samedi 17 décembre 2022

Fragments proustiens

 

A l'occasion de la réception du Prix Nobel, Annie Ernaux a déclaré qu'elle écrivait "pour venger sa race".


Ca n'a guère donné lieu à critique ou débat. Je sais seulement que ça a embarrassé beaucoup de traducteurs. On n'ose plus trop, en effet, employer ce mot de "race" dans de nombreuses langues.


Moi, ça m'a vraiment plongée dans la perplexité. Les identités fixes, femme, prolétaire, dominé, victime, qui vous définissent et vous enferment à jamais dans un destin, elle semble vraiment y croire notre nouveau Prix Nobel. Il est vrai qu'elle carbure à Bourdieu/Jdanov. Ce découpage simpliste du monde entre oppresseurs et oppressés, ça me hérisse. 


Tout le contraire de l'esprit d'émancipation des Lumières ou bien de la dispersion des identités, de l'éclatement du Moi, prônés par la modernité philosophique (Gilles Deleuze). Et je ne parle pas de cette sinistre passion du ressentiment qui emporte les sociétés occidentales.


Les gens qui croient savoir qui ils sont, leur assurance me rebute immédiatement. J'ai heureusement trouvé un élixir contre leur influence toxique: il s'agit de Marcel Proust. Curieusement, j'ai toujours vécu à proximité de ses domiciles successifs : 9 boulevard Malesherbes, 45, rue de Courcelles, 102, Boulevard Haussmann, 44, rue Hamelin (où il est mort, il y a exactement un siècle). A une époque, je pouvais même observer, depuis ma chambre, la cour du lycée Condorcet où il a été élève.


Grande différence entre aujourd'hui et hier : à l'époque de Proust, c'étaient des quartiers résidentiels réputés pour leur calme et leur verdure, offrant presque une vie provinciale. On a évidemment du mal à imaginer ça maintenant.


Un point commun entre Annie Ernaux et Marcel Proust. L'un et l'autre ont eu des parents épiciers dans un petit village en Normandie. Pour Marcel Proust, il s'agissait de ses grands-parents paternels. Mais la comparaison s'arrête ici parce qu'on serait bien en  peine de déceler un quelconque point commun dans les descriptions des villages d'Yvetot et d'Illiers-Combray. Un traumatisme d'une part, un émerveillement d'autre part. De quoi disserter sur le poids de l'enfance et de l'éducation peut-être pas si déterminants que ça.


Marcel Proust, j'y pense donc souvent: quand je traverse le Parc Monceau ou bien quand je vais à ma piscine (située juste à côté du 45, rue de Courcelles). Le plus singulier, c'est que son œuvre fascine tant de gens pourtant a priori  aussi éloignés que possible du monde de Proust: qu'est-ce que ces histoires de salons parisiens, de duchesses, de grands bourgeois, d'étranges invertis, peuvent bien dire à des gens modestes ?


Un livre récent de Stéphane Carlier ("Clara lit Proust") aborde cette question. Clara est coiffeuse dans une petite ville de Saône-et-Loire. Un monde broyé par la banalité quotidienne avec une patronne et un copain caricaturaux. Jusqu'au jour où Clara rencontre l'homme qui va changer sa vie, qui va lui permettre de s'émanciper: Marcel Proust.


On peut penser aussi au livre de Joseph Czapski : "Proust contre la déchéance". Il s'agit d'entretiens avec des codétenus polonais, dans un camp soviétique, au début de la seconde guerre mondiale. Parler de Proust quand on va peut-être être exécuté demain, parler de Proust pour ne pas sombrer.


Pour ce qui me concerne, la découverte de Proust a été aussi importante que celle de Freud. J'y ai trouvé des clés de compréhension de la psychologie humaine et de la vie en société: le mensonge, la jalousie, la férocité, le snobisme, les signes amoureux, les "tiraillements" et ambiguïtés de la sexualité. 


Et puis sa conception du Temps, avec l'effraction continuelle du passé dans le présent. Rien n'est jamais révolu, tout est relié comme les piliers d'une Grande Arche, et c'est ce qui nous rend, d'une certaine manière, immortels.


Et enfin, l'Amour ! On croit généralement que l'amour, c'est quelque chose qui vous submerge soudainement, vous tombe brutalement dessus. Mais non, pas du tout ! C'est plutôt qu'un jour, on décide d'aimer. Et on décide alors d'aimer ce qu'on n'a pas. Pourquoi ? Justement parce qu'on ne l'a pas.


J'ajouterai que je trouve le personnage de Proust extrêmement sympathique. Quelqu'un que j'aurais sans doute aimé connaître dans la vraie vie. J'aime son côté lunaire, détaché, absolument en dehors des contingences de ce bas monde.


