samedi 6 juillet 2024

Animal mon frère Toi: Mon Double

 
On se croit singulier et, en même temps, tout à fait normal, enfermé seul dans la cage de son identité.

Pourtant, chacun de nous vit avec un double, voire plusieurs doubles, fichés en son cœur.


La preuve, on aime se regarder dans un miroir. Et notre reflet, on le perçoit avec une espèce de gêne. C'est à la fois nous et quelqu'un d'autre. Et ce quelqu'un, il nous regarde lui aussi. Et ça ne se limite pas à cette épreuve du miroir. Toute notre vie, en fait, on a ce sentiment étrange d'être en permanence regardé.


L'œil est maintenant partout, de la caméra de vidéo-surveillance à l'imagerie R.M.N.. Surtout, on se prend aujourd'hui tous de passion pour les Arts visuels: mode, dessin, peinture, cinéma, photo, etc... Et le regard que nous portons n'est alors jamais neutre, détaché, mais au contraire émotionnel, passionnel.


On pensait, jusqu'à une époque récente, n'être regardés que par Dieu mais on avait une petite marge de liberté: on pouvait essayer de s'affranchir de ce regard de Dieu. Mais c'est fini, Dieu est mort et on s'est en quelque sorte substitués à lui en devenant omni-voyeurs. L'apparence, le spectacle du monde, on n'y prêtait guère attention jusqu'à la fin du 18ème siècle. On ne s'intéressait même ni aux paysages ni aux vêtements. La modernité, c'est devenu le développement sans frein de la pulsion scopique. L'"esprit du monde", sa matrice, c'est Tik Tok et Instagram. 


On est tous devenus des voyeurs, on ne cesse de "mater" et de se laisser absorber par des flux incontrôlés d'images. Mais on ne perçoit pas qu'en même temps que nous regardons, tout le monde, aussi, nous regarde. Et tout le monde, ce ne sont pas seulement des gens, des personnes de rencontre, ce sont aussi des objets inertes, un bijou, un tableau, voire même une photographie ratée. C'est leur caractère énigmatique qui nous accroche, qui fait vibrer quelque chose en nous.



C'est au point qu'il y a plein de "choses" concrètes du monde extérieur qui, dans un déclic soudain, nous saisissent et s'emparent de nous. Elles nous regardent, elles nous font signe, elles nous mettent en fièvre. On ne comprend pas l'attirance qu'elles exercent sur nous mais on s'interroge et on revient sans cesse sur elles.


C'est finalement troublant, déstabilisant parce que le regard que l'on porte sur le monde extérieur ne coïncide jamais avec celui qui est porté sur nous. On sent bien alors qu'il y a en nous une espèce de cassure ou de fêlure essentielles ("The crack up" selon Scott Fitzgerald). 


En gros, notre identité, elle est faite de deux morceaux qu'on n'arrive jamais à ajuster. Il y en a toujours un qui se débine tandis que l'autre essaie de se maintenir tant bien que mal. C'est pour cette raison que, même si on ne l'avoue jamais de peur de passer pour folle, on ne cesse de se parler à soi-même. C'est notre continuel examen de conscience. On se fait des reproches ou on se félicite mais toujours en se donnant le beau rôle. On se vit en héroïne toujours triomphatrice, on s'invente un Destin. C'est au point qu'on en rigole toute seule: "Ah!Ah! je m'en suis bien sortie".


Mais on se ment à soi-même, parce que cela, c'est notre Moi moral qui fait férocement obstacle à nos aspirations profondes. La vérité, c'est qu'on est continuellement tiraillés par notre double intérieur qui signe la vérité de notre Désir. 


On est d'abord fascinés par le regard des autres, de l'Autre. Et ce regard, celui de notre Désir, nous absorbe, nous siphonne. Il nous hypnotise même au point qu'on se sent disparaître en lui. 


