samedi 25 septembre 2021

"Théodora Prostituée et Impératrice de Byzance"

 

En ce moment, je rêve d'aller à Istanbul. Mais, avec ce satané Covid, ça demeure compliqué et incertain.

Istanbul, c'est un peu ma vie d'avant, ma vie orientale. Aujourd'hui, je suis hantée par le souvenir d'un premier séjour où, jeune étudiante, j'y étais simplement de passage. J'étais attablée à la terrasse d'un café sur la place de l'hippodrome quand, tout à coup, la silhouette longiligne d'une jeune femme m'avait évoqué une réincarnation de Théodora. Et c'est vrai que Théodora était une fille du grand hippodrome de Byzance.

Théodora, j'ai l'impression que quasiment personne ne la connaît dans le monde occidental alors qu'elle est archi-connue à l'Est. On a quand même un peu parlé d'elle à Paris, à la fin du 19ème siècle, à l'occasion de la représentation d'une pièce de théâtre de Victorien Sardou, qui a connu un grand succès et dans la quelle Sarah Bernhardt jouait le rôle de Théodora. Mais c'était aussi à une époque où les milieux intellectuels s'étaient pris de passion, de manière éphémère, pour l'orientalisme.

 

Ça n'a pas duré et j'avoue que cette presque totale ignorance, à l'Ouest, du monde byzantin me désole vraiment. C'est tout de même 11 siècles d'histoire qui sont occultés. On se proclame généralement athées mais le Grand Schisme, on continue de l'avoir dans les têtes. En France, on a deux expressions dépréciatives : des querelles byzantines pour évoquer des problèmes compliqués et fumeux; et puis, "C'est Byzance !", pour parler d'un luxe dispendieux et clinquant. Je trouve ça vraiment dommage parce qu'il faut bien reconnaître, même si je ne suis pas croyante, que le cérémonial orthodoxe, ça a "de la gueule", à la différence des misérables messes catholiques.

Le sommet de l'ignorance occidentale concerne même, à mes yeux, l'Italie. Les villes sont submergées par des hordes de touristes mais qui connaît, qui prend la peine de rendre visite à Ferrare (Ferrara) ? Ça n'est plus qu'une petite ville aujourd'hui mais elle a tout de même été, après Rome et Milan, la dernière capitale de l'Empire romain. Surtout, Ferrare regroupe une série d'extraordinaires édifices bâtis par l'Empereur Justinien devenu l'époux de Théodora) au début du 6ème siècle après J.-C. (on y trouve notamment une mosaïque représentant l'Impératrice Théodora).  Ferrare, c'est ainsi une grande ville d'architecture en Italie.

Et c'est là que je veux en venir. Théodora (née vers 500 et morte en 548) est devenue l'épouse de Justinien et Impératrice de l'Empire romain d'Orient. Et il ne s'agissait pas d'un titre honorifique parce qu'elle a vraiment partagé le pouvoir avec son mari. Ils formaient, tous les deux, un couple uni par un fort lien d'amour. Surtout leur règne partagé a été marqué par un embellissement extraordinaire de Byzance. Ils furent des bâtisseurs hors pair et nombre de leurs édifices sont encore debout aujourd'hui.  Leur plus grande réalisation, c'est évidemment l'extraordinaire Sainte-Sophie qu'Erdogan vient de convertir en mosquée.

Je me dis quelquefois qu'Erdogan, par ce geste politique cinglant, il a cherché à occulter, encore davantage, le souvenir de Théodora. Parce que Théodora, elle avait vraiment tout pour plaire à un type comme Erdogan. Femme de pouvoir d'abord. Mais surtout femme sulfureuse, de mauvaise vie, scandaleuse. On a en fait souvent qualifié Theodora de prostituée devenue Impératrice et, à ce titre, elle a été largement détestée. Elle aurait été une putain, une nouvelle Messaline, qui a su user de ses charmes pour conquérir les plus hautes sphères.

Et c'est vrai que Théodora était issue des bas-fonds de Byzance. Son père y était montreur d'ours auprès de l'hippodrome. Quant à elle, elle exerçait dans sa jeunesse, deux professions jugées alors infamantes et scandaleuses : courtisane et actrice. Elle faisait partie du monde du spectacle mais avait été formée aux arts du théâtre, ce qui faisait d'elle une femme exceptionnellement cultivée pour son époque (elle savait lire et connaissait les répertoires comiques et tragiques des Grecs). Mais paradoxalement, cette bonne éducation la plaçait plutôt à la marge de la société byzantine. Car être actrice, c'était être condamnée pour immoralité et il est vrai que de la scène au dévergondage, le pas est vite franchi.

On a ainsi prêté à Théodora une multitude d'amants et d'aventures dans sa jeunesse. Une femme sensuelle et vénale, une séductrice et une manipulatrice, c'est le portrait qu'en dresse le chroniqueur Procope. Mais son récit est orienté par la haine qu'il portait à l'Empereur Justinien et on navigue alors forcément en eaux troubles si on cherche à reconstituer la vérité historique. 


Ce qui est sûr, c'est que tout le monde s'accorde à louer la grande beauté et la séduction de Théodora. Ce qui est sûr aussi, c'est qu'elle est devenue une grande Impératrice même si, dans l'exercice de ses fonctions, elle a pu se montrer haïssable : hautaine, hiératique, intrigante, cruelle, espionne. Elle aurait même contribué à une série de Lois interdisant la prostitution (?).Mais l'essentiel, c'est qu'elle et Justinien ont profondément changé le visage de l'Empire romain d'Orient. Ce sont d'abord les multiples édifices splendides dont ils ont été les commanditaires : la ville d'Istanbul dans la quelle on se promène aujourd'hui, c'est encore largement celle de Justinien et de Théodora. C'est aussi un mode d'exercice du pouvoir où le religieux et le politique se rejoignent étroitement (on adorait, à l'époque, les questions métaphysiques et Théodora, férue de théologie, était monophysite).

Théodora, elle me fascine moi aussi et c'est bien sûr pour cette raison que je vous en parle. Elle est susceptible de plaire à beaucoup de féministes qui se complaisent, aujourd'hui, à faire la promotion des "femmes puissantes".  

Ces "femmes puissantes" dont on nous rebat les oreilles, j'avoue qu'elles m' insupportent profondément et je trouve l'expression franchement grotesque. D'abord parce qu'on exalte maintenant  un pouvoir qui nous broyait hier. Et puis, parce que c'est une attitude vraiment condescendante vis-à-vis de toutes les femmes qui ne sont pas puissantes et n'ont pas du tout envie de le devenir.

 

Théodora était peut-être, sans doute, une femme puissante. Mais est-ce vraiment intéressant ? Les gens exemplaires, les modèles, ça me rebute. On trace  chacun son chemin singulier. Ce que j'aime en Théodora, c'est plutôt sa duplicité, son ambiguïté, ses contradictions, tout ce qui la rend à la fois odieuse et admirable, bref tout ce qui la rattache à l'humanité ordinaire.

Images de Théodora par Jean-Baptiste BENJAMIN- CONSTANT (1845-1902), Georges CLAIRIN (1843-1919), Michel SIMONIDY (1872-1933).

Photos de Sainte-Sophie à Istanbul et de San Vitale à Ravenna.

Je recommande enfin deux petits livres :

- Virginie GIROD : "Prostituée et Impératrice de Byzance"

- Michel KAPLAN : "Pourquoi Byzance ?"

3 commentaires:

Richard a dit…

Bonsoir Carmilla!

« Je n’estime pas que ces temps troublés permettent d’examiner s’il est bien convenable qu’une femme parle devant des hommes et donne des conseils généreux à des personnes timides. Quand on est en danger, chacun doit s’efforcer de travailler au bien commun. Quant à moi, je suis persuadée que dans la situation dans laquelle nous sommes, il nous serait désavantageux de fuir même si nous devions trouver notre salut dans la fuite. Nous sommes tous nés pour mourir, mais quand on est parvenu à la plus haute marche du pouvoir, à la puissance souveraine, il est inenvisageable de continuer à vivre après l’avoir perdu. Que Dieu ne permette pas que j’enlève mon manteau pourpre ni que je paraisse en public sans être saluée comme l’impératrice. Quand à vous César, si vous désirez vous sauver, il n’y a rien de plus facile : vous avez l’argent, vous avec la mer et des vaisseaux; mais prenez garde qu’après avoir quitté votre palais, vous ne quittiez bientôt le monde. J’aime ce vieil adage qui dit que l’Empire est un superbe tombeau. »
Paroles qu’aurait prononcer Théodora , lors de la Sédition de Mika, alors que Byzance était a feu et à sang, et que Justinien s’apprêtait à fuir.

Tiré de : Théodora. Prostituée et impératrice de Byzance, par Virginie Girod.
Page 157

Heureux hasard, car j’ai terminé la lecture de Théodora hier soir; et ce matin, je retrouve votre texte dont le sujet est l’impératrice Théodora. C’est un petit livre intéressant sur cette partie de l’histoire, méconnue, truffée de légendes, d’hypothèses, de racontars, où la réalité s’estompe pour faire place à l’imaginaire.

Nous pouvons nous poser cette question : « Est-ce que Théodora a vraiment prononcé ces paroles, pour inciter les peureux et timides de son entourage, et particulièrement Justinien son époux, à la résistance? C’est bien possible comme l’évoque madame Girod.

Théodora devait avoir du front tout le tour de la tête, et son passé d’actrice y était sans doute pour quelque chose. Le discours, elle devait connaître. Dans son esprit, pas question de quitter Byzance. Résultat, ils sont restés à Byzance pour éteindre la Sédition. Ce petit bout de femme ne devait pas être facile à vivre, mais une fois que vous aviez eu sa confiance, la complicité naissait pour se renforcer. Comme de quoi, qu’une prostituée peut embrasser la fidélité, et je tiens à la dire, ce n’était pas un baiser de Juda.

Je tiens à souligner le manque de documents sur cette tumultueuse époque parce qu’on ne peut pas se fier à Procope de Césarée, qui officiellement a encensé, mais qui a fait publier après sa mort, le fameux livre secret qui dénigrait le couple impérial. Justinien comme Théodora étaient des bouseux sorti des bas-fond. Le chroniqueur était jaloux, envieux, pétrie de haine. Sans toute qu’il n’était pas le seul dans l’entourage de ce couple qui allait vivre 25 ans ensemble.
Richard St-Laurent

Richard a dit…

À votre image, devant votre table, l’attention aiguisée, vous réincarnez Théodora dans le personnage d’une jeune femme, dans une rue de d’Istanbul. Personnellement, je préfère le nom de Byzance. Certes, ce n’est pas encore le temps de voyager, tout le monde autour de cette planète sont loin d’être vaccinés. Se retrouver à l’étranger pour se faire surprendre par un nouveau variant peut être une situation fort embarrassante. Cette pandémie n’est pas encore terminée, et même totalement vaccinés, cela ne signifie pas que vous ne serez pas infecté. La prudence reste de mise.

Par contre, je puis comprendre votre irrésistible désir de voyager, il en est de même pour moi, parce qu’au fil de mes lectures je me dis que visiter Byzance pourrait être passionnant. J’en reviens à ce que vous évoquiez dans votre texte précédent : « Lire, écrire, c'est échapper à sa condition limitée, c'est vivre à la puissance 10! » Ce qui nous incite fortement à voyager pour explorer, d’autres pays, mais aussi de baigner dans une autre époque, dans d’autres cultures. À ce chapitre madame Girod ne manque pas de souligner les épidémies de peste noire qu’on retrouvaient à l’époque de Théodora à Byzance. Ce qui nous incite à la réflexion, et surtout à la prudence.