De sa biographie, j'ai ainsi retenu les anecdotes suivantes :

- il vivait "à rebours" se levant dans l'après-midi (aux alentours de 17 H 30) et se couchant au petit matin. Il sortait en ville tard le soir (vers 23 heures) souvent pour rejoindre les salons des Grands Hôtels (celui du Ritz notamment). 


- il ne mangeait à peu près rien: juste, à son réveil et durant les dernières années de sa vie, deux croissants et deux cafés au lait. Quelques rares fantaisies: une sole et des crèmes glacées auxquelles il touchait à peine. Quasiment jamais de viande, seulement un peu de  poulet. Il était évidemment très mince et longiligne surtout pour son époque.


- il était incapable d'une quelconque activité pratique ou manuelle. Il n'a jamais fait de courses de sa vie, ne s'est rendu chez un coiffeur, dans une boutique d'habillement ou de chaussures. De tout cela, il chargeait ses domestiques à toute heure de la nuit (ce qui les exposait à de mauvaises rencontres). Même ouvrir ou fermer une porte lui était étranger: comme il ne prenait jamais de clés quand il sortait, il fallait l'attendre durant toute la nuit.  Quant à la cuisine, il en proscrivait toute odeur et se contentait, généralement, de se faire livrer par une grande maison.  


Il était néanmoins féru de toutes les nouvelles technologies de son époque, un véritable "geek" avant l'heure : l'électricité, le téléphone, le "théâtrophone" (une invention disparue), les ascenseurs, l'automobile, les trains et même l'avion.


- il était bourré de "manies". Ou plutôt, disons qu'il s'adonnait, continuellement, à la jouissance et à l'angoisse de troubles obsessionnels et compulsifs. Il vivait calfeutré, avait peur des courants d'air, des coups de froid, des pollens. Chaque détail quotidien devait obéir à un ordonnancement et un cérémonial compliqués. Il était donc un tyran domestique d'autant plus qu'il exigeait que tout soit réalisé immédiatement. Il ne supportait pas d'attendre. Mais selon les témoignages de tous ceux qui l'ont servi, il était un tyran bienveillant et agréable (jamais en colère, toujours d'humeur égale), toujours très poli. Une seule chose l'irritait profondément et le conduisait à se séparer de ceux qui le côtoyaient: qu'on lui dise comment il devait conduire sa vie, "corriger" ses habitudes. Il n'entendait nullement s'amender.


- il avait un rapport inhabituel à l'argent. Sa seule préoccupation était de connaître le montant global de sa fortune, d'avoir l'assurance qu'il pouvait faire face. Mais les dépenses de la vie quotidienne, il s'en désintéressait complétement. Il payait aveuglément, sans contrôle, les factures qui lui étaient présentées. Il était connu, notamment, pour verser des pourboires extravagants. Pour ses besoins courants, il prélevait dans une armoire bourrée de billets de banque entassés n'importe comment. Aussi désintéressé soit-il, il s'intéressait beaucoup néanmoins, peut-être étrangement, à la Bourse et à aux marchés financiers. Il ne manquait pas d'éplucher la Cote chaque jour. Il y investissait toute sa fortune mais perdait aussi beaucoup d'argent parce qu'il manquait de sang froid et s'attachait affectivement à ses valeurs. 


Voici les traits de caractère que j'ai retenus de Marcel Proust. Je partage évidemment avec lui, du moins je crois, quelques traits de caractère : le détachement général, le rapport à l'argent, à la nourriture, au rythme du temps. 


On est en droit de juger le personnage ou fou ou odieux. Au minimum, un affreux bourgeois. Il était cela probablement mais sans doute, aussi, pas que cela. Notre époque est celle d'une catégorisation à outrance, on enferme les individualités dans des schémas binaires: dominant, dominé. C'est le ferment d'une haine généralisée. 


De toute façon, Proust n'avait cure de ce que l'on pouvait penser de lui. Son unique préoccupation était de tracer son propre chemin, de réaliser son œuvre. Celle qui fut, dans ses dernières années, sa gouvernante et confidente, Céleste Albaret, rapporte ainsi qu'il était effectivement difficile de travailler auprès de lui, tant il était maniaque et exigeant, mais que sa vie s'est trouvée "illuminée" de son contact avec Proust.


Quelques images (Monet, Bonnard, Caillebotte, Helleu, van Dongen) se rapportant à l'époque de Proust. Il faut surtout rappeler qu'il soutenait l'avant-garde artistique de son temps, souvent décriée dans les milieux qu'il fréquentait: les Impressionnistes, Van Gogh, les musiciens Ravel, Satie, et Debussy, les ballets russes et leur décorateur Léon Bakst.