Chaque jour, le monde nous fait signe, nous interpelle par des biais divers. A nous d'interpréter les messages qui nous sont ainsi adressés. Quand je me sens regardée (pas simplement par un mec ou une fille mais aussi par une image, voire un objet, qui me troublent), ça me vrille littéralement les entrailles, ça me fait mouiller ma culotte. J'éprouve même alors une certaine plénitude comme si s'effaçaient les limites de ma condition humaine: plus de frustrations, plus d'angoisse de la mort.


Le Double, mon Double, ce n'est pas un individu extérieur qui viendrait me tourmenter, c'est ma Part Maudite, ma part inavouée, celle que je porte en moi et qu'une simple sollicitation fait revivre. C'est l'autre fille, celle sans craintes et sans angoisses, que j'aimerais (aurais aimé) être. Peut-être criminelle, peut-être débauchée. En tous cas, celle qui accepte ses désirs.


Le monde est hanté, c'est ma conviction. Ca ne veut bien sûr pas dire que je crois aux fantômes mais ça signifie simplement qu'on vit presque tous dans une perpétuelle dualité.


Le Double, il est engendré par les désirs que j'ai refoulés. C'est aussi ce qui fait mon drame narcissique, celui d'une névrosée moyenne comme l'immense majorité des gens. Contrairement au pervers assumé qui n'a pas d'hésitations et qui fait toujours ce qu'il dit, je suis continuellement partagée, divisée. Je ne sais jamais bien ce que je veux.


La "fêlure" qui me parcourt, qui m'écartèle même, c'est que je veux toujours une chose et son contraire, que je suis inconstante, jamais satisfaite. Et puis, je ne cesse de rêver d'un meilleur monde, d'une autre vie, dans un autre pays, avec d'autres amis.


Je me dépêche de jeter ce que je viens d'obtenir, les choses et les amants. Je suis vite déçue, je veux passer à autre chose, je répugne à me fixer. 


J'en ai conscience, cette insatisfaction permanente, cet inassouvissement perpétuel, ça me rend sans doute difficile à vivre. Mais c'est aussi un puissant moteur pour moi, c'est ce qui me remue et m'agite sans cesse, me pousse à rechercher sans cesse autre chose. Disons que je suis une rêveuse mais qui agit.


Ca me permet, en particulier, d'échapper à la Folie. Parce que si on se laisse absorber par le regard des autres, si on se plie entièrement à ses injonctions, on finit par éprouver un insupportable malaise, on finit par avoir honte, honte de soi, honte d'être un homme (Kafka "Le procès").


Je dirai qu'on a les Doubles que l'on mérite. Il est donc préférable, même si on est, comme moi, une incurable névrosée, de choisir ses Doubles, plutôt que d'être choisi(e)  par eux. C'est une manière d'enrichir sa vie et, peut-être, de contourner la Mort.


Images de Sophie CALLE, Fernand KHNOPFF, Noelle S.OSZVALD, Deborah TURBEVILLE, Ron RICHMOND, Paolo ROVERSI, René MAGRITTE.

Le titre de mon post "animal mon frère toi" renvoie à un étrange livre (1971) de Paul Roazen évoquant l'histoire de la rivalité méconnue entre Sigmund Freud et Victor Tausk, l'un de ses plus brillants disciples. Victor Tausk, qui se trouvait dans un état de dépendance névrotique (comme beaucoup d'entre nous), fut conduit au suicide...

J'ai déjà évoqué (le 22 janvier 2011) ce thème du Double. Mais j'étais passée à côté de bien des choses. Je recense, du moins, quelques prolongements littéraires (Mary Shelley, Hoffmann, Stevenson, Oscar Wilde, Michel Tournier) de cette figure du Double. Je ne reviens donc pas dessus.

