samedi 8 août 2020

L'aventurier, le voyageur et le touriste


L'été est déjà avancé et la période des congés largement entamée.

Mais rien à faire. Je suis comme tétanisée. Je n'arrive pas à me décider à partir en vacances.


Le Covid m'a carrément coupé les ailes. Il a mis à bas tous les projets que je caressais pour cette année : l'Iran encore une fois; et puis Bakou en Azerbaïdjan et Tbilissi en Géorgie. Et puis aussi le désir de traverser, comme autrefois par mes propres moyens, la Turquie centrale jusqu'à Dogubayazit.


Où aller maintenant ? Que faire ?

- Des vacances en France ? Ce sera peut-être mal compris, comme une espèce de xénophobie, mais j'ai vraiment besoin, chaque année et durant quelques semaines, de ne plus voir de Français, de ne plus parler français, de ne plus entendre parler de la France et de ses problèmes. Tant pis si je connais finalement assez mal le pays sous ses aspects touristiques.


- Des vacances Nature ? J'hésite aussi à le dire en ces temps écolo,  mais la Nature en elle-même ne me parle pas beaucoup. Je m'y ennuie même assez vite. Les beaux paysages, les grands espaces, c'est bien mais à petite dose. Passée l'émotion initiale, qu'est-ce qu'on en apprend ? Et puis, c'est relatif : le Mont Blanc, c'est beau mais c'est tout de même moins impressionnant que les Monts Ararat ou Demavend. Ou bien, la Mer morte, elle est vraiment morte et le désert, c'est vraiment le désert, c'est à dire rien. Je n'ai pas besoin de faire le vide, il me faut plutôt des villes,  de l'animation, de l'architecture, de l'Histoire.


- Des vacances sport ? Du sport, j'essaie d'en faire toute l'année et tous les jours mais ça devient aussi quelquefois une corvée.  Alors les vacances, c'est plutôt pour moi l'occasion de marquer une petite pause. Et puis, je souffre aussi d'un atavisme. Faire du vélo par exemple, ce sport qui est maintenant tant prisé en Europe de l'Ouest, ça demeure la honte absolue pour une femme russe ou ukrainienne.


En fait, j'ai besoin d'imprévu, d'aventure, de rencontres nées du hasard. Je me fiche à peu près de la renommée ou de la beauté des pays que je vais visiter, j'aime bien même les "pays moches", unanimement dépréciés (style Biélorussie, Kosovo ou Macédoine du Nord). Ce qui compte, c'est ce qu'ils vont m'apprendre, à quel point ils vont ébranler mes certitudes, jusqu'où ils vont me conduire à me remettre en cause. La laideur, la "mocheté", la pauvreté, sont aussi instructives que la beauté et les choses époustouflantes.


Mais l'aventure, l'abandon au flux des rencontres et des événements, c'est largement freiné, voire rendu impossible aujourd'hui, par ce satané virus. Rencontrer l'autre, c'est devenu beaucoup plus difficile et c'est surtout ça qui est déprimant.


"Je hais les voyages et les explorateurs" écrivait Claude Levi-Strauss en introduction à son chef d’œuvre "Tristes Tropiques".  C'était bien sûr une provocation mais il visait surtout les ravages naissants du tourisme de masse. Cette circulation folle dans le monde entier de millions d'individus dont la préoccupation principale est de faire des "collections d'images", de se constituer un palmarès des lieux traversés.



Ils rentrent même en compétition entre eux : c'est à qui pourra exhiber le plus beau "tableau de chasse".  On a vite fait d'être considéré comme un "plouc" par un grand voyageur. Ne pas avoir fait la baie d'Ha Long, le lac Victoria, les chutes d'Iguazu, quelle honte ! Et Bali et Singapour et la Nouvelle-Zélande...On est vite renvoyés à sa propre médiocrité, on est toujours le "beauf" d'un plus grand voyageur que nous.



Je viens de découvrir un chiffre ahurissant. En 2019 (c'est à dire avant le Covid), 1,4 milliard d'individus ont pris l'avion dans le cadre de "voyages organisés". Autrement dit, 1,4 milliard de "touristes". Un chiffre démentiel... Autrement dit encore, les touristes sont en passe de supplanter les découvreurs, les explorateurs, les simples voyageurs.


Certes, il faut se réjouir que presque tout le monde puisse aujourd'hui visiter les grands sites de l'humanité. Ce qui est plus ennuyeux, c'est que le voyage puisse s'effectuer aujourd'hui dans une passivité presque totale. On est intégralement pris en charge, sans avoir à fournir le moindre effort de recherche personnelle, dans le cadre d'un séjour banalisé pour tous. C'est comme ça qu'on parvient à "faire" la Russie ou les Etats-Unis en 15 jours.


Loin de moi le mépris pour ce type de voyage ! C'est tout de même mieux que rien, c'est souvent la réalisation d'un vieux rêve mais il est évident que le tourisme, c'est aussi devenu, sous un couvert "cool" et bienveillant, une gigantesque entreprise de formatage des populations, de "normalisation" de leurs goûts et de leurs perceptions à travers les "beautés imposées" du monde. Le tourisme, c'est la dépossession complète de son autonomie de vie et de destin.