Lectures :

- Céleste ALBARET: "Monsieur PROUST". Un livre capital, une image fidèle de la vie quotidienne de Proust.

- Evelyne BLOCH-DANO: "Madame PROUST". Le portrait d'une femme remarquable, aimante et très cultivée (grande polyglotte, pianiste et amoureuse des livres). Capable, à son époque, de ne pas désapprouver l'homosexualité de son fils. Ce livre passionnant est également la reconstitution du monde de la bourgeoisie juive parisienne.

- Mathilde BREZET: "Le grand monde de Proust". 2 500 personnages peupleraient "la Recherche". Ce livre est certes un dictionnaire mais ne recense pas ces 2 500 personnes. Il s'attache à une centaine d'entre eux, les plus significatifs, et surtout à leur évolution, transformation. Car les personnages de Proust n'ont rien à voir avec ceux de Balzac. Chez Balzac, ils sont donnés une fois pour toutes et, ensuite, ils ne changent pas. Chez Proust, ils sont sans cesse mouvants et susceptibles de se contredire au cours de leur évolution.

- Charles DANTZIG: "Proust Océan". Il y a, pour moi, deux essayistes majeurs de la littérature française : Cécile GUILBERT et Charles DANTZIG. Ce "Proust Océan" est extrêmement brillant, novateur, inattendu. Et même aussi révolutionnaire que "la Recherche" dans son écriture. Merveilleux !

Je signale enfin que je ne posterai pas samedi prochain. Je serai en Pologne, nouvelle patrie des Ukrainiens. Retour le 31 décembre. Mais on peut bien sûr continuer de m'écrire.

6 commentaires:

Richard a dit…

Bonjour Carmilla

C’est quand même faramineux, Proust sera unique dans l’histoire de la littérature universelle; le seul et unique écrivain qui a édifié son œuvre sur le temps perdu. Il fallait quand même le faire! Il demeure pour moi, un être singulier, ténébreux, capricieux, tortueux, voir mystérieux. Il y a des êtres comme cela, qui n’ont rien en commun. Il reste quand même quelqu’un d’unique. J’ai beau creuser dans toutes mes lectures, je ne trouve rien qui lui ressemble. Aucun nom d’auteur ne me vient à l’esprit. J’ignore Carmilla si vous avez des noms d’auteurs qui pourraient seulement s’en approcher?

Était-il conscient qu’il perdait son temps? J’ai toujours trouvé, que le titre : À la recherche du temps perdu, était un joli titre. Se farcir le reste de l’ouvrage, c’est une autre histoire. Oui, je l’ai lu, piqué par une certaine curiosité, et souvent comme un passage obligé. Il y a des occasions où je m’impose des lectures, qui n’ont absolument rien à voir avec la vie que je mène, mais je le fais quand même, afin de tremper dans des univers qui me sont complètement étranges. On dirait que tous ces personnages qui l’entourent et dont il fait son pain quotidien, sont en vacances perpétuelles, dans le genre polyphonie qui s’acclimate à une cacophonie désespérante.

Je me suis souvent demandé, si Proust n’avait pas eu de fortune, quelle vie il aurait mené? Comme on dit chez nous : (Son père était venu au monde avant lui!) Son rapport à l’argent est très révélateur, sans certains de ses amis, le pauvre Marcelle, c’est le cas de le dire, aurait finit sur la paille. Peut-être que c’est son inconscience qui l’a sauvé? Ce qui tient probablement à un certain détachement. J’avoue que là, je patine sur une glace mince, et que je suis peut-être à côté des mes bottes.

À la fin, toutes ces manies c’est agaçant, tous ces caprices qui s’ajoutent en ligne, ne pas ouvrir un porte, attendre qu’on vienne lui livrer sa pitance, commander tout, ne jamais sortir, et surtout ce qui est remarquable, cette espèce d’hypocondrie parce que Proust est un merveilleux hypocondriaque. Quoi, que j’ai trouvé géniale cette manière de ne jamais prendre ses clés, ainsi tu ne les perds pas. La responsabilité incombe aux autres. Proust était-il manipulateur?