Je recommande vivement, en revanche, deux bouquins récents et impressionnants qui ne traitent peut-être pas directement du Double mais, du moins, de cette fêlure qui traverse chacun d'entre nous:


- Undine RADZEVICIUTE: "La bibliothèque du Beau et du Mal". La littérature lituanienne, ça ne vous dit peut-être pas grand chose. En voici un chef d'oeuvre vraiment troublant. Mais accrochez-vous bien, c'est détonnant.

- Phoebe Hadjimarkos CLARKE : "Aliène". Ce livre vient d'obtenir le Prix du Livre Inter 2024. Son auteure est franco-américaine, ce qui explique, peut-être, qu'elle s'écarte résolument de la littérature pleurnicharde et victimaire actuelle.

10 commentaires:

Paul a dit…

Bonjour Carmilla, je suis resté coincé dans mon drame personnel sur la lecture comparée de deux immenses penseurs dont on a m'a subtilisé (en lien au drama) les œuvres. Alors je fais un blocage et je tourne en boucle. Si ça peut éclairer vos dualités je suis tombé en résonance de phase à leurs lectures et à la vôtre (!). L'un de vos meilleurs concepts ici au blog portait sur l'amour véritable ou la promesse de ne jamais échanger ses substrats, comme dans l'amour filial. Et d'ailleurs, remarquez-le bien, comme toute lectrice et lecteur de votre blog, si tant est qu'ils vous sont à distance inconnus de réalités. Pascal avance que se chercher soi-même est la conséquence de l'amour où l'on ne fait que chercher dans l'autre, soi-même. Voilà. Votre impasse totale sur l'amour est parfaite dans votre texte. Ajoutons à cela que vous enterrez Dieu au premier paragraphe alors qu'avec Blaise se chercher soi-même conduit à Dieu. Vous pensez aux dévôtes et vous leur confisquez les godes symboliques, ça se comprend. Montaigne fait tout un chapitre sur les opposés les putes et les dévôtes par exemple. Vous séparez ; alors que c'est peut-être la même chose, pourquoi doubler ? Pourquoi un duel, quand vous avez trouvé récemment et c'était brillant, que l'hypermnésie est un anti refouloir, que ceux dont la mémoire courte s'efface, refoulent à outrance. Nous avons les velléités de fusionner avec notre inconscient en réalité, en vieillissant, on peut tout entendre, on cèdera. C'est terrible mais duplicité correspond peut-être mieux, je parle pour moi pour finir, je ne suis pas dupe de moi-même si, bien sûr que si, je suis dupe de moi-même. Comme la stupeur quand on se sent con. Impossible de développer on se sent idiot. Souvent là, en présence de quelque chose de particulier qui nous regarde, comme la beauté bée. Vous jetez les amants ? qu'à cela ne tienne, nous reprenons la conversation laissée il y a quelques mois ou semaines. Bonne journée à vous

Paul a dit…

Bonjour Carmilla, faire la sourde oreille n'est-ce pas la monstration d'une sympathie ou du moins la recherche de consensus. Nous ne pouvons nous répondre comme des intelligences artificielles, il y faut de la vie des contradictions en nous hors de nous, des éclats etc. Je précise que je me fiche de votre amour (vos amours, et même celui avec majuscule), comme j'imagine acquis que vous vous fichez des miens, pour justement remettre le couvert sur l'amour sans aucune passion. Je réfute donc à peu près tout ce que vous dites ce matin (ou cette nuit) et alors, ça n'est pas dans l'objet d'assujettir ou d'objurgations. L'amour voilà une définition que j'aime chez Pascal, se chercher en l'autre, se chercher tellement que pour les plus pugnaces Dieu est au tournant. Plus, votre vision absolutiste, que je dirais filiale de l'amour, la filiation qui requiert l'obéissance aussi je ne comprends pas votre réponse. Votre postulat c'est ; l'enfer c'est les autres - au premier degré. Mais le pourri c'est moi, ce sont les autres qui ne sont pas pourris, puisque nous allons vers eux, c'est vous qui vous surestimez (qui êtes perverse et tout le tableau des noirceurs rejaillit sur vous, vous êtes coupable, c'est une rhétorique hein). Vous vous dites, ce mec me parle de 'Dieu est amour' - à d'autres au secours. Nan. Plutôt dans une approche politique je suis optimiste sur l'humanité sociale (sa sociabilisation) ce qui définit le contraire de la droite, qui est pessimiste, sans compter sur l'inversion des valeurs (sympathie/noiceur, laïcité/universalité où placer tout ça), dans laquelle nous sommes en plein aujourd'hui. La question du double vous l'avez passée à la trappe dans votre réponse, c'est décevant peut-être aviez-vous déjà tout formulé implicitement, mais je ne peux pas vous persuadez de duplicité sur la dualité. Quand nous croyons accepter notre noirceur, ou bien quand nous nous adorons, nous nous trompons au sens d'adultère. Le point très positif c'est qu'en tant que vampire vous louez votre propre noirceur, mais il n'est pas besoin de proies. Alors insatisfaite, tout le monde reste admiratif de votre moteur

Carmilla Le Golem a dit…

Merci Paul,

Par principe, je refuse les polémiques; ça ne m'intéresse pas. Ca ne sert qu'à attiser ces relations de sujétion que je refuse justement.

L'Enfer, pour moi, ce serait les autres. Je souligne que je fais moi-même partie du jeu et que je ne cherche nullement à m'en abstraire. Mais le jeu, il faut le comprendre pour le désamorcer. Je ne prétends pas avoir mes propres opinions en la matière, j'ai pour seule référence la psychanalyse freudienne. Notamment cette dialectique de la reconnaissance par la quelle chacun d'entre nous affirme son désir de reconnaissance. On est puissamment animés par ce que l'on appelle le Désir d'être désirés. Plus simplement, le besoin éperdu de focaliser l'attention, de concentrer les désirs et l'admiration des autres et d'être reconnus comme le "maître". C'est ce jeu retors des relations humaines qui m'intéresse et ça n'a pas grand chose à voir avec ce cliché sartrien (que je n'ai quasiment pas lu) de l'Enfer.

Je ne me complais pas dans la noirceur. J'estime simplement qu'il faut savoir la considérer. D'ailleurs, la vision chrétienne du péché originel est d'une absolue noirceur. Mais si je crois en une perfectibilité sociale, je suis plus sceptique en ce qui concerne une perfectibilité mentale. L'hygiénisme à la mode sait se montrer normalisateur et répressif.

Je ne me reconnais pas non plus dans la vision de l'amour selon Pascal (que je connais très mal). Se chercher en l'autre, ça n'a de sens que si c'est pour sortir de soi-même, de son identité.

Mais c'est un peu brumeux pour moi, ça a le caractère doucereux d'une leçon de catéchisme.

Je suis plus pragmatique. Laisser vivre l'autre, ne pas l'étouffer, c'est déjà bien.

Quant au double, il touche à la duplicité humaine fondamentale. On émet et on est environnés de signes ambigus, contradictoires. La transparence du monde, c'est une illusion. Je ne vais pas développer là-dessus. Marcel Proust a à peu près tout dit à ce sujet.

Bien à vous,

Carmilla

Paul a dit…

Bonjour Carmilla, je me demanderai souvent ce que j'aime le plus : style ou sens, et de la même façon l'un précède-t-il l'autre et qu'est-ce qui est bon. Tenez, Sartre et Blaise sont facilement opposables, mais leur style ? ah leur style. Au point que je pense de façon banale que le style fait le sens, vous savez, la langue allemande pour philosopher, on n'aurait pas vu mieux - et Wittgenstein a tout emporté. Mais la philosophie on s'en fiche un peu, sauf au plaisir que le style peut tout. Tout en me fichant naturellement des relations humaines, le rayon développement personnel c'est la mort pour moi, il s'agit d'estimer des livres ou tout simplement des autrices ou des auteurs. Évidemment je ne mets par Freud là-dedans et vous non plus, mais la sujétion ou comment s'en sortir, ou la reconnaissance dont vous parlez, me paraissent triviale. Plutôt Masoch ou plutôt Freud dans le dur, bon, voilà, après c'est au goût de chacun. Il y a peu, au hasard d'une lecture je suis tombé sur votre double (je sais, trop d'honneurs, de flatteries, d'incapacités), cartomancienne comme vous, il y a des images