Pour s'en sortir, pour échapper un peu à cette terrible emprise, il est peut-être d'abord urgent de se déprendre de.cette volonté qui habite le touriste de "tout voir".

Chercher à tout voir, c'est finalement ne rien voir.


Qu'est-ce qu'on peut retirer d'un voyage empruntant des sentiers trop balisés ?  Qu'est-ce qu'on peut percevoir au delà d'une collection d'images ?

Peut-être qu'il faut  parvenir soi-même à faire preuve d'un peu de poésie et d'imagination. Peut-être qu'il faut "s'arracher", sortir de sa passivité, retrouver notre liberté d'agir et de penser par nous-mêmes dont nous privent ces satanés voyages "organisés". Cet effort nous permettra peut-être d'énoncer, de balbutier, ce qui fait la réalité du monde que l'on traverse : à savoir l'unicité de l'humanité et la variété des cultures. Saisir un peu de l'esprit d'un peuple, d'une culture, saisir l'instant dans ce qu'il ouvre d'unique et d'universel.


En attendant, je viens quand même de faire réviser complétement ma bagnole, ma belle BM, pour m'élancer bientôt, probablement, vers les autoroutes allemandes et vers le Nord. Un peu de vitesse me calmera au moins les nerfs.


Images de Maia Flore, jeune photographe française dans laquelle je me reconnais largement.

La littérature de voyage m'a évidement beaucoup influencée. Je me contenterai ici de recenser quelques livres, souvent bien connus, qui m'ont vraiment marquée :

- Claude Levi-Strauss : "Tristes Tropiques"
- Nicolas Bouvier : "L'usage du monde"
- Ella Maillart : "La voie cruelle"
- Anne-Marie Schwarzenbach : "Où est la terre des promesses ?", "La mort en Perse",
- Olivier Rolin : "Extérieur monde",
- William Darlymple : "Sur les pas de Marco Polo" et "Dans l'ombre de Byzance",
- Bruce Chatwin : "En Patagonie" et "Qu'est-ce que je fais là ?"
- Paul Theroux : "Railway Bazaar" et "Les colonnes d'Hercule"
- Ryszard Kapuscinski : "Ebène" et "Imperium",
- Andrzej Stasiuk : " Sur la route de Babadag" et "Taksim"
-Olga Tokarczuk : "Les pérégrins",
- Paolo Rumiz : "Aux frontières de l'Europe"
- Emmanuel Ruben : "Sur la route du Danube"
- Erica Fatland : "La frontière" et "Sovietistan"

9 commentaires:

Richard a dit…

Bonjour Carmilla !
Nous sommes deux personnes différentes, vous foncez vers les villes pour y trouver vos plaisirs, que dire, vos passions ; et moi je les évite, préférant les grands espaces et les forêts. Je vois dans cette pratique du tourisme de masse un vide qu'on essaie de combler pendant une courte période, autrement dit, les gens ne vivent pas réellement leur vraie vie, ils attendent les vacances pour être eux-mêmes et finalement sous les masques, ils reviennent dans leur existence morne avec un goût amer de déception. Cette pandémie aura été un révélateur sur ce vaste vide existentiel. Le quotidien, malgré tout le confort et la sécurité n'offre pas la sensation de vivre, de vibrer, de sentir cette vie couler dans son corps, de chatouiller son esprit et d'entretenir ce sentiment qu'on peut faire quelques choses d'intéressant de son quotidien, d'établir un certain contrôle de sa vie, de provoquer les événements. Il ne faut pas s'attendre à vibrer en voyage, lorsqu'on ne vibre pas dans son quotidien, il faut vibrer avant de partir, autrement dit tout le temps. Si on s'ennuie dans son quotidien, il y a de fortes probabilités qu'on s'ennuie en voyage. Nous vivons une époque exceptionnelle présentement que nous sommes incapables de reconnaître. N'est-ce pas étrange ? Nous souhaitons toujours vivre quelque chose d'exceptionnelle et nous passons notre temps à rater les aventures qui s'offrent à nous. Peut-on vibrer dans la moiteur du troupeau ? Gaspiller ses jours non pas pour vivre sa vie, mais pour la gagner. Serais-ce une certaine forme d'esclavage ? J'ai transporté bien des chasseurs et des pêcheurs dans le nord, et j'en ai vu de ces personnes, paniquer parce qu'on ne pouvaient pas décoller pour cause de mauvaises températures. Ils en devenaient dangereux pour leur entourage et pour eux-mêmes. C'est quoi, deux ou trois jours d'attente, avant que le ciel vidange ses nuages ? Voyager c'est l'imprévu, le hasard, les grands instants de joies, mais aussi les déceptions. La vie quoi ! Par expérience, je le sais, la vie peut changer dans l'instant, vous foudroyer, vous laisser étendu tordu de douleurs, impuissant. Soudain le ciel se bouche, les frontières se ferment, les possibilité s'amenuisent, l'imprévu vous pousse hors de votre papier à musique. Maintenant, il faudra se glisser sous une couche de nuages bas par mauvaise visibilité, l'improvisation s'installe, rapide coup d’œil sur la carte, se poser sur ce lac, ou bien, dans dix minutes, il y a un autre lac avec un camp... ? Nous détestons l'incertitude, l'humain veut revenir à sa tanière avant que la nuit s'installe. Ne pas savoir nous angoisse, et ignorer l'avenir nous dérange.

