samedi 27 juillet 2024

Des familles dysfonctionnelles

 
On cède tous à la tentation d'expliquer les psychologies individuelles à partir du vécu familial. On en revient toujours à Papa et Maman, les frères et les sœurs, bref à la grande Saga œdipienne.


Et pourtant, on sait bien que c'est beaucoup plus compliqué que ça, que c'est toujours à la fois complétement vrai et complétement faux.


On sait bien d'abord qu'il n'y a jamais de familles saines. Que les parents bienveillants, sympas voire "fusionnels", sont aussi redoutables que les parents autoritaires. Pour un gosse, ne pas se voir signifier d'interdit, c'est ne plus savoir quel est son désir. Si tout est permis, il n'y a plus rien à quoi s'ancrer, s'accrocher. Dostoïevsky l'a bien théorisé: l'infinie liberté, ça devient vite l'angoisse infinie, ça condamne à l'errance et l'insatisfaction perpétuelles.


J'ai eu des parents éclairés et libéraux. Jamais violents, bien sûr, et très tolérants. L'idéal en quelque sorte. Mais ma sœur et moi, on a vraiment été de sales gosses, absolument infectes, toujours à rouspéter, contester, et à faire les 400 coups en matière amoureuse. Mais il est vrai que deux filles à peu près du même âge ont vite fait de rentrer dans une compétition sexuelle effrénée. La quelle est la plus belle, la plus aimée des hommes ? A moi, ceux qui ont du pouvoir, à elle, les marginaux. Ca fait vraiment des étincelles, c'est une lutte féroce laissant des traces indélébiles. 


La famille, ça n'est jamais un ensemble harmonieux. Des emboîtements approximatifs, des équilibres hasardeux, ça fonctionne donc avec beaucoup de coincements et grippages mais aussi avec de brusques cassures et rejets. Ca a au moins une vertu: ça n'est jamais inerte, c'est toujours en mouvement, avec crises, colères et réconciliations. C'est aussi ce qui nous fait bouger, évoluer, nous rend "adultes".


Mais on ne se dépêtre jamais complétement de sa famille. Parmi les enfants, on dit souvent que, dans un groupe de trois, il y en a généralement un qui incarne l'héritage familial, l'ordre et l'argent. Un second qui se construit en miroir du premier, devient un intello de gauche, contre tous les pouvoirs. Et le troisième qui est un artiste, un rêveur éthéré et sensible. 


Et c'est vrai que ma sœur et moi, même si on était globalement deux toquées, on a un peu emprunté à ces trois catégories mais en ne se superposant complétement à aucune. Moi évidemment, le pouvoir et l'argent (mais pas que ça non plus, j'espère) et elle, l'Art et la sensualité. Forcément, on se détestait et s'admirait à la fois. Mais en réalité, on illustrait bien toutes les deux notre époque: celle d'une génération soumise à des injonctions contradictoires, écartelée entre l'épanouissement et le cynisme. Mais cette duplicité, c'est peut-être mieux finalement: les gens les moins intéressants, ce sont les personnalités monoblocs, ceux qui "savent ce qu'ils veulent", comme on dit.


Quoi qu'il en soit, pour ce qui me concerne, j'appartiens, depuis plusieurs années, à la catégorie des "sans famille". Et les "sans famille",  je pense qu'ils n'ont pas du tout  la même psychologie que les autres. Pas seulement parce que les anniversaires et les Noëls ne signifient plus rien pour eux. Pas seulement aussi parce qu'on se sent toujours coupables de la mort précoce de ses proches et qu'on se met à ruminer ça sans cesse. Mais surtout parce que les "sans famille", même s'ils sont encore jeunes, sentent bien qu'on vient de les traîner, tout à coup, en plein milieu du "champ de tir". Ca vous rend, inévitablement, très dur.

Pour échapper à ces idées noires, j'aime bien me pencher sur les biographies de grands écrivains et penseurs. Les critiques professionnels disent pourtant que la vie n'explique pas l'œuvre. Il faut lire, à ce sujet, l'essai de Proust : "Contre Sainte-Beuve". 


Sans doute, mais on écrit aussi pour lutter contre la Mort, la sienne propre et celle de ses proches qui ne cessent de nous hanter. Et l'œuvre de Marcel Proust développe justement une conception du temps où le passé et le présent se rejoignent et existent même simultanément. Proust révèle ainsi la part d'immortalité en tout homme.


Et parmi les personnages qui me fascinent, il y a aussi Nietzsche que j'évoquais il y a quinze jours. Celui qui proclamait l'avènement du surhomme et le renversement des valeurs était un personnage solitaire et timide. D'une politesse surannée et d'un langage châtié. Torturé par les femmes mais ne sachant trop comment les approcher. 


Quelqu'un de timoré donc. Mais Nietzsche (comme Proust) a pourtant bénéficié d'un environnement familial (père, mère, sœur) très, voire excessivement, aimant. Il a toujours été choyé et adoré.


Toute sa vie, il a en fait lutté contre la perspective de la Mort. Sa conception de l'Eternel Retour est ainsi une réponse à l'angoisse qui le taraudait. Ca a débuté, alors qu'il n'avait que 5 ans, avec la mort précoce de son père (à 36 ans et probablement d'une tumeur au cerveau) suivie, quelques mois plus tard, de celle de son petit frère (à 2 ans). 


A partir du décès de son père, Nietzsche a vécu (à Naumburg) dans un milieu exclusivement féminin, "un grand cheptel de femmes" selon son expression, composé de bigotes luthériennes, à moitié folles et incultes modérées. Mais toutes vénéraient le jeune Fritz, leur petit prodige.


Deux figures majeures: sa mère Franziska, aussi belle que sotte a-t-on dit, mais qui lui a toujours exprimé un soutien indéfectible.


Et surtout sa sœur Elisabeth, le "Lama", elle très intelligente mais dure, inflexible, presque virile dans son comportement. On a pu qualifier de presque incestueuse la relation de Nietzsche à sa cadette (de seulement deux années). Il ne faut pas le nier: ça a été largement occulté jusqu'alors mais le frère et la sœur se sont adorés, aimés à mort. Elle a été sa confidente principale et ils ont même vécu longtemps ensemble comme un véritable couple (à Leipzig puis à Bâle où Nietzsche était jeune professeur d'université). Leur proximité était si forte qu'elle les a, évidemment, empêchés, l'un et l'autre, de se marier (Elisabeth ne le fera que très tardivement, à 39 ans) et d'avoir des enfants.


Et dans ce ménage étrange, le mec, c'était elle. Celle qui était le manager et faisait tourner la boutique. C'est elle qui s'occupait de toutes les questions matérielles et prenait intégralement en charge son frère. Cela parce qu'elle était subjuguée par son intelligence et sa créativité et qu'elle l'adorait de manière absolue. Sans doute comprenait-elle très mal sa pensée mais elle était pleine de bonne volonté. C'était donc elle qui assurait la promotion de son œuvre et de son génie, qui l'exhibait, le faisait sortir, contrôlait ses relations (notamment avec Lou-Andreas Salomé). Elle a aussi fortement œuvré au rapprochement avec les Wagner (en devenant amie de Cosima). Ce fut, au total, une passion monstre, un vrai drame shakespearien.


Mais, comme il est normal dans la passion, ça a aussi été l'amour-haine entre les deux. Ou plutôt l'amour et la trahison. Surtout quand Elisabeth épousera le sinistre Bernhardt Förster, colon amateur au Paraguay et antisémite professionnel (il se suicidera, en 1889, quelques mois après que Nietzsche ait sombré dans la folie). 


Et puis une deuxième fois quand la sœur de Nietzsche, devenue, presque simultanément, veuve et orpheline de son frère, mais toujours dingue de ce dernier, commencera à bidouiller, recomposer, ses archives pour les mettre en accord avec ses propres idées. Une horrible cuisine, une falsification complète (notamment pour le livre "La volonté de Puissance") qu'elle parachèvera en devenant une admiratrice de Hitler (qui lui rendra une célèbre visite).


Quant à Nietzsche, ses velléités de s'affranchir de sa sœur ont, d'emblée, été contrariées par ses problèmes de santé: il avait d'abord besoin d'une infirmière parce qu'il souffrait, dès son plus jeune âge, de migraines ophtalmiques liées à une forte myopie. Il était alors incapable de lire, parfois pendant plusieurs jours. Puis, quand il est devenu adulte, se sont ajoutés des maux de tête lancinants. Quel terrible paradoxe pour lui qui ne cessait de prôner la grande santé !

On peut dire aujourd'hui qu'il souffrait probablement d'une syphilis. Mais ce qui est intéressant et troublant,  c'est que les souffrances de Nietzche s'apparentaient étroitement à celles de son père (des douleurs au cerveau puis une cécité finale). Et il ne cessait sans doute d'y penser avec angoisse.


Ca explique probablement qu'il ait décidé d'abandonner, à seulement 35 ans, son poste de professeur à Bâle. Pour échapper à la maladie, ne pas reproduire le Destin de son père et quitter sa sœur par la même occasion.

Il a, à partir de là, mené une vie folle. Errant seul, de ville en ville, dans des hôtels minables: Gênes, Nice, Turin, Sils-Maria. Ne mangeant presque rien et consacrant 3 à 8 heures par jour à la marche. Ecrivant sans cesse la nuit. Un mode de vie épuisant qui ne l'a évidemment pas sauvé. Comme cela a été maintes fois raconté, ça s'est terminé le 3 janvier 1889 (il n'avait que 44 ans) sur une place de Turin où il s'est mis, tout à coup, à embrasser un âne (ou un cheval).



Je trouve ça fascinant et admirable. La vie de Nietzsche illustre toutes les ambiguïtés des relations familiales, tous les sentiments troubles qui les fécondent et les empoisonnent. C'est évident: pour vivre dans la sérénité, il ne suffit pas d'être inconditionnellement aimé de ses proches comme cela a été le cas pour Nietzsche. 

Une autre voie est possible, envisageable, celle de l'émancipation. Même et surtout si notre famille est confortable et aimante. Il faut savoir affronter la solitude et l'incompréhension pour échapper au destin, à l'emprise familiale. 


Images de Boleslaw BIEGAS, Daniel GREENE, Paula REGO, Paul FENNIAK, Sophie CALLE, Jean-Claude DRESSE, Kacper KALINOWXKI, Kamil VOJNAR, Leon SPILLIAERT.

Parmi les photos, la 1ère est de sa mère, Franziska; les deux autres sont de sa sœur.

A lire :

- Guy BOLEY: "A ma sœur et unique". Un bouquin injustement passé quasi inaperçu. Sans doute parce qu'il n'est pas d'un professionnel, ni de la Philosophie, ni de l'Histoire. J'étais moi-même sceptique parce que je n'aime pas ces fausses biographies dans les quelles tout est romancé à outrance. Ce n'est pas le cas ici et la relation d'amour-trahison entre Nietzsche et sa sœur est décrite avec une grande justesse psychologique.  C'est aussi très bien documenté. Je vous conseille donc ce livre passionnant même si vous connaissez très mal la pensée de Nietzsche et même si la philosophie n'est pas votre tasse de thé. Un seul défaut: son écriture est belle mais souvent trop emphatique.

* Sur Nietzsche, je recommande, par ailleurs:

- le livre de référence de Rüdiger Safranski: "Nietzsche - Biographie d'une pensée",

- Franziska NIETZSCHE : "Les billets de la folie". On vient d'éditer la correspondance de la mère de Nietzsche relatant les dernières années de la vie de son fils après qu'il ait sombré dans la folie. Ca n'apprend pas grand chose mais ça montre du moins que la mère de Nietzsche était moins sotte qu'on a pu le dire. Et puis l'amour absolu qu'elle portait à son fils, même si elle ne comprenait absolument rien à son œuvre, est vraiment impressionnant.

- le livre-roman (paru en 2019) : "Nietzsche au Paraguay" de Christophe et Nathalie PRINCE. Vraiment formidable et passionnant. Un roman sur Nueva Germania, cette colonie raciste allemande créée au Paraguay à la fin des années 1880. C'est l'époux d'Elizabeth, un fou mégalomane, qui conduisait cette aventure. Le roman repose largement sur les échanges de lettres entre Nietzsche et sa sœur.

* Et enfin:

- Noham SELCER: "Les chaînes de Markov". Qu'est-ce qui dicte les aléas de la vie amoureuse ? Est-il possible de les anticiper ? Les chaînes de Markov, c'est un processus mathématique permettant de prévoir, à partir du présent, les changements à venir. On est toujours tiraillés entre des aspirations généreuses et la nécessité de survivre économiquement.



samedi 20 juillet 2024

Les nomades

 
Dans l'ancien monde communiste, il n'était pas rare de croiser des groupes de nomades qui, avec leurs carrioles et leurs chevaux, erraient d'un pays à l'autre.


Ils s'accommodaient fort bien du système, non seulement parce qu'ils conservaient liberté de circulation mais surtout parce qu'il leur était facile de se livrer à une multitude de petits trafics internationaux qui leur permettaient d'assez bien vivre, mieux que les autochtones. Etrangement, ils étaient tolérés par les autorités communistes et les populations locales, peut-être parce qu'ils facilitaient la soupape de sécurité du marché noir.


On les considérait avec distance, on s'en méfiait mais on les enviait aussi parce qu'ils bénéficiaient de cette liberté de déplacement dont on était justement privés. Et puis leurs grosses bagnoles (des Mercedes) et les bijoux rutilants de leurs femmes... Dans les restaurants, c'étaient eux qui commandaient l'horrible champagne russe. Ils voyageaient et étaient riches sans beaucoup travailler. Ils incarnaient, en fait, notre rêve à tous.


C'est à peu près terminé aujourd'hui. Dans la nouvelle Europe, les ethnies sans attache nationale, ça n'existe tout simplement pas.


Néanmoins, il existe encore un territoire fascinant mais absolument méconnu en Europe. C'est à l'Est de la Slovaquie, bordant la frontière ukrainienne (c'est pour ça que je le connais).  Là, croupissent, dans de véritables ghettos, la plupart des Roms (environ 500 000 personnes) du pays. En matière de bidonville, c'est vraiment glauque de chez glauque. Mais qui parle de ça, qui connaît ça ? On ne connaît que les citoyens laborieux et on préfère chanter le miracle économique slovaque. Seul, le réalisateur autrichien, Ulrich Seidl, ose évoquer cette "zone" informe, indistincte, dans un film saisissant: "Import/Export" (2006).

Les nomades, on préfère fermer les yeux, ne pas les voir. Ou plutôt, on est victimes d'un véritable biais cognitif: on a été tellement façonnés par la philosophie des Lumières (le contrat social et les révolutions techniques et industrielles) qu'on est, aujourd'hui, entièrement convaincus que le Progrès de l'humanité, ça consiste à s'entasser et se fixer dans de grands centres urbains bétonnés avec des monuments pérennes, des bureaux de verre, des immeubles collectifs.

Et on croit surtout que ce sont les sédentaires qui ont fait l'Histoire, tandis que les nomades, toujours rétifs, auraient plutôt freiné, entravé, celle-ci. On ne perçoit pas que ce que l'on appelle la Grande l'Histoire, ça n'est jamais que celle des vainqueurs, celle des Pyramides d'Egypte et de l'Acropole à Athènes. 


On oublie que des nomades, il y en avait encore beaucoup au 19ème siècle: dans la Perse, en Turquie, dans l'Inde des Moghols, en Arabie. Ca n'est pas si vieux que ça.


Aujourd'hui, ça n'est évidemment plus le cas puisque la population mondiale, c'est 7,8 milliards d'habitants, la population urbaine, 5,6 milliards et les nomades, guère plus de 40 millions. La disproportion est telle qu'on n'arrive plus à imaginer qu'il y a eu longtemps un équilibre (certes au sein d'une population totale très inférieure) entre nomades et sédentaires,. Mais si l'on retrouvait, aujourd'hui, cet équilibre, les grandes problématiques du monde (notamment écologiques) s'en trouveraient bouleversées. 