Pour en revenir à Théodora, qui a inspirée bien des créateurs, on s’en est tenue à son passé d’intrigante, de courtisane, d’actrice. C’est plus facile et plus attrayant de parler de fesses, que de parler de politiques, parce que Théodora c’était une femme politique. Souvenons-nous, qu’une prostituée, c’est au fond une négociatrice, elle vend son cul, mais souvent, pas à n’importe quel prix. Qui dit négociatrice dit marchandage, et ce négoce c’est la porte d’à côté de la politique. En cela, elle aura reçu une bonne formation en devenant comédienne. La prostitution aura été l’université de sa vie! On ne choisi pas toujours son destin, mais nous pouvons le tordre pour le mettre à notre main. Je présume que c’est ce qu’elle a fait.

Vous pouvez être désolée par notre ignorance à l’Ouest, mais si je vous interrogeais sur les Iroquois, les Pieds Noirs, les Crees, les Apaches et le Sioux, moi aussi je pourrais déplorer votre ignorance. Il manque toujours quelques connaissances à notre culture. J’en suis, je le confesse, je suis un ignorant, alors je tente de combler mes lacunes tant bien que mal. Comme sujet aujourd’hui, c’était très bien choisi de parler de Théodora. C’est vrai que le cérémonial orthodoxe, ça a de la gueule, comme vous dites. J’ai eu la chance d’assister à quelques messes de rythme orthodoxe en Grèce, oui l’athée que je suis fréquente les lieux de cultes, qui ne sont pas seulement des endroits religieux, mais aussi des lieux de cultures. Je me suis livré aux mêmes exercices dans l’ouest canadien chez les Ukrainiens.

Ce qui est particulièrement intéressant, c’est l’évolution de ce qui reste de l’Empire Romain d‘Orient, qui est en train de supprimer les cultes anciens par le catholicisme. On y dénote déjà des différences au coeur même du christianisme entre les Dyophysites et les Monophysites qui s’affrontent sur la véritable nature du Christ, était-il un dieu humain, ou simplement une dieu incarnée en humain, est-ce que ces deux natures pouvaient être mélanger, ou bien se superposer? Voilà les racines des conflits avenirs qui déboucherons un jour sur les guerres de religions.
Ce qui est le plus étrange c’est qu’entre Justinien et Théodora : Justinien était Dyophysite et Théodora Monophysite, ce qui ne les empêcha pas de coucher dans le même lit et de pratiquer les mêmes politiques.

Richard St-Laurent

Carmilla Le Golem a dit…

Merci Richard,

Effectivement, le livre de Virginie Girod est attrayant et se lit d'une traite. Elle n'est, à vrai dire, pas une universitaire revêche et ses livres sont de qualité et objectifs même s'ils visent un large public. D'elle, je recommande également "La véritable histoire des 12 Césars" et Agrippine.

Je reconnais bien volontiers que je suis complétement ignorante dans de nombreux domaines. Quand on me dit parfois que je suis cultivée, je corrige tout de suite. Je sais faire illusion. Je suis en fait très sélective dans mes centres d'intérêt et je ne m'attache pas à essayer de tout connaître. Je ne connais en fait un petit peu que certains pays et certains écrivains. L'Amérique du Nord et l'Amérique Latine, par exemple, je suis nulle et je ne me hasarderais pas écrire le plus petit mot à leur sujet. Par ailleurs, j'ai appris, au cours de mes études, à aller vite à l'essentiel.

Cela dit, la méconnaissance de Byzance, je trouve ça quand même problématique parce que c'est tout de même une large part de l'Histoire de l'Europe. C'est au point qu'on identifie la Turquie à un pays, de tous temps, musulman et qu'on ne s'offusque pas de la véritable "épuration silencieuse" pratiquée dans le pays depuis le début du 20 ème siècle (à cette époque, il y avait presque autant de chrétiens que de musulmans sur le territoire). Et puis, il y a tous les monuments byzantins magnifiques aux quels les touristes ne prêtent guère attention. Ou alors, la ville d'Izmir : presque tout le monde a oublié qu'elle était, il n'y a pas si longtemps, largement grecque et qu'elle s'appelait Smyrne. L'ignorance rend complice des massacres perpétrés.

Bien à vous,

Carmilla