samedi 19 février 2022

"L'Art, c'est bien fini"


Comme toute Parisienne, je fréquente les expositions. Tous ces événement artistiques aux quels il faut absolument avoir participé sous peine de passer pour inculte. Et puis, ça permet de trouver  un sujet de conversation dans les soirées entre amis. Montrer qu'on n'est pas une plouc ou une provinciale, s'afficher résolument moderne, à la page. C'est évident, je ne vais pas impressionner grand monde si je déclare que je suis une championne de la comptabilité (ce qui est d'ailleurs presque vrai) mais si je m'affiche éprise d'Art, j'apparais tout de suite plus intéressante.

L'amour de l'Art comme pratique distinctive, c'est sûr que ça fonctionne largement comme ça. Bourdieu a ressassé ça dans son style léger comme du plomb. Mais après ? Est-ce que ce n'est pas de l'analyse ultra-populo, du Jdanov relooké ? Même si on aime bien tous frimer, ça ne veut pas dire qu'on n'éprouve pas une réelle émotion quand on est confrontés à certaines œuvres.

Parce que l'Art, sa première qualité, c'est quand même bien de nous remuer. C'est sa capacité à nous troubler, nous déstabiliser. C'est le Grand Tremblement qui remet en cause nos perceptions, sensations, qui nous incite  à nous dépasser, à corriger nos jugements, à nous élever au-dessus de nous-mêmes. C'est peut-être cet arrachement à notre individualité limitée qui s'apparente au sentiment du Beau.

Il y a eu, à cet égard, une période extraordinaire dans l'Histoire de l'Art, courant de la fin du 18ème siècle à celle du 20ème. Le symbolisme, l'expressionnisme, les Fauves, les Formalistes, les Surréalistes, Dada, le Futurisme, le Bauhaus, l'Abstraction, le Pop-Art, le Land Art, les œuvres synesthésiques et multimédia, ça a tout de même initié des bouleversements majeurs de la sensibilité. Il ne s'agissait d'ailleurs pas de plaire mais de carrément changer le monde.

Mais tout ça, c'était jusqu'à la fin du 20ème siècle, jusqu'au post-modernisme. Aujourd'hui, vous pouvez baisser le rideau,... terminé, ...fini...

Auparavant, on adorait ou détestait l'Art Moderne mais on avait, du moins, avec lui une relation passionnelle. Mais ce qui est aujourd'hui remarquable, c'est la parfaite indifférence avec laquelle sont perçues les œuvres contemporaines et même l'Art en général. J'observe toujours avec étonnement ces visiteurs qui s'agglutinent dans les expositions. Ils consacrent presque tout leur temps à faire des photos ou des selfies avec leur smartphone. Une foule d'images qu'ils ne regarderont ensuite probablement jamais. 

Mais ça n'a pas d'importance. Les œuvres d'Art ne sont plus considérées pour elles-mêmes, mais comme des éléments d'une ambiance, d'une atmosphère plus générales. J'en veux pour preuve la nouvelle Fondation Pinault qui vient d'ouvrir ses portes dans l'ancienne Bourse du Commerce. Tout le monde s'extasie devant son architecture d'ensemble, mais des œuvres exposées (tableaux, sculptures, dispositifs divers), personne ne dit mot et, même, tout le monde s'en fiche.


 Et puis bientôt, avec le concours du numérique, on n'aura plus affaire qu'à des expositions immersives et interactives, pour employer des mots à la mode. Klimt à Paris, Van Gogh à New-York, ont lancé l'affaire. Le public, et non plus l'œuvre, est au cœur de la démarche.

 On n'est plus confrontés à un artiste, une œuvre, qui nous remettent en question mais on est immergés dans un ensemble, on vit une "expérience", enveloppés dans un espace, celui d'un monde "cool" et "fun", parfaitement lisse comme les objets de Jeff Koons. 

Et la tendance est générale. On créée d'abord un bel emballage, un beau paquetage : Frank Gehry avec le Guggenheim  de Bilbao et la Fondation LVMH dans le bois de Boulogne, Piano et Rogers pour Beaubourg, Hans Hollein à Francfort, Jean Nouvel à Doha et Abou Dhabi etc... De plus en plus, le contenant en vient à primer sur le contenu.

Et on peut aller encore plus loin en déclarant que l'Art ne se limite plus aujourd'hui aux Beaux-Arts, aux œuvres isolées (tableaux, sculptures) de quelques Grands Maîtres. L'Art déborde partout, il envahit l'ensemble de notre quotidien sans même qu'on s'en rende compte. On vit sous une étrange injonction qu'on n'oserait pas qualifier de dictature : celle de "l'esthétisation" générale de nos vies.  Il nous est demandé de dédier notre vie à la Beauté. Ça a un sens d'abord matériel : avoir soin de notre apparence physique et vestimentaire, vivre dans un bel environnement dont le "design" (locaux, meubles, objets même les plus anodins) est le maître-mot. Mais ça a aussi un sens moral, c'est à dire être de "belles personnes"; on devient tous beaux, bons et gentils, lisses et sympas. Fini les "affreux, sales et méchants". Finalement, on se déculpabilise, à bon compte, avec un peu de culture. On se sent quelqu'un de bien, d'éclairé.

Mais c'est sûr que je ne vais pas aller faire la Révolution après avoir contemplé une œuvre de Jeff Koons, Anish Kapoor, Maurizio Catelan, Banksy, Damien Hirst. C'est gentiment potache, provocateur, voire rigolo ou sympa, mais ça ne sollicite guère plus qu'une attention amusée. J'ai l'impression qu'ils rejouent le rôle de "fous du Roi". Quant à la recherche du Beau, de ce bouleversement intérieur, elle n'est absolument plus d'actualité.

Là encore, ça ne porterait pas à conséquence si les inconditionnels de l'Art Moderne ne prônaient, en même temps, un nouvel engagement moraliste digne des pires bondieuseries. L'engagement se fait au nom de l'écologie, du féminisme, des minorités sexuelles (trans, queer etc...), de l'action humanitaire. Rien qu'un ennuyeux radotage mais qui s'accompagne d'une dénonciation de ce qui est immoral.

Mais c'est sûr que ça marche, qu'on devient tous des "esthètes". La première preuve, c'est la massification générale de la fréquentation artistique. Grands musées et expositions font  le plein et il faut désormais réserver préalablement, presque partout, son entrée. Il y a une "touristification" universelle de l'Art.

Si on se limite au seul musée du Louvre, le plus fréquenté au monde (devant Londres et New-York), le nombre de ses visiteurs était de 10,2 millions en 2019 (les touristes étrangers, Américains, puis Chinois, puis Japonais, puis Brésiliens, représentant 75 % des entrées). Ce chiffre a plus que doublé depuis les années 1980 et l'érection de la Grande Pyramide. 

Et puis, à ces 10,2 millions, il faut ajouter la fréquentation de Beaubourg (3,5 millions visiteurs), d'Orsay (3,6 millions), du Grand Palais (1,5 million), des Arts Premiers-Quai Branly (1,2 million), de l'Art Moderne-Trocadéro (0,8 million). On est obligés d'omettre une flopée de petits musées (Guimet, Carnavalet, Jacquemard-André, Cernuschi). Surtout que s'y ajoutent maintenant les nouveaux temples des généreux mécènes, des Médicis modernes : la Fondation Pinault dans l'ancienne Bourse du Commerce et la Fondation LVMH de Bernard Arnault.

Des chiffres qui, cumulés, deviennent absolument faramineux. Ca correspond peut-être à une élévation du niveau culturel global. Sans doute mais on peut aussi noter qu'au minimum 2 millions de visiteurs du Louvre ne viendraient que pour la Joconde, la Vénus de Milo et la victoire de Samothrace.

La réalité, c'est aussi que l'Art est devenu un grand marché global et florissant. Un marché appelé à une expansion croissante si l'on sait que les musées n'exposent que 10% de leurs collections et, en dépit du fait que, selon l'ancien directeur du Metropolitan Museum de New-York, 40% des biens des musées sont des faux. C'est évidemment absurde mais réel.

On assiste, en réalité, à une rencontre inédite des institutions culturelles et des grandes entreprises, notamment celles du secteur du luxe. L'Art devient un investissement intéressant. Le grand public s'effraie du prix de certaines œuvres  (le "douteux" Salvator Mundi de Vinci pour 450 M€, les tableaux de Basquiat, de Kooning, Bacon, Pollock pour plus de 100 M€) mais quelques calculs de flux financiers à venir démontrent que la rentabilité est vite assurée. On peut même envisager de vendre des droits de propriété d'une œuvre avec ces NFT (Non Fongible Tokens) tellement tendance. Et puis, au delà de l'aspect économique, c'est un marché de prestige, d'influence.

