samedi 30 novembre 2024

Je suis snob


La grande écrivaine Virginia Woolf a publié, dans sa maturité, un petit bouquin largement méconnu: "Suis-je snob ?"


D'une personne aussi détachée, aussi éthérée, que Virginia Woolf, on attend évidemment une réponse négative. Mais elle affirme, au contraire, joyeusement, que, bien sûr, elle est snob et même très snob. Elle en fait même une exigence personnelle à l'égard du réel parce qu'il s'agit de donner une valeur esthétique à son existence: dégager celle-ci de la banalité en exerçant une vigilance absolue en matière de goût. 

Je me reconnais complétement dans ces propos. Et d'ailleurs, je suis moi-même snob, comme, je crois, la majorité des femmes (et aussi des hommes). 


Je n'achète jamais quelque chose en fonction de sa simple utilité, ni même de ses aspects pratiques ou de son prix. Je rejette plutôt ce qui me tombe sous la main et je prends toujours le temps d'une réflexion comparative. Même l'achat d'une petite culotte peut me prendre un temps infini. Et que dire d'une robe, d'un manteau, de chaussures ? L'important, c'est que ça ne soit pas banal, que ça signe ma singularité et mon unicité. Le pire cauchemar, c'est de croiser une fille habillée comme moi.


Et ça s'étend bien sûr à tous les objets qui m'entourent: mobilier, décoration, voiture, articles de sport, appareils photo et électroniques etc...Pas question d'avoir les mêmes trucs, de vivre dans le même environnement, que tout le monde.


Je sais bien que ça va à contrecourant de l'idéologie actuelle promouvant davantage de naturel et de simplicité. Mais j'ai justement cette mentalité en horreur. Les gens qui m'ennuient le plus, ce sont ceux qui ont l'esprit pratico-pratique. Tous ces raseurs à qui on ne la fait pas et qui se croient très forts. Qui sont sans cesse à l'affût de bons plans et de la bonne affaire. Qui vous sermonnent et vous font sans cesse la morale avec des comparatifs qualité/prix et vous donnent des conseils de gestion de votre budget.


Ma réaction de rejet, elle découle d'abord de ce que j'ai pu connaître, par mes parents, du monde communiste. Là-bas, l'économie, elle était exclusivement orientée vers la "satisfaction des besoins", conformément aux analyses de Marx.


Inutile de rappeler que les besoins, le socialisme dit "scientifique" était absolument infichu de les satisfaire. On s'enfonçait dans la misère et la médiocrité générales, dans une tiers-mondisation progressive.


Mais l'échec économique n'était qu'un aspect du problème. Le pire, c'était qu'on vivait dans la laideur et l'uniformité. On était tous habillés pareil, des vêtements synthétiques aux couleurs criardes; on était, aussi, tous logés à la même enseigne, dans les mêmes appartements minables, avec le même mobilier cheap, les mêmes objets ringards (pas besoin d'en faire la description à ses amis).


Et je suis convaincue que l'effondrement du communisme, il est d'abord lié à ça, à sa mocheté et à sa tristesse omniprésentes. Sa sinistrose qui barrait tout l'horizon.


L'économie, elle ne repose pas simplement sur les besoins comme le pensent les marxistes. Elle repose aussi et surtout sur le désir et le rêve. L'économie, elle est, en fait, largement pulsionnelle et sexuelle. Et de ce point de vue, il y a une supériorité évidente du capitalisme. Il a une formidable capacité à injecter de la jouissance dans nos vies. 


On rêve tous très fort dans le système capitaliste, c'est ce qui nous met en mouvement, nous fait carburer. Chaque jour, une petite bêtise, un petit objet, nous accrochent, nous procurent un motif de satisfaction: l'élégance d'un vêtement, la sophistication d'un maquillage, la suggestivité d'une affiche, la dynamique d'une mélodie. 


Le socialisme, c'est la réduction de l'homme à ses besoins. Le capitalisme, c'est la promotion du désir. Ce sont deux conceptions opposées: d'un côté, une Nature supposée simple et authentique ("désaliénée") de l'Homme; de l'autre, des individus singuliers pris dans la prolifération des signes et la généralisation de l'artifice. 


Il est de bon ton, aujourd'hui, de détester l'artifice. C'est futile, c'est idiot, c'est "aliénant", allez-vous me dire. Il faudrait en revenir à la simplicité et au naturel, débarrasser la société de toutes ces bêtises, de toutes ces futilités qui nous font perdre notre temps et notre argent.


Certes ! Sauf que le psychisme humain ne fonctionne pas comme ça. Les désirs sont bien plus forts que les besoins. On rêve sans cesse et on est continuellement dans l'attente de ce moment "when a dream comes true".


On a besoin de séduire et d'être séduits et, à cette fin, on se construit un personnage, on émet des signes et on répond à ceux qui nous sont adressés. Quant au naturel, à la sincérité, à la spontanéité, on n'en a rien à fiche et, d'ailleurs, on ne sait même pas ce que c'est.


Quoi qu'on en dise, on est tous complétement artificiels, on est tous snobs, avec simplement plus ou moins d'habileté: n'est pas esthète qui veut et on nous "déchiffre" donc plus ou moins rapidement. "Le bluff est l'âme du snobisme" (Walter Benjamin").


En fait, ce qui qui nous obsède, ce n'est pas du tout l'égalité mais c'est la distinction. Ce qui est important, c'est le regard que porte sur nous notre entourage, nos amis, nos voisins. Ce que l'on guette, c'est ce grand moment de triomphe émotionnel au cours du quel s'affirme notre prestige. Pour ça, pour cet instant de jouissance, on est prêts à tout.


Images de Guy BOURDIN, Hans BELLMER, Tatiana PATITZ, Peter LINDBERGH, Sacha Van DOORSEN. La 1ère photo est de moi-même.

Je recommande:

- Virginia WOOLF: "Suis-je snob ?". Un petit bouquin détonnant avec des réflexions dans une automobile ou sur une robe neuve ou les réunions en bonne société. Ca se conclut avec un petit texte de Walter Benjamin: "Qu'offrir à un snob ?".

- J.-K. HUYSMANS: "A Rebours". L'un des grands bouquins de la littérature française de la fin du 19ème siècle. Trop peu lu, hélas (moi-même, c'est tout récent). Mais il est vrai qu'il est ardu. Son héros, des Esseintes (qui va à l'encontre, "à rebours", de tout), est fascinant. Une critique féroce de toutes les valeurs consacrées qui va jusqu'à l'éloge du crime et de la perversion. Il faut absolument acheter l'édition Folio Classique (de Pierre Jourde) dotée d'un appareil critique très complet.

- Dan FRANCK : "Le roman des artistes 1. Romantismes". C'est tout nouveau. C'est le premier tome d'une histoire littéraire et artistique du 19ème siècle. Ce 19ème siècle qui a véritablement vu l'émergence de l'individu et l'affirmation de sa singularité. C'est passionnant et très agréable à lire. C'est un grand plaisir de voir tous ces personnages, tous ces novateurs, "s'ébrouer aux grands vents de l'Histoire".

- Et je renvoie évidemment à l'œuvre de Jean BAUDRILLARD, sociologue, philosophe, germaniste, photographe etc..., dont les analyses de la société de consommation sont vraiment inhabituelles et percutantes. Il faut aussi souligner la qualité de son écriture. Il fut célèbre (notamment aux USA). On le lit aujourd'hui beaucoup moins. C'est dommage, surtout parce que ce rejet progressif correspond à un esprit de sérieux accru de nos sociétés.


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2 commentaires:

Richard a dit…

Bonjour Carmilla

Quelque part en fin novembre!