https://www.themarginalian.org/2024/07/02/birds-dream-rem/

Carmilla Le Golem a dit…

Merci Paul,

Sans doute, en effet... Le style fait largement le sens. Au point que traduire, c'est forcément trahir: Proust dans d'autres langues, c'est bizarre. Ou alors Dostoïevsky (qui écrivait, en russe, de manière négligée) dont la plupart des traductions françaises sont trop policées.

Mais on peut s'interroger parce que la quasi-totalité des romans français contemporains (et notamment ceux de ses ses stars, Houellebecq et Ernaux) se caractérise par une écriture "plate". Que signifie cet actuel degré zéro de l'écriture ?

Je sais que, pour ma part, je suis incapable d'avoir du style, d'avoir une écriture. D'abord parce que je n'ai qu'un rapport instrumental et non affectif au français. Et puis, j'ai été trop éduquée à la correction et l'abstraction.

Mais je n'ai, non plus, aucune ambition littéraire, ce n'est vraiment pas mon terrain. Je crois qu'en fait, je n'aime que les théories ou les jeux de cubes. Est-ce que ça tient debout ou s'écroule ? Ca vaut également pour tous les rapports humains.

Merci pour votre lien au site "the marginalian". Effectivement, je m'intéresse aussi aux oiseaux (des pies et des merles en l'occurrence). Mais le peu que je découvre n'a rien de réconfortant: le monde sauvage, c'est tout de même bien celui d'une extrême cruauté.

Enfin, quant à la reconnaissance, même si c'est trivial, je crois quand même qu'on carbure largement à ça.

Bien à vous,

Carmilla

Paul a dit…

Bonjour Carmilla, vous lisez intensément c'est un peu l'attrait de votre blog, et vous vous dites incapable au style ? alors cessez de lire - mais alors quel attrait à la vie. Donc lire. Au moins témoin de vos lectures vous savez ce qui est bon pour vous, c'est un fait, une question de goût au minimum. Souvent l'essayeur dans le style se relègue en découvreur de talent, à défaut : être témoin, et qui donc est vraiment bonne ou bon, au moins saurais-je ? Travers de notre époque, lisez peut-être "le grand écrivain" de Johan Faerber. Vous pourriez y vérifier la velléité de bien écrire au rang de statut qui saigne une existence : c'est fini tout ça, je déteste Hugo rien qu'aux milliers de noms de rue et à la pose exemplaire, régence, restauration, tous ces trucs rances. Voilà pour l'écriture plate d'Ernaux mais pas pour celle de Houellebecq. Je déteste ainsi Houellebecq comme poseur dans la grandécrivainitude. Vous avez parlé de correction et d'abstraction et c'est à pleurer comme c'est la source originelle du style. Pas de phrasé sans les contournements et les arrangements intimes et personnels sur l'orthographe, comme une traduction interne, méta chez les francophones et donc chez tout locuteur français (la francophonie seule nous détache déjà de la grandécrivainitude), et sa trahison inhérente, est un thème cher à Ernaux dans l'origine sociale. Pour l'abstraction enfin, il me semble que c'est bien la théorie pure du truc qu'on va s'apprêter à dire, enfin quoi !? Il faut avoir un truc à dire n'est-ce pas, regardez-vous, vous êtes intarissable.. Enfin, je ne connais pas d'autres langues que la mienne et je ne sais que trop l'affect sur ma langue, ou plutôt je ne comprends pas - je ne sais pas que l'on puisse user d'une langue sans affect, et c'est assez vertigineux de considérer ce que vous dites. Ah oui, cela serait la diplomatie.. Le lien sur les oiseaux ? pas qu'ornithologique, il traite de la chambre noire de nos rêves, les dinosaures ont donné les poules et autres oiseaux, et les oiseaux : nos rêves ?
Je fume une clope je me couche (pour faire style)

