Comme chaque année, à l'automne, on a eu notre grand séminaire annuel entre "gens bien", c'est à dire entre spécialistes de la Finance.
Cette fois ci, on s'est retrouvés en Provence et on a vu grand. On nous a même promenés un peu partout notamment sur les sites de la Gaule romaine.
En quoi ça peut intéresser des financiers ? D'abord, parce que ça permet d'étudier une période de grande prospérité économique, celle de la Paix romaine en Gaule. On est obnubilés par Astérix en France au point d'avoir effacé cet âge d'or romano-gaulois vraiment très brillant et qui court de -50 à 250 après JC.
Et puis, ça permet de combattre bien des idées reçues. Quand on parle ainsi, aujourd'hui, de l'Empire romain, on ne peut pas s'empêcher de reproduire tous les clichés existants: celui de sa décadence puis de son effondrement. Et évidemment, on transpose ça à la société occidentale actuelle.
On ressasse cette ânerie qu'on serait nous-mêmes des décadents et que notre trop grande permissivité et la dépravation de nos mœurs vont pareillement nous conduire à notre perte. C'est cette rengaine du "tout fout le camp" et du "c'était mieux avant". D'où les succès des populistes de droite et de gauche, de tous ceux qui réclament plus d'ordre et de moralité.
Le déclin de l'Empire romain, il a, en fait, une source à la fois politique et financière. Les Romains ont, en effet, inventé l'économie, la monnaie et sa circulation, les échanges, le Droit. Quand tout cela a été perturbé (du fait des guerres et de l'instabilité politique), alors, évidemment, l'Empire (du moins sa partie Ouest) s'est considérablement appauvri. Mais ça n'a rien à voir avec l'effondrement de la Morale, le relâchement des mœurs. Les Romains étaient tout sauf des décadents, ils étaient même plutôt puritains, comme l'a bien mis en évidence Pascal Quignard.Et puisqu'on parle de décadence, on peut aussi évoquer Vincent Van Gogh étroitement associé à la Provence puisqu'il y a séjourné plus d'une année (à Arles puis à Saint-Rémy) à la fin de sa courte vie. On l'a très longtemps considéré comme un raté absolu et on n'a commencé à s'intéresser à sa peinture que 30 ans après sa mort.
Mais en Provence, Van Gogh a été littéralement ébloui par un nouveau soleil. Il a découvert une autre lumière, il s'y croyait au Japon. C'est là que, dans une frénésie créatrice, il a véritablement inventé le Bleu et le Jaune, ces couleurs qui révolutionneront la peinture du 20ème siècle. Mais c'est là aussi que fin 1888, il explosera psychologiquement.
A la suite d'une violente altercation avec Paul Gauguin, il s'est coupé une oreille et l'a envoyée, bien emballée, à une fille dans une maison de prostitution. Une mutilation extraordinaire qui visait à ressusciter l'esprit des sacrifices humains en rejetant la domination divine.
Ca a été la partie "culturelle" de notre séminaire. Ca m'a passionnée.
Tout était bien et j'aurais donc du me réjouir de me retrouver dans le Sud de la France. Mais ça n'est pas si simple.
D'abord, il faut s'adapter à une vie de groupe avec une trentaine de collègues. Et là, je me rends compte que je n'ai pas assimilé tous les codes de la société française. La nourriture, les restaurants, ça m'indiffère à peu près.
Quant aux conversations, elles ne portent que sur la politique intérieure. Et enfin, dans les relations entre les sexes, je n'arrive pas à distinguer ce qui relève de la drague ou de la flatterie polie. Je me dis au total qu'on n'arrive jamais à effacer ses origines.
Et puis, le Sud, ce n'est vraiment pas ce qui me fait vibrer. "Notre cœur tend vers le Sud" écrivait Freud. et il est vrai que tous les voyageurs du 19ème siècle (Schopenhauer, Mary Shelley, Lord Byron, Chateaubriand, Lamartine, Flaubert, Gautier, Nietzsche, Rimbaud) puis du début du 20ème siècle, se précipitaient vers le Sud (deux exceptions: Madame de Staël et Nerval fascinés par l'Allemagne).
Et c'est vrai qu'à cette époque, la beauté urbaine, c'était le Sud. Le Nord, quel intérêt ? Il n'avait à offrir que sa mélancolie dépressive associée à l'émergence des grandes villes industrielles et de leur laideur. Et on ne percevait pas que cette tristesse générale, cet esprit protestant, servait d'aiguillon à la pensée et à la création.
Mais moi, je n'aime pas le soleil, sa lumière abrutissante, ses ciels toujours bleus. Et puis, cette couleur uniformément ocre des paysages et des villes. Des villes d'ailleurs plutôt déglinguées et mal entretenues.
Tout m'apparaît vieux là-bas, un vaste musée poussiéreux. Pas étonnant que ce soit la terre d'élection des retraités et des touristes. Et que dire des mentalités, de l'auto-satisfaction perpétuelle affichée ? Ici, on profite de la vie, m'a-t-on dit mille fois.
Mais, profiter de la vie, ce n'est vraiment pas ce que je recherche et c'est probablement l'expression française que je déteste le plus. Cette satisfaction repue, ça me déprime: la vie, on n'en profite pas, on l'affronte.
Quelques-unes de mes petites photos. Prises à Vienne (Isère), Orange, Arles, Avignon, Saint-Rémy, Nîmes.
Je recommande:
- Frédéric PAJAK : "Manifeste incertain 5. Vincent Van GOGH Une biographie". Le meilleur bouquin, magnifiquement illustré, sur celui qui était universellement considéré comme un raté. Il n'a vendu qu'une seule toile de son vivant, juste avant sa mort. Mais "il a su peindre affreusement la laideur pour mieux exprimer les violences de la couleur".
- Camilo SANCHEZ: "La veuve des Van Gogh". Sur la vie de Vincent, sur sa relation étroite avec son frère Théo, terrassé par le chagrin et mort peu après, tout a été écrit. Mais on a complétement oublié l'épouse de Théo, Johanna, une femme remarquable. Devenue veuve des deux frères, elle a ensuite tout fait, avec une détermination absolue, pour faire connaître l'œuvre de Vincent. Sans elle, sans cette femme remarquable, celui-ci serait complétement tombé dans l'oubli.
- Georges BATAILLE: "La mutilation sacrificielle et l'oreille coupée de Vincent Van Gogh". Un tout petit bouquin (édité chez Allia) mais vraiment lumineux. Les sacrifices humains ont complétement disparu de l'horizon de toutes les sociétés. Mais il en existe certaines résurgences individuelles qui ont un sens profond.
- Jacques MISTRAL : "Economie et politique en France. De la Gaule romaine à 1789". Un grand bouquin dont les premiers chapitres décrivent, dans une synthèse remarquable, la prospérité de la Gaule romaine puis sa dislocation.
- Et pour mieux comprendre ce que l'on a trop hâtivement qualifié de décadence romaine, il faut absolument lire les ouvrages de Peter BROWN et de Paul VEYNE.
- Et je mentionne enfin le très beau livre de Pascal Quignard: "Le sexe et l'effroi". Contrairement à ce que l'on pense, ce sont les Romains, et non les chrétiens, qui ont bouleversé l'érotisme joyeux et festif des Grecs. Ils lui ont substitué, à partir d'Auguste, le puritanisme et le sentimentalisme qui modèlent juqu'à aujourd'hui nos angoisses amoureuses.
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