Sous un soleil faiblard, je vais payer mes comptes, faire la tournée des villages, des villes, du temps que j’ai oublié de consacrer à moi-même. J’ai été absent de la société pendant pratiquement tout le mois de novembre, et pour cause, j’ai consacré beaucoup de temps à la chasse. C’est rassurant de pouvoir oublier ce monde qui s’asphyxie de leur manque de culture, de volonté, pour se désaltérer à la peur et se baigner dans l’angoisse. Ce monde se traîne misérablement, il se prosterne devant le Cousin Vladimir, et il se soumet devant le Blondinet de Washington. Il est bon, quelques fois, de s’éloigner de ce monde, pour respirer un coup, admirer les arbres, le cul bien assis sur une bûche de pruche, l’arme à la main, le regard scrutateur qui se heurte aux hautes herbes. Enfin, la vie de la vie, la crème de la crème, la vraie vie, celle sans faux-fuyant, là où, aucun homme n’a reçu de la nature le droit de commander aux autres. Aurions-nous oublié notre véritable liberté? Ici, la soumission n’est pas de mise. Les comptes peuvent attendent, là où il n’y a qu’un jour à la fois, qu’une heure présente, une seule lumière, une seule vérité, celle de l’existence. Ces journées ont été tellement intéressantes, passionnantes, intenses, que le monde au loin pouvait sombrer, que je se ne me serais pas précipité pour le sauver, même pas pour le récupérer. Pourquoi, ils choisiraient entre un criminel-imbécile, et un envahisseur sans scrupule? Il suffirait de si peu pour les réduire au silence. Ce qui pousserait leurs admirateurs à la déception. De toute façon ce ne sont pas les dictateurs qui maquent, ni les criminels-imbéciles, surtout lorsque nous constatons que Elon Musk et James David Vance souffle dans le cou du Blondinet, qui n’est même pas assuré de compléter ses quatre années de pouvoir. Les loups mangent avec les loups, et à défaut de proies, ils s’entrent dévore. Il doit bien y avoir des rumeurs qui se glissent dans les corridors à Moscou. Le pire, c’est ce nous ne prenons pas la direction des opérations. Nous voguons aux grés des rumeurs comme si le mot gouvernail nous était inconnu. Nous abandonnons les pouvoirs que nous procure la démocratie et à la paresse de nos lâchetés. Nous nous trahissons nous-mêmes, et il faudrait y souscrire? Nous ne pouvons pas avoir le nez collé sur ce merdier qui est en train de se solidifier. Je me refuse à accepter cet état regrettable, de capitulation irresponsable qui corrode nos volontés. Pourquoi sommes-nous devenus ainsi soudainement? Et, ce n’est pas la première fois dans l’histoire de l’humanité, ce qui n’est même pas un phénomène. Serait-ce seulement une mauvaise habitude? Un degré ultime d’inconscience? Nous désirons le meilleur, pour nous satisfaire souvent du plus mauvais. Par chance que c’est l’automne et que pendant un mois, je peux m’extraire de cet univers toxique en m’enfonçant dans la forêt. Il y a longtemps que je pratique ce genre d’exercice, surtout dans des périodes de déceptions. C’est ma manière de faire depuis longtemps, parce que je ne puis me permettre la faiblesse. La liberté au grand air, il n'y a que cela de vraie. Je savais que lorsque je reviendrais que les nouvelles seraient toujours mauvaises. J’ai fini par payer mes comptes avant que les Gouvernements se mettent à ma poursuite!

Bonne fin de journée Carmilla

Richard St-Laurent

Carmilla Le Golem a dit…

Merci Richard,

Je comprends bien votre aspiration à la déconnection, à un ailleurs. Ne plus se laisser submerger par la "rumeur du monde". Il faudrait être capable de se débrancher régulièrement de l'actualité et de ce que l'on appelle "les informations" (qui ne nous informent, en réalité, que d'un tout petit morceau de ce qui fait la vie).

Cela étant, je suis tétanisée par l'actualité récente. Je ne sais que dire.

Ce qui est sûr, c'est que l'autoritarisme et la démagogie ont le vent en poupe. L'esprit démocratique se prend un grand coup de poing. Il y a un énorme retour de bâton.

Parce qu'il n'y a pas que Trump et les Etats-Unis. En Europe, ce n'est pas mieux. En Bulgarie, en Roumanie, en Hongrie, en Slovaquie, en Serbie, en Moldavie, en Géorgie, des pro-Russes s'installent tranquillement. Comment comprendre cela ? Comme si les Roumains avaient un bon souvenir de Ceausescu, ou comme si les Hongrois avaient oublié l'écrasement de Budapest.

Et je ne parle même pas de la France où on assiste, en ce moment, au triomphe de la démagogie et du populisme. Des Trump, on n'en manque pas non plus. Ils ont juste un peu plus de vernis culturel. Mais le sentiment anti-élites et l'esprit y'a qu'à, faut qu'on sont quasi unanimes. L'esprit d'émancipation de la philosophie des Lumières, on en est bien loin.

L'avenir est sombre.

Bien à vous,

Carmilla