Est-ce qu'on doit célébrer l'aube de temps nouveaux, d'un monde consacré à l'Art et à la culture ? Le problème, c'est qu'aujourd'hui, comme le dit si bien Yves Michaud, "tout le monde se fout éperdument des qualités esthétiques ou artistiques de cet Art" et que "les seules choses qui comptent sont : combien ça vaut ? Combien ça excite ? Combien ça rassure ?". Le seul critère, c'est devenu ce qui est "bankable".

Aujourd'hui, "l'Art, c'est un bouquet de tulipes de Koons qui vaut cher et qui déverse du sucre d'orge compassionnel sur des victimes d'attentats à la vie ravagée. L'Art, c'est la banane scotchée de Cattelan qui vaut 120 000 à 150 000 fois le prix d'une banane. L'Art, c'est le lit de Tracy Emin qui vaut un peu plus cher qu'un lit Ikea (2 millions d'euros chez Christie's en 2014) qui nous enseigne que ce n'est pas bien de trop baiser en buvant trop, en fumant trop et sans changer les draps".


Finalement, le nouveau monde de l'Art, c'est devenu "la richesse, le divertissement, la bien-pensance".

Images de la période Land Art (années 70/80) avec des réalisations de Robert Smithson, Walter De Maria, Michael Heizer. Et aussi James Turrell, Robert Irvin et Takis. C'est peu connu, je crois, en France et puis c'est déjà ancien. Rien à voir, donc, avec les nouvelles "stars". Mais j'aime bien l'approche de ces artistes qui nous conduisent à réfléchir sur notre environnement naturel et architectural.

- Yves MICHAUD : "L'art, c'est bien fini-Essai sur l'hyper esthétique et les atmosphères". Un très bon livre, tout récent (automne 2021). L'Art s'est "évaporé", il est devenu "atmosphère", i.e. plaisant, lisse. Il ne nous bouleverse surtout plus, il se borne à nous divertir.

- Stéphane DISTINGUIN : "Et si on vendait la Joconde ?" Ca vient juste de sortir et je recommande vivement. L'auteur est aussi passionné d'Art que de Finance, soit un assemblage rare en France. C'est plein d'idées novatrices.

- Harry BELLET : "Faussaires illustres".  Notamment l'histoire extraordinaire de Han Meegeren, le peintre de faux Vermeer qui a trompé tout le monde mais a du, finalement, s'auto-dénoncer, rattrapé par son passé de collaborateur avec les nazis.

- Pierre LAMALATTIE : "L'art des interstices". Un ingénieur-agronome (promo Houellebecq avec lequel il partage un même regard désabusé) reconverti peintre-écrivain.  Injustement méconnu.. Des réflexions originales et décapantes sur l'Art contemporain.


Je vous invite aussi à voir, revoir, l'excellent film "The square" du Suédois Ruben Östlund, Palme d'Or 2017 à Cannes.


4 commentaires:

Nuages a dit…

Je voulais vous assurer de ma solidarité et de mon soutien en ces heures d'agression russe contre l'Ukraine.
Je suis à la fois triste, choqué et scandalisé.

Carmilla Le Golem a dit…

Merci Nuages,

Je suis sensible à votre sympathique message.

Mais je ne sais à vrai dire que vous répondre. Je suis à la fois assommée, très triste et pessimiste.

Bien à vous,

Carmilla

dominique a dit…

moi aussi je pense à vous Carmilla ; je n'imaginais pas que toute l'Ukraine serait envahie ! j'espère que vous n'avez pas de famille ni d'amis domiciliés là-bas?

On est vraiment sous le choc.Bon courage!

Carmilla Le Golem a dit…

Merci pour votre soutien, Dominique.

Personne à vrai dire, moi la première, n'imaginait les événements actuels, il y a seulement quelques semaines.

Je me rends compte que le monde que je connaissais ne sera plus jamais comme avant.

Je n'ai plus de famille mais de nombreux amis en revanche.

Bien à vous,

Carmilla