vendredi 23 novembre 2018

De la haine sociale

 
Ce qui m'insupporte, en France, c'est le climat d'envie et d'aigreur sociale continuellement entretenu.
Une lectrice m'a écrit, il y a quelque temps, que les propos libéraux de mon blog étaient insultants par rapport à ses grands-parents polonais qui avaient tellement souffert. Ouh la, la, rien que ça !
On dit que c'est la passion de l'égalité issue de la Révolution Française.
J'ai l'impression, toutefois, que c'est bien plus que ça.


On cultive d'abord le misérabilisme. On est très pauvres, on ne s'en sort pas, on n'arrive pas à joindre les deux bouts. Mais on n'y est pour rien, c'est parce qu'on est des victimes. Victimes des riches, des bourgeois, des patrons qui extorquent notre force de travail, nous privent de l'accès  aux biens matériels et culturels. La solution est simple: il faut appauvrir les riches pour enrichir les pauvres. 

Toute une littérature contemporaine a fleuri sur ce misérabilisme: Michel Onfray qui rappelle, à chaque fois, que son père était ouvrier agricole, Annie Ernaux qui a écrit des dizaines de bouquins ressassant qu'elle était fille d'épiciers dans un village de Normandie, Edouard Louis, la nouvelle star, qui rajoute à la violence économique la violence sexuelle, Emmanuelle Richard qui n'hésite à évoquer sa "haine pure" de la bourgeoisie. On peut également rappeler les visions apocalyptiques, larmoyantes et terrorisées de Viviane Forrester avec "L'horreur économique".  Et il y aussi les inénarrables sociologues Pinçon-Charlot: plus formaté, tu meurs. Tous ces bouquins, d'une qualité douteuse, font un carton et se vendent très bien: c'est symptomatique, comme on dit. 

Que dire ? La misère économique et culturelle en France, elle est bien sûr incontestable et il est indigne de s'en détourner. Mais elle n'est peut-être pas pire que dans d'autres pays où on passe beaucoup moins de temps à se plaindre (en Ukraine ou en Turquie par exemple).

Et puis les riches ne sont pas forcément responsables de la misère des pauvres. J'ai plutôt tendance à penser que c'est parce qu'il n'y a pas suffisamment de riches en France qu'il y a tant de pauvres .


Qu'on juge ce propos odieux, tant pis ! La revendication égalitariste n'est elle-même ni pure, ni intègre: le sombre plaisir victimaire du malheur, de la rumination de mille petites haines mille fois recuites. C'est paralysant, tétanisant pour toute une société.


La jalousie empoisonne, en France, les relations humaines et sociales. C'est vrai que, pour ce qui me concerne, je cumule les handicaps. J'apparais sans doute très arrogante: ma façon de parler, de m'habiller, mon attitude toujours distancée. Je n'apparais sûrement pas ouverte et sympa, la nana sensible à qui on peut se confier. Et puis mon boulot, la finance, l'entreprise, il n'y a que des gens durs, insensibles, qui peuvent travailler là-dedans.

C'est vrai que je ne suis sans doute pas très drôle: glaciale, toujours ailleurs, consciente de sa supériorité sans, bien sûr, jamais l'avouer. Bref, le genre de fille qu'on adore détester.

Bien sûr, tout ça, c'est changeant, mouvant, et c'est ce que je m'applique à corriger, compenser sans cesse. Mais c'est vrai que je perçois bien la jalousie, la haine, que beaucoup de gens sont susceptibles de me porter en France. Une fille pas trop moche qui réussit, c'est intolérable. Si au moins, elle était rigolote et bonne copine.

J'essaie donc de me tenir le plus possible à carreaux, de me faire tout petite. Il y a longtemps que je ne me vante plus de mes diplômes et de mon boulot. Je ne mentionne surtout pas le montant de mon salaire. J'évite également de préciser dans quel quartier de Paris j'habite et je préfère ne pas parler de mes loisirs et vacances. Ça me semble impossible en France, on vous catégorise tout de suite et le regard posé sur vous change et se fige.