La vérité, c'est que, depuis les origines de l'humanité, les peuples sont en mouvement. Même après que l'on ait édifié les premières grandes cités (Babylone, Rome, Bagdad, Hangzhou), les hommes n'ont cessé de se déplacer et de vivre en nomades. Et du reste, jusqu'au 19ème siècle et le développement effréné de la ville de Londres (plus de 2 millions d'habitants dès le milieu du 19ème siècle), les grandes cités n'ont jamais excédé 1million d'habitants (la Rome de l'Empereur Auguste au 1er siècle avant JC).



Il existe d'autres passés, ceux de minorités effacées de la mémoire, qui ont, aussi, largement contribué à faire l'Histoire: les Scythes et les Huns, les Mongols et les Turcs. Ces peuples se sont aventurés jusqu'aux confins de l'Europe, jusqu'au Danube. Et il s'en est fallu d'un cheveu qu'ils ne remportent une victoire définitive. Et si ce cheveu avait cédé, quelle serait la face du monde aujourd'hui ? Serait-il pareillement couvert de grands ensembles urbains et industriels surpeuplés ?


Je me garderais bien de répondre. L'Histoire, ce n'est pas ma spécialité. Mais je sais bien que les Russes continuent de vivre dans l'imprégnation du joug mongol (ou joug tatar) qui a tout de même duré de 1236 à 1480. Ils ne s'en sont jamais complétement remis, ça expliquerait leur facilité à courber l'échine, à se soumettre à un pouvoir.


Pourtant, le joug mongol, les historiens découvrent aujourd'hui qu'il n'a peut-être pas été si terrible que ça. D'abord, les Mongols ont contribué à donner une unité territoriale à la Russie. Sans eux, il n'y aurait probablement, sur cet immense territoire, qu'une multitude de petits Etats rivaux (ce qui, au regard de ce qui se passe depuis un siècle, ne serait peut-être pas plus mal). Mais surtout, les Mongols ne se comportaient pas en colon : ils se contentaient d'exiger un tribut de leurs territoires et, pour le reste, ils ne cherchaient nullement à imposer une religion ou même une organisation politique. C'est au point que ce sont les Mongols qui se sont fondus dans la Russie et non l'inverse.


Et ca donne une bonne indication de ce qu'a été, souvent, l'esprit nomade. Les nomades ont généralement été tolérants envers les croyances des autres peuples. Leurs mentalités les portaient,  généralement, à se montrer ouverts envers les autres et muticulturels. Ils défendaient, en fait, surtout leur Droit inaliénable à se déplacer.


Mais ils n'étaient pas, pour autant, bornés et obtus. Ils aimaient aussi la poésie, les Arts et les sciences. Ils ont domestiqué le cheval et inventé de nombreuses armes et ils étaient les premiers écolos vivant dans le respect du monde naturel. L'ouverture d'esprit des nomades a, en fait,  bouleversé toute la culture de l'Eurasie et favorisé, à l'Ouest et par contrecoup, la Renaissance. Finalement, ces "minorités" qu'étaient les nomades ont bouleversé l'histoire de toute l'humanité.


C'est ce qui explique largement la relation ambiguë que l'on continue, aujourd'hui, d'entretenir avec les nomades.


Crainte d'abord parce que l'on se rend bien compte que les nomades sont des rebelles. Ou plutôt des rétifs: ils se montrent profondément indifférents à notre belle culture, à notre mode de vie. Ils n'ont pas du tout envie qu'on les socialise, les stabilise, mais, en même temps, ils s'intéressent aux autres. C'est ce que j'avais moi-même éprouvé quand, en Iran, j'avais rencontré, dans les montagnes du Zagros, des nomades Bakhtiaris. C'était un peu la même expérience que Vita Sackville-West ("Twelve Days"). 


Eux et moi, on vivait vraiment aux antipodes. Pourtant, j'avais été accueillie avec une joie et une curiosité immenses. C'est tout juste si les femmes ne voulaient pas me déshabiller complétement, échanger tous leurs vêtements et bijoux avec les miens. Et partager de la nourriture avec eux avait été bizarre et troublant. Il a fallu que je fasse effort pour goûter ce qu'ils m'offraient (de la viande, probablement de chameau).