Carmilla Le Golem a dit…

Merci Paul,

Ce n'est pas de la fausse modestie. Je sais bien que je suis incapable de style et je ne cherche d'ailleurs pas à en avoir parce que je sais que je sombrerais tout de suite dans le cliché.

Mon incapacité, elle est à la fois liée à mes origines et à ma formation professionnelle. J'ai du apprendre à écrire sur tout et sur rien très vite. Sur ce point, la personne qui tient le site "the marginalian" que vous m'avez indiqué m'a bien fait rigoler. Elle prétend consacrer des centaines d'heures, chaque mois, à son blog. J'avoue que ce n'est pas du tout mon cas.

Et l'abstraction nécessaire dans un boulot, c'est vrai que ça tue l'expression, l'écriture.

Quant à mes origines, s'exprimer dans une langue malgré tout étrangère, ca vous offre une étrange carapace. On peut, par exemple, m'insulter en français, me dire des horreurs, je comprends, bien sûr, mais ça ne me touche pas beaucoup. Et c'est un peu pareil quand je lis de la poésie française. Je comprends mais j'ai du mal à être émue.

Et il y a enfin mon caractère propre: je suis très dispersée, très éparpillée, sans doute superficielle parce qu'incapable de me concentrer sur un seul centre d'intérêt.

C'est ainsi que je lis pas mal, en effet, mais c'est surtout pour vivre d'autres vies par procuration. Et je sélectionne quand même : un écrivain, pour moi, ca "matche" ou ne "matche" pas. Le grand écrivain, ce n'est pas forcément ma référence.

Hugo, j'ai aussi du mal. Mais j'aime bien, dans la littérature française du 19ème, quelques oubliés: Gautier, Mérimée, Barbey d'Aurevilly, les frères Goncourt et Huysmans.

Quant à Houellebecq, ses deux premiers bouquins, "Extension du domaine de la lutte" et "Les particules élémentaires", étaient quand même vraiment novateurs et ont déplacé les points de vue. A partir de là, il a effectivement enroulé, déroulé.

Annie Ernaux, j'aurais aimé qu'elle prolonge plutôt deux de ses petits bouquins sociologiques : "Journal du dehors" et "La vie extérieure".

Pour l'écriture, je suis peut-être, en effet, intarissable. Mais je suis, en revanche, très peu loquace. Ai je un truc à dire ? Même si c'est pompeux, je dirais quand même "ma part de nuit". Cette part que tout le monde porte mais a l'hypocrisie de ne jamais avouer.

Bien à vous,

Carmilla

Paul a dit…

Bonjour Carmilla,
Je n'ai malheureusement pas le nom du traducteur ou de la traductrice ; et ça fonctionne en français

"
De pierre sont les uns, d’argile d’autres sont, -
Moi je scintille, toute argentine !
Trahir est mon affaire et Marina – mon nom,
Je suis fragile écume marine.
D’argile sont les uns, les autres sont de chair –
A eux : tombes et dalles tombales !
- Baptisée dans la coupe marine – et en l’air
Sans fin brisée, je vole et m’affale.
A travers tous les cœurs, à travers tout filet
Mon caprice s’infiltre, pénètre.
De moi – ces boucles vagabondes : vise-les ! -
On ne fera pas du sel terrestre.
Contre vos genoux de granit je suis broyée
Et chaque vague me – réanime !
Vive l’écume, gloire à l’écume joyeuse,
Vive la haute écume marine !
"

Marina T.


Ah oui euh, The Marginallian est payant. Votre exemple à propos d'insultes m'explique bien une carapace, la froideur et l'insensibilité. Mettre la poésie en regard est assez génial. On veut toujours on croit toujours on apprend toujours que la poésie est si belle. Apparât, dorures, ors de la République et donc Hugo encore. Mais ça n'est pas ça le style : faire au maximum du joli, du chiadé en orthographe et des mots rares, des tournures inversées pour rimailler. Non. Je vous fais ma définition personnelle du style (banalités), c'est une autrice un auteur dont, en tous les cas que je connaisse, l'enfance a été motrice : ici l'incohérence peut devenir extrêmement cohérente, et le non-style, Le style. En même temps depuis votre emploi du mot 'carapace', je comprends mieux ce que je ressens parfois comme une intelligence artificielle qui répond.
Peut-être du beau temps

Paul a dit…

Précision : de bonnes âmes ont retrouvé la traductrice de ces vers en russe (l'une sur une plage en Espagne et les autres n'ont pas situé), il s'agirait d'Ève Malleret pour ce poème de 1920
J'ai même les premiers vers originaux de Marina Tsvetaïeva

кто создан из камня, кто создан из глины, / А я серебрюсь и сверкаю !


Et pour finir de casser les pieds (enfin des fois j'ai un peu l'impression de casser les pieds), à la lecture de votre plus récent post je souligne que Les joueurs de cartes sont à Cézanne ce que la cathédrale de Rouen était à Monnet, et en plus grande importance encore car il invente le cubisme et il y propose de représenter le conflit avec son père dans ses joueurs, où les cartes figurent sa peinture

Carmilla Le Golem a dit…

Merci Paul,

J'espère ne jamais donner l'impression qu'on me casse les pieds.

Dans les échanges, je ne me fixe pas, à vrai dire, sur ce qui m'est dit. Que je sois comme ci ou comme ça, pourquoi pas et il y a sans doute une part, voire une grande part, de vérité. Je suis sans doute, en effet, "mécanique" et, peut-être même, désincarnée.

Ce qui est intéressant, c'est la tactique ou la stratégie qui sous-tendent les propos. Pourquoi dit-on ceci ou cela. C'est mon côté freudien. Qu'est-ce qui relève du besoin de reconnaissance ?

Et il y a aussi, c'est vrai, certains murs, certaines frontières, que l'on appréhende plus ou moins. Il y a ceux de la langue (maternelle ou non) que l'on vient d'évoquer et aussi ceux du codage des relations entre les sexes ou plutôt les genres (dit-on aujourd'hui).

Et en ce domaine, j'ai l'impression de toujours assister à une comédie très française. Hommes et femmes vivent dans la prétention continuelle d'être aimés (mais c'est lié, aussi, à une moindre séparation entre les sexes).

Je trouve ça exorbitant. Si on parvient à trouver un modus vivendi pacifique, j'estime que c'est déjà bien.

Cela pour dire que la pente des émotions, il faut éviter de s'y abandonner. Et c'est un peu ici que l'on retrouve la question du style. La mauvaise poésie, c'est celle qui fait appel au sentiment, à la sensiblerie, qui incite à pleurnicher. La bonne littérature, c'est plutôt celle qui déconstruit les formes et, du même coup, les sentiments. Rimbaud et Céline étaient, sans doute, à peu près cyniques mais ils ont changé aussi la vie de nombre de leurs lecteurs.

Trahir est mon affaire, dit bien Tsvetaïeva. Changer les formes, donc. Mais pour les changer, il faut préalablement bien les connaître.

Quant aux cartes de Cézanne, c'est effectivement intéressant.

Vous me comprendrez peut-être de travers. Mais de travers, c'est aussi une interprétation juste.

Bien à vous,

Carmilla