Aux gens qui ne me connaissent pas, je précise plutôt, comme pour m'excuser, que je suis d'origine ukrainienne, ce qui me vaut tout de suite une compassion presque dérangeante: du coup, on me considère comme une pauvre fille.
 

Au boulot, c'est  moche mais je ne noue aucune relation personnelle avec des collaborateurs qui me sont subordonnés. Je trouve parfois ça dommage mais j'ai l'impression que ça aussi, c'est impossible:  ça pourrait créer  autant de problèmes à eux qu'à moi-même.

De toute façon, il y a une barrière qui est automatiquement créée en entreprise. Je sens sur moi un mélange bizarre de suspicion hostile et de curiosité malsaine. On scrute ma vie, on l'espionne, on la commente à l'infini entre collègues. Il faut s'habituer à savoir que l'on est le sujet principal des conversations, ça n'est pas toujours agréable. C'est toujours ainsi troublant pour moi de lire les tracts syndicaux où l'on parle de moi: une dingue qui est arrivée par copinage, qui conduit maintenant la boîte à sa perte et qui ne pense qu'à se fringuer, se balader et se faire mousser dans des congrès.

Dans la vie intime, c'est à peu près pareil. Il n'y a pas beaucoup de types qui apprécient que leur copine gagne beaucoup plus de fric qu'eux.


J'essaie parfois de faire valoir que ma situation professionnelle n'est pas totalement imméritée. J'ai suivi la voie classique des concours et des grandes écoles. Les concours, c'était tout de même une innovation majeure de la Révolution Française avec la promotion de la méritocratie républicaine. Mais on a vite fait de me rétorquer que les concours, c'est biaisé, c'est totalement injuste, ça ne sert qu'à assurer la reproduction des classes sociales et des inégalités. Ce qu'il faudrait, ce serait assurer la promotion directe des classes défavorisées aux grandes écoles.

Je n'ose rien dire à cela. Ça ne peut être qu'un dialogue de sourds.
  

Ce qui semble évident, c'est que les antagonismes en France sont, surtout, de nature symbolique.

Le misérabilisme, le populisme, ont en fait un ressort principal : la haine mais la haine pas tellement de la bourgeoisie mais surtout des élites. 

Les bourgeois, on peut s'en accommoder, on sait bien qu'ils sont bêtes; ils sont en fait à peu près comme nous, les gens du peuple, ce n'est qu'une question de degré. Mais les intellos, les bobos, les élites, ça, ça ne peut absolument pas passer. On sent que ces gens là sont radicalement différents, qu'ils ont une façon de penser, de s'exprimer, de sentir, de jouir, d'être heureux à la quelle le peuple n'aura, de toute manière, jamais accès, à la quelle aucune Révolution, aucun Grand Soir, ne le fera parvenir. L'écart est impossible à combler, on n'aura jamais les codes, on ne sera jamais aussi distingués et, rien que pour ça, on ne peut que haïr les élites.

Les haines sociales en France ne sont, en fait, pas tellement économiques, elles sont surtout culturelles, symboliques. Et ça, c'est quasi-impossible à effacer. 


Images de Mariola JASKO, jeune artiste de Cracovie.

Ce post a bien sûr été rédigé dans le contexte des "gilets jaunes".

Je précise enfin que je suspends mon blog durant une ou deux semaines. Je quitte la France demain.

6 commentaires:

KOGAN a dit…

Bonsoir Carmilla vous avez encore très bien peaufiné votre texte et je ne trouve pas odieux votre propos "si il y avait plus de riches... Il y aurait moins de pauvres" j'ai bien ri ...vous avez un humour acide comme j'aime!c'est vrai que le problème des pauvres est un problème culturel ...il suffit de les entendre massacrer la langue française par faute d'instruction mais hélas tout le monde ne peut pas sortir des grandes écoles et ceux qui 'n'en sont pas sortis ont du mal à comprendre le discours des enarques mais en même temps presque 40 années de laxisme en matière de réformes n'ont pas vu le jour et qui se télescopent avec l'écologie,la raréfaction du pétrole et dans quelques décennies le grand problème de l'or blanc(H2O) qui va nous claquer au visage.c'est vrai aussi que l'on nous ressasse par médias interposés l'éternelle haine du pauvre envers le riche...mais jusque là ça va... Je peux toujours vivre au-dessus de la mêlée jaune ...mais qui n'a tout à fait tort bon voyage Carmilla bien à vous.