J’ai aimé vos toiles cette semaine Carmilla. Tout cet univers qui allait être avalé par la guerre de 14, et dont il ne restera rien. J’ai surtout remarqué comme les hommes s’habillaient, avec ces redingotes impossibles, ces pantalons informes, ces barbes hirsutes. À la même époque, de l’autre côté du Canal, Winston Churchill s’habillait de la même manière, avec un haut de forme et des redingotes encombrantes. Ils sont nés tous les deux à la même époque, Proust en 1871 et Churchill en 1874. Ils ont à peine trois années de différences. Passons sous silence les toilettes de ces femmes…

Où était Proust à l’hiver 1916? Je l’ignore. Mais, Churchill après la fiasco de la bataille des Dardanelles étaient dans les tranchés sur le continent, il commandait un bataillon.

Bonne fin de Journée Carmilla et merci pour votre texte.

Richard St-Laurent

Carmilla Le Golem a dit…

Merci Richard,

Oui, Proust était, comme nous tous, un personnage complexe: à la fois détestable et adorable. Evidemment inadapté social complet.

Mais il n'avait pas l'hypocrisie de se faire le porte-parole de milieux sociaux auxquels il était étranger. Il s'est attaqué à ce qu'il connaissait le mieux: les milieux bourgeois et aristocratiques. Ses critiques sont féroces et, à cette fin, il a choisi une arme redoutable: l'humour. Parce qu'il faut le souligner, "La Recherche" est un livre souvent très drôle.

Mais ce n'est pas non plus un livre centré sur lui-même. Sa conception du Temps était et demeure révolutionnaire. Et puis ses analyses de la psychologie humaine sont, je crois, instructives pour tout le monde. Le jeu des semblants et des apparences dans les relations sociales, ça n'a pas disparu aujourd'hui même si on se prétend plus authentiques.

Evidemment, il y a beaucoup d'éléments aujourd'hui insupportables dans son comportement social. Mais, au début du 20ème siècle, les mentalités n'étaient pas les mêmes. Le recours à une domesticité abondante, disponible nuit et jour 24H/24, semblait aller de soi.

Quant aux images, il faut préciser que ce début du 20ème siècle a marqué une sorte d'apogée pour la France et la ville de Paris. Le pays était alors à la pointe, très en avance, dans les domaines économique, industriel, scientifique, artistique. Ca favorisait évidemment une certaine arrogance et sûreté de soi et de ses valeurs. C'est à cette aune qu'il faut mesurer la catastrophe de la 1ère guerre mondiale.

Je vous félicite d'avoir lu "La Recherche". C'est un livre que j'admire bien sûr mais j'ai quand même tendance à penser qu'il faut être Français, et même Parisien, pour pleinement l'apprécier.

Bien à vous,

Carmilla

Nuages a dit…

Si vous allez en Pologne, pourquoi ne pas pousser jusqu'à Lviv ? Ce sont vos racines, et même si c'est sans doute rude sur le plan émotionnel, aller partager quelques jours avec les Ukrainiens peut être une expérience à vivre.

Carmilla Le Golem a dit…

Merci Nuages,

C'est à étudier bien sûr mais les gens que je connais se sont repliés justement en Pologne. Il est de plus très difficile de trouver à se loger à Lviv. Les hôtels sont pleins à craquer et souvent sans eau ni électricité. De plus quel cafard ! Enfin, ça prend du temps: de Cracovie à Lviv, c'est à chaque fois une nuit de train (quand tout se passe bien et qu'on a trouvé une place).

Bien à vous,

Carmilla

Richard a dit…

Bonsoir Carmilla

Je vous souhaite un excellent voyage en Pologne. Soyez prudente et surtout réconfortez vos amis; dites-leurs qu’ils ne sont pas seuls, nous les appuyions sans réserve, nous sommes nombreux derrière l’Ukraine et nous admirons leur courage et leur ténacité. Ils peuvent compter sur notre solidarité. Nous pensons à eux continuellement et de savoir que partout dans le monde nous nous soucions d’eux. Des fois, un petit message qui provient du bout du monde, c’est réconfortant. Ils le méritent bien!

Je leur souhaite la victoire et rien de moins.

Merci Carmilla

Richard St-Laurent

Carmilla Le Golem a dit…

Merci Richard,

Je ne manquerai pas de transmettre vos voeux.

En Pologne, il n'y a, à vrai dire, aucun risque.

Le seul problème, c'est que depuis deux semaines, il y faisait très froid et, surtout, que Cracovie était submergée sous la neige (au point que les transports publics étaient paralysés).

Malheureusement, dès le jour de mon arrivée, il va y avoir un important redoux avec de la pluie. C'est rageant parce que j'aime beaucoup la neige.

Surtout, il va falloir patauger dans une terrible gadoue. Vous connaissez sans doute bien ça, ça n'est vraiment pas agréable. C'est terrible, mais il n'y a plus d'hivers durablement froids en Europe Centrale.

Bien à vous,

Carmilla