Bonne route Carmilla !

Richard St-Laurent

Carmilla Le Golem a dit…

Merci Richard,

Un blog, ça sert surtout à problématiser les choses. D'où la nécessité de positions tranchées. Mais dans la vie concrète, je suis probablement moins catégorique et il m'arrive ainsi d'apprécier la Nature et les beaux paysages.

Sinon, effectivement notre monde a évacué l'imprévu, le risque et l'aventure. La sécurité, c'est devenu notre deuxième nature. Pas étonnant que la vie apparaisse si fade et sans émotion. Mais est-on en droit de blâmer ceux qui préfèrent la vie de troupeau ? L'arrogance et l'élitisme ont vite fait de pointer. Mais bientôt le problème ne se posera plus car il n'y aura tout simplement plus aucune possibilité d'aventure. Tout sera normalisé, banalisé, tous les points de la planète à peu près identiques les uns aux autres.

Bien à vous,

Carmilla

Nuages a dit…

"Tout sera normalisé, banalisé, tous les points de la planète à peu près identiques les uns aux autres."

Une bonne partie de la planète, sans doute, mais gageons que le Tadjikistan, le Honduras, le Malawi, la Biélorussie, et, en France, la Haute-Saône ou l'Indre échapperont encore au tourisme de masse.

Pourquoi n'iriez-vous pas au Nord, au Danemark, en Norvège, en Finlande ? Là on doit encore trouver de la culture qui ne soit pas massifiée, et de la culture...

Pour ce qui est de la nouvelle interface de Blogger, qui me contrarie aussi, j'espère qu'on aura le choix. J'ai pu faire des essais et poster des images, mais sans pouvoir les aligner à gauche, pour éviter que ça déborde sur les colonnes de droite.

Nuages a dit…

"Là on doit encore trouver de la culture qui ne soit pas massifiée, et de la culture..."
Désolé pour la redondance !

Richard a dit…

Bonsoir Carmilla !

Revenir de loin, après avoir surmonté les épreuves, il n'y a rien de plus satisfaisant. Je viens de traverser quatre fois ma rivière à la nage. Indéniablement, le meilleur endroit, c'est cette rivière, surtout que j'appréhendais, l'entrée et la sortie, mais le tout aura été plus facile que je ne l'imaginais. Au total deux heures de natation en deux séances, et la jambe a suivi, elle n'avait pas besoin de supporter le poids de mon corps. C'est le cas de le dire, ce soir, je flotte !

Bonne nuit Carmilla

Richard St-Laurent

Carmilla Le Golem a dit…

Merci Nuages,

Coïncidence, j'avais envisagé la Finlande comme lieu de vacances. Mais outre le problème des distances kilométriques (je ne veux pas prendre l'avion), il se trouve que les Français ne sont pas les bienvenus en Finlande. C'est pareil en Norvège. Quant au Danemark, il est très suspicieux et se réserve le droit de changer de position chaque semaine. Ce qui est choquant, c'est que chaque pays d'Europe fait à peu près ce qu'il veut, tout à coup et sans en référer aux autres. Difficile de planifier quoi que ce soit dans ces conditions.

Oui, il reste quelques ilots préservés de la mondialisation. Mais la Biélorussie et le Tadjikistan, ça peut décevoir. Les villes sont surtout des horreurs architecturales soviétiques.

Le pays le plus dépaysant, ça demeure pour moi le Japon. C'est vraiment celui qui me questionne le plus et réserve de multiples instants de beauté et de grâce.

Quant à la nouvelle interface de Blogger, j'ai beaucoup de mal à importer des images et ensuite à les positionner et les ajuster. Il semble que le problème vienne de mon anti virus (Kaspersky) qui n'apprécie pas cette nouvelle application.

Bien à vous,

Carmilla

Carmilla Le Golem a dit…

Merci Richard,

Félicitations pour votre combativité. J'imagine en effet à quel point c'est réconfortant et stimulant.

Quant à moi, j'ai abandonné toute ambition en natation.

Depuis le Covid, ma piscine est presque continuellement fermée et quand elle ouvre, c'est dans des conditions très restrictives. Encore une activité sur la quelle il faut tirer un trait.

Bien à vous,

Carmilla

Nuages a dit…

Comme idée de voyage, je verrais l'Allemagne, notamment l'Allemagne du Nord, la Poméranie, le Meckembourg. En zone verte au point de vue sanitaire, et plein de villes anciennes, de lacs, de forêts, la Baltique...

Carmilla Le Golem a dit…

Merci Nuages,

Juste analyse ! C'est à peu près ce que, justement, j'envisage. Reste à le concrétiser en septembre. Mais je crains que les frontières ne se ferment aux Français.

Bonnes vacances à vous aussi,

Carmilla