi. »

Il a aussi dit :

« Le détachement confère un pouvoir infini. »

Avec de telles citations, tu peux aller au bout du monde, comme au bout de toi-même.

Merci pour votre texte Carmilla

Richard St-Laurent

Carmilla Le Golem a dit…

Merci Richard,

Moi-même, j'ai des connaissances très limitées concernant l'Empire romain. Mais c'est sans doute dommage. Et les connaissances générales que nous en avons sont, souvent, encombrées de préjugés et idées toutes faites.

En France et dans toute l'Europe, dans certaines classes, on fait encore beaucoup de latin mais on étudie assez peu l'histoire et la culture romaines. Surtout, c'est la grande différence avec les pays slaves, on omet complétement toute l'histoire de Byzance, pourtant très longue et magnifique et le prolongement direct de Rome. Les Européens de l'Ouest se rendent ainsi souvent en touristes à Istanbul dans une ignorance presque totale de cette période. Ca explique que le reclassement par Erdogan de Sainte-Sophie (l'équivalent de Saint-Pierre de Rome)en mosquée n'ait pas soulevé beaucoup d'émotion. Personnellement, j'ai toujours beaucoup admiré l'impératrice Theodora, très connue à l'Est mais inconnue à l'Ouest. Je vous invite à consulter une biographie de cette femme extraordinaire.

Bien à vous,

Carmilla

Richard a dit…

Bonsoir Carmilla!

Je peux comprendre votre admiration pour l’Impératrice Théodora, passer de courtisane à impératrice, ce n’est pas un cheminement ordinaire. Intelligente, manipulatrice, impudique, provocatrice et surtout opportuniste d’après ce que j’ai pu en lire. Il y a de quoi être fasciné, qui plus est, mettre Justinien sans sa petite poche, il fallait le faire. Elle aura vécu un destin fabuleux. Comme quoi, la séduction mène à tout. Je peux comprendre que Sarah Bernhardt devait s’y retrouver dans ce rôle, non pas seulement avec plaisir, mais jouissance. Théodora deviendra un personnage mythique, muse de plusieurs artistes.

Je viens de terminer la lecture : (Le ministère du bonheur suprême) par Arundhati Roy. C’est un roman qui en vaut la peine, dense aux multiples rebondissements. Si vous désirez faire une découverte intéressante, je vous le recommande. À la fois, rude, violent, d’un réalisme déconcertant, mais aussi profondément humain. C’est un livre qui donne une autre image de l’Inde que nous pouvons étendre à tous les autres pays voisins.

J’aurai fait deux grandes découvertes pendant cet été 2021, Bruce Chatwin et Arundhati Roy.

Merci de votre commentaire

Bonne fin de nuit pour ce qui en reste

Richard St-Laurent

Carmilla Le Golem a dit…

Merci Richard,

Théodora est effectivement une personnalité fascinante trop peu connue en Europe de l'Ouest. Pourtant, elle figure sur de nombreuses fresques byzantines et à Ravenne, dans un portrait de Saint-Vital. On a trop retenu d'elle une image scandaleuse mais elle fut aussi une grande impératrice. Elle n'a d'ailleurs pas été la seule femme à exercer le pouvoir au cours du long Empire byzantin. Je peux vous conseiller une petit livre d'initiation : "Théodora Prostituée et Impératrice de Byzance" de Virginie Girod. Ca donne une idée de cet Empire byzantin si mal connu et pourtant splendide.

Je vais essayer de voir pour Arundhati Roy.

Bien à vous,

Carmilla