Et on se prend alors à rêver fugacement. C'est vrai que la sédentarisation complète du monde, ça n'est finalement que très récent. Est-ce que je n'aurais pas dû me laisser entraîner et devenir, du moins pendant quelque temps, une jeune fille bakhtiari ? Se déplacer continuellement dans des paysages magnifiques, vivre en symbiose avec le vivant, la nature, c'est sûrement exaltant. 


Vita Sackville-West avait ainsi rêvé d'accompagner, pendant plusieurs années, les Bakhtiaris mais elle n'avait physiquement tenu le coup que pendant quelques jours. Quant à moi, je n'ose songer à l'envers du décor pour une femme. Parce qu'il faut bien le dire, la mythologie de la Liberté dans une société nomade, ça n'est, justement, qu'une...mythologie. Ses règles de fonctionnement internes, ses hiérarchies, sont souvent plus butées, plus bornées, que celles d'une société sédentaire. Y chercher son émancipation en son sein est illusoire.


Je me suis donc dépêchée de rentrer à Téhéran, la ville des extrêmes, aussi monstrueuse que fascinante. Rejoindre des nomades, très peu pour moi ! Mais je me sens toujours portée par l'appel du voyage et j'aurais aimé vivre à l'époque du mouvement hippie et de la Route des Indes. Parce qu'il faut bien le reconnaître: si on voyage de plus en plus aujourd'hui, on est aussi, de plus en plus, des culs-de-plomb. On n'emprunte plus que des chemins balisés,  on ne visite plus que des sites 4 étoiles, on est bardés d'assurance en tous genres, on n'accepte plus la moindre déconvenue.


Retrouver le goût de l'aventure et de la découverte, c'est peut-être ça qui peut nous aider à sortir de notre torpeur. Le grand écrivain polonais Andrzej Stasiuk s'est ainsi fait l'apologue des "pays et régions moches"; ceux et celles que ne recense aucun guide touristique, où il n'y a rien à voir (du genre les confins des pays d'Europe Centrale ou les plaines du Kazakhstan, voire ce que l'on appelle, en France, "l'Enfer du Nord"). C'est en effet cette démarche qui nous ouvre les yeux, nous ouvre au monde, nous apprend à voir.


Et puis, il y a eu, aussi, le grand bouquin de philosophie paru en 1972: "L'anti-Œdipe" de Gilles Deleuze et Felix Guattari. Il faut relire l'étonnant chapitre "Sauvages, Barbares, Civilisés". L'Etat, c'est la résidence et la territorialité. Le nomade, c'est la déterritorialisation, mentale et physique, permanente. Ce sont l'espace et la géographie, plutôt que le temps, qui font l'Histoire.


Images d' Alexander Usto MUMIN, un artiste ouzbek (1897-1957). J'ai par ailleurs intégré de nombreuses photographies de l'Iran et des nomades bakhtiaris dans les montagnes du Zagros. La dernière image, ça pourrait être moi, sauf que je suis trop peureuse pour faire de la moto et même du camping. 

La littérature consacrée à l'esprit nomade, elle est immense et très belle. J'ai déjà évoqué, à maintes reprises, les noms de Nicolas Bouvier, Ella Maillart, Anne-Marie Schwarzenbach, Paul Theroux, Bruce Chatwin. Il faut, bien sûr, également mentionner les Polonais Andrzej Stasiuk et Olga Tokarczuk ("Les pérégrins"). Tous ces bouquins m'ont profondément marquée.

J'ajouterai enfin deux livres :

- Gérard CHALIAND : "Les Empires nomades, de la Mongolie au Danube". Un bouquin que tous les écoliers européens devraient lire. Afin qu'ils comprennent que la naissance de l'Europe, ça n'est vraiment pas allé de soi.

- Anthony SATTIN: "Les nomades". Ca vient tout juste de sortir. C'est un bouquin de "journaliste" qui n'a certes pas la rigueur d'un historien. Mais il est vraiment plaisant et agréable à lire.