Pivoine a dit…

Dommage, je trouve ce point de vue assez intéressant, surtout dans le contexte actuel. Je vois ou plutôt, je lis beaucoup de monde qui rouscaille, mais en étudiant le passé, si modestement que ce soit, je me rends compte que c'est de toutes les époques.

votre histoire plus personnelle me fait penser à des conversations avec une amie d'origine polonaise, qui est venue faire des études de puéricultrice à Bruxelles, avec une amie à elle, et qui en est très fière. Elle en parle tout le temps.
Je me rends compte, a contrario, que je ne parle pratiquement jamais de mes études ni de mon diplôme - et cela n'a rien de commun avec les concours des grandes écoles en France. Elle est fière et contente donc, et ma foi, elle peut l'être, mais curieusement, c'est son compagnon qui me traite souvent de "bourge", (enfin, plus tellement maintenant), pour des raisons assez obscures, et finalement c'est ridicule.

On est toujours le bourgeois ou le pauvre de quelqu'un.
Ceci dit, bien que ce ne fût pas parfait dans les années 60-70, ma vie de fille de la classe moyenne était tout de même plus confortable. Enfin, je pense, je ne sais pas trop après tout. Ce serait assez long à développer ..............

Thierry Mattart a dit…

Deux Europes et nous sommes sur la ligne de rupture en Belgique...
1) Flandre, Pays-Bas, Allemagne, Hongrie, Tchèquies, Autriche, etc ...
2) Wallonie, France, Italie, Grèce, ...

Benoît Colmand faisant part de deux capitalismes opposés entre le model socio-Chretien en Europe et le model Anglo-Saxon (protestant) au USA plus prédateur...
Zones de turbulences sociales certaines

Carmilla Le Golem a dit…

Merci Jeff et veuilles m'excuser du retard apporté à vous répondre.

On reparle en ce moment de "fracture sociale". Je crois que c'est une expression très juste qui recouvre une réalité économique et surtout culturelle. C'est vrai que l'abîme est de plus en plus grand.

Cela dit, il ne faut pas non plus perdre la tête.

Je ne crois pas que le peuple ait toujours raison et qu'il ait toujours des visées libératrices et émancipatrices.

J'ai l'impression que la France est plutôt aujourd'hui en pleine tentation populiste et autoritaire.

La démocratie, ça n'est jamais acquis définitivement.

Bien à vous

Carmilla

Carmilla Le Golem a dit…

Merci Pivoine et veuillez m'excuser du retard apporté à vous répondre.

Je pense effectivement que les conflits sociaux et de classe ont toujours existé.

Ce qui m'inquiète aujourd'hui, c'est que le ressentiment et la jalousie me semblent croissants en France. Et du ressentiment, de l'esprit de vengeance, il ne peut sortir rien de bon.

C'est vrai qu'on est toujours le bourgeois d'un autre mais c'est une logique infernale et délétère. Ça va de pair avec l'esprit victimaire. Il est toujours réconfortant d'accuser l'autre de son infortune.

Quant aux années 60-70, je n'ai pas connu mais je ne suis pas sûre qu'elles étaient si bien que ça. Il y a quand même eu de grands progrès économiques et culturels.

Bien à vous,

Carmilla

Carmilla Le Golem a dit…

Merci Thierry et veuillez m'excuser du retard apporté à vous répondre,

Oui, je crois que vous avez raison.

Il y a vraiment des pays moins conflictuels, plus intégrateurs: l'Europe du Nord et protestante.

Cela dit, le conflit n'a pas que des aspects négatifs: il force aussi à se réformer, à bouger, à avancer. Mais il peut également conduire à des régressions (démocratiques et économiques).

Bien à vous,

Carmilla