samedi 5 février 2022

Le Bouddhiste allemand qui s'est réincarné en Michel Houellebecq

L'événement de cette rentrée littéraire d'hiver, ça a, bien sûr, été la parution du dernier roman de Michel Houellebecq. Je n'ai rien à en dire d'abord parce que je ne l'ai pas encore lu et surtout parce que je n'aurai pas la prétention d'ajouter ma petite prose convenue aux torrents d'analyse en tous sens déjà déversés.


Mon petit grain de sel, aujourd'hui, ça consistera simplement à rappeler l'étroite filiation qui unit Michel Houellebecq à un philosophe allemand dont il s'est maintes fois réclamé : Arthur Schopenhauer (1788-1860). On peut même dire que l'un éclaire l'autre, le premier ayant d'abord élaboré la théorie, le second l'illustrant ensuite. Aux étudiants en philo ou lettres modernes en mal de sujet de thèse, je conseille vraiment de creuser le sujet.

 Arthur Schopenhauer, je n'en suis pas "fan" (le Bouddhisme, même revisité, ça n'est pas ma tasse de thé) mais je le connais quand même un peu. Je le rangerais dans la catégorie de ces "toqués" qui m'intéressent. Je l'ai vraiment découvert après avoir visité, à plusieurs reprises, la ville de Gdansk (Pologne). C'est vraiment une ville à la beauté déchirante, propice à la mélancolie:  un rêve gothique implanté à proximité de magnifiques plages de sable blanc. Je crois qu'en fait, on peut mourir pour Gdansk (Dantzig). C'est là qu'est né Schopenhauer, à l'époque où elle était encore ville libre de la Hanse avant d'être annexée par la Prusse.

Schopenhauer, en voilà un qui ne faisait pas beaucoup d'efforts pour se rendre sympathique et n'avait pas peur d'irriter, d'être déplaisant. Un personnage irascible, véhément; grincheux, grinçant; misanthrope, misogyne; dont le père, Floris, était un riche négociant maritime qui s'est probablement suicidé, en se jetant dans un canal, alors qu'Arthur avait 18 ans. 

Quant à la mère, Johanna, elle était une femme ultra moderne, ultra libérée, écrivain à succès. Son mari commerçant, elle s'en fichait bien et, après sa mort, elle est devenue une veuve joyeuse. Schopenhauer n'a écrit que des horreurs sur sa mère, plus "brillante" et plus célèbre que lui (elle fréquentait Goethe assidûment). Les conflits incessants avec sa mère, qu'il jugeait totalement frivole, ont façonné sa féroce misogynie qu'il a exprimée dans son "Essai sur les femmes".

Vers la fin de sa vie, Schopenhauer a, tout à coup, connu la gloire et la célébrité. Pour couper court aux sollicitations trop nombreuses, il s'est alors retiré à Francfort où il a mené une vie de vieux célibataire, grognon et asocial, bourré de manies, indifférent à son apparence extérieure. Son ultime provocation : il a légué sa fortune à son caniche, caniche auquel il ressemblait étrangement, disaient ses voisins.

Le chien, la mère libérée et fofolle, la forclusion du père, le refus obstiné de plaire, l'apparence négligée,  je crois que c'est une biographie qui rappelle bien des choses aux Houellebecquiens.

Quoiqu'il en soit, peu de philosophes on eu, sur leur époque, une influence aussi marquante que celle de Schopenhauer. En France, il a nourri  Maupassant, Mirbeau, Zola, Huysmans, Flaubert et même Proust (sur sa conception de la musique). En Allemagne, il a fortement inspiré Nietzsche et même Freud.


Aujourd'hui, il redevient à la mode. C'est en accord avec l'esprit du temps, cette période, ce maintenant, où on a cessé de croire à l'Histoire et aux lendemains qui chantent. D'ailleurs, on devient tous dépressifs et nihilistes. On est aussi déclinistes et on ne croit plus trop en la Science et, même, on en a peur. 

L'Histoire, il faut bien le dire, Schopenhauer la passe carrément par dessus bord avec toutes ses idées de progrès, de rationalité, de liberté et d'émancipation. Sa vision de l'humanité, c'est plutôt celle de ces misérables galériens qu'il a contemplés, avec effroi, au bagne Toulon, à l'occasion du Tour d'Europe de sa jeunesse.

C'est l'homme enchaîné à un implacable Destin, un Destin même pas individuel mais collectif.

Une intuition majeure traverse, en effet, l'œuvre de Schopenhauer : même si c'est obscur pour nous, même si ça relève d'un inconscient profond du monde (du monde dans son ensemble), on est tous emportés ( hommes, bêtes, plantes, minéraux etc..) par un Grand Vouloir qui est une force aveugle, un vouloir vivre. Et non seulement tout est Vouloir mais il n'y a qu'un seul et Grand Vouloir. Ça veut dire que tous les éléments du monde sont solidaires et qu'en fait le sentiment de notre individualité n'est qu'une illusion. On a partie liée non seulement avec les autres humains mais aussi avec les pierres, les fleurs, les animaux...

 
Nous ne sommes tous que des manifestations provisoires, des expressions partielles, de ce Grand Vouloir auquel nous sommes inexorablement attachés. Même quand on se croit unique, totalement singulier, quand on tombe amoureux par exemple, on ne fait que s'abandonner à une mécanique de perpétuation (de l'espèce humaine en l'occurrence) qui n'est autre que celle du Grand Vouloir qui n'a d'autre but que sa répétition. 


Parce que c'est ça le châtiment de la condition humaine: être totalement assujettis à ce Grand Vouloir qui remet en cause notre prétention à être libres et à jouir d'une pensée indépendante. Nous ne sommes que les acteurs contraints d'un grand théâtre d'ombres et d'illusions.

 
Et ce théâtre n'est même pas  drôle puisqu'il ne nous dispense que souffrance, ennui et affliction. Vivre, c'est souffrir et c'est souffrir sans cause véritable tout simplement parce que le Réel est sans cesse déceptif, qu'il ne nous donne jamais satisfaction. Pour rêver, on n'a plus, aujourd'hui, à disposition que nos "machines désirantes" mais désirer, c'est une mécanique folle sans cesse relancée parce qu'elle ne peut jamais trouver d'assouvissement. La sexualité, la consommation, ça ne fait de nous que des marionnettes.

 
Et puis, entre nous, sur notre petit théâtre, entre acteurs petits et mesquins, on ne cesse de donner libre cours à notre méchanceté, cruauté, on ne cesse de s'entredéchirer. Le progrès moral de l'humanité est, lui aussi, un leurre et notre vie quotidienne est un cauchemar. Et d'ailleurs, on s'abrutit, se perd, dans la réalité virtuelle des réseaux sociaux, on se drogue, on se suicide, on s'ennuie de plus en plus. 


Parce que ce qui nous rend, finalement, complétement fous, c'est que ce Grand Vouloir ne cesse de nous enfermer dans la Répétition, une Répétition éternelle, morne, lancinante, dépourvue de toute finalité. 


Schopenhauer, c'est le philosophe absolu du mal de vivre et de l'Absurde. Plus noir, plus pessimiste que lui, il n'y a pas. C'est sans doute ce qui a d'abord séduit Michel Houellebecq.

 
Cette vision du monde comme souffrance a été confortée, chez Schopenhauer, par sa découverte du Bouddhisme. C'est sa grande contribution : l'introduction de l'Orient dans la pensée européenne. Il a été initié au Bouddhisme à la fois par Goethe et par Maier qui fréquentaient les salons de sa mère. 
 
 
Le Bouddhisme, c'est ce qui permet à la pensée de Schopenhauer d'évoluer. A quoi peut-il servir, en effet de ruminer sans cesse sur notre infortune et notre malheur ? C'est vraiment redoubler d'ennui. Mais le Bouddhisme fournit justement une méthode, un Art d'échapper à la souffrance, de se déprendre d'un monde voué à la souffrance et au Mal.


Schopenhauer propose, dans ce cadre, un véritable guide du détachement, une démarche morale permettant d'échapper à la tyrannie du Grand Vouloir, des souffrances qu'il occasionne. Il faut en quelque sorte devenir mystique en comprenant d'abord la solidarité et l'identité de notre être propre avec l'ensemble du monde et de ses objets animés et inanimés. 

 
A partir de là, l'une des premières démarches est celle de la Pitié. La Pitié ? Elle n'a pas bonne presse aujourd'hui; on lui préfère la Charité synonyme d'engagement personnel et collectif. Pourtant, seule la Pitié instaure une véritable relation d'égalité/identité avec l'autre. 
On peut ensuite envisager de renoncer à son individualité propre et à toute volonté propre (désirs, puissance). L'Art et l'ascèse constituent alors des voies privilégiés pour atteindre un état de quiétude, le stade ultime du renoncement, l'extinction complète du vouloir-vivre. Bref, la libération majeure, celle du Nirvana qui nous permet de prendre conscience de notre immortalité.
 


Tableaux, principalement, de Carl Friedrich SCHINKEL, Caspar David FRIEDRICH et Francisco GOYA. La 4ème image, de Caroline Bardua, représente la mère et la sœur d'Arthur Schopenhauer.
 
Mes conseils de lecture :
 
- Arthur SCHOPENHAUER : Si vous n'avez jamais lu de Schopenhauer, n'attaquez pas tout de suite son œuvre maîtresse : "Le monde comme Volonté et Représentation". Ça risque de vite vous décourager. Il y a d'autres textes de lui infiniment plus accessibles. Je vous conseille ainsi "Douleurs du monde - Pensées et Fragments" et "Aphorismes et insultes" (tous deux en poche).  Si ça vous a plu, lisez "Parerga et Paralipomena" (chez Bouquins). C'est très pratique, très réaliste, traitant de plein de petits sujets (y compris les tables tournantes et les apparitions).
 
Je recommande également vivement son "Journal de voyage" (récemment réédité en poche). C'est le récit de son grand Tour d'Europe effectué alors qu'il avait 15 ans.

- Rüdiger SAFRANSKI : "Schopenhauer et les années folles de la Philosophie". Comme pour le Nietzsche du même auteur, c'est la biographie de référence. C'est plein d'anecdotes scintillantes et ça dresse bien le paysage de l'Allemagne du début du 19ème siècle.

- Clément ROSSET : "Schopenhauer, philosophe de l'absurde"

- Didier RAYMOND : "Schopenhauer"

- Michel HOUELLEBECQ : "En présence de Schopenhauer". Un petit texte méconnu rédigé peu avant "La carte et le territoire". Mais Houellebecq affirmera s'être éloigné de Schopenhauer après avoir découvert la pensée d'Auguste Comte.

On trouve enfin en replay ou en streaming, sur l'A2, une adaptation des "Particules élémentaires" par Antoine Garceau. J'ai trouvé ça très bon et très juste.



4 commentaires:

Richard a dit…

Bonjour Carmilla!

Suite à votre liste de personnages , telle que, Nietzsche, Proust, Lénine, Schopenhauer, il faudrait peut-être rajouté à la photo de famille, Spinoza, Leibniz, Montaigne, Verlaine et Rimbaud, pour finir par compléter le tout par Houellebecq. Mais cette liste ne serait pas complète sans rajouter à la dernière minute de notre évolution : Arthur Dreyfus.

Il appert, qu’on n’écrit pas un journal de 2300 pages sur le sexe et les sentiments qui l’accompagnent, pour étonner les quidams, impressionner les médias, afin de polir son nom dans un but de devenir un personnage populaire. Les sujets traités ici, n’ont rien d’agréable et de séduisant.

Il m’aura fallu un mois, exactement 25 jours de galère pour parcourir cet ouvrage qui sort de l’ordinaire, qui n’a rien de banal, ni de scandaleux. L’action se déroule exclusivement à Paris dans le milieu homosexuel. Ouvrir ce livre, c’est plonger sans parachute dans les dessous de la capitale française. Qui a dit qu’il ne se passait rien à Paris? Vous connaissez le 3MMC? Qui dit sexe, sentiments, recherches de jouissance extrêmes, touche aussi aux drogues.

Impossible de résumer cette œuvre sans l’avoir au moins une fois parcouru, mais j’ai dégagé quelques lignes directrices de cette aventure de Dreyfus qui aura duré cinq ans.

Ce livre est construit sur trois piliers : Le vide, l’angoisse, la solitude, ce qui ouvrent la porte : au désir, l’obsession et l’addiction. Une fois ces écluses ouvertes vous ne pouvez plus revenir à la berge, le courant vous emporte. Vous accompagnerez Dreyfus jusqu’aux portes de la mort. Comment parvenir à la déchéance totale, au non sens de l’existence, au délitement du corps sans y laisser sa peau?

Vous ouvrez ce livre comme un récit, vous le parcourez comme un pacage, vous l’échappez comme une désillusion, pour aboutir en eau calme, comme après une rude descente de rivière en canot, devant un miroir philosophique.

Je comprends maintenant les raisons qui ont poussé Philosophie Magazine à unir l’espace d’un moment : Emma Becker et Arthur Dreyfus. (Numéro juillet-août 2021), pour une discussion sur le sexe.

En toute lucidité Carmilla

Richard St-Laurent

Carmilla Le Golem a dit…

Merci Richard,

Leibnitz, j'ai déjà rédigé, en mars 2020, un post à son sujet. Montaigne et Verlaine, je n'en ai que des connaissances scolaires. Spinoza, je ne crois pas avoir d'idées originales à son sujet.

Cela dit, je ne crois pas que je cherche à faire de "l'épate" en évoquant tous ces auteurs. La prétention n'est pas mon premier défaut. Je cherche vraiment à retranscrire mes préoccupations.

Ce que vous écrivez sur Arthur Dreyfus est intéressant et donne effectivement envie de le lire. Qu'il ne cherche pas à épater et séduire, qu'il essaie de traduire son vécu est effectivement, comme vous le dites bien, ce qui fait la valeur de son livre. Il nous convie à partager une expérience hors normes. Dès que possible, je vais l'expérimenter même si je me sens plus proche d'Emma Becker que d'Arthur Dreyfus.

Bien à vous,

Carmilla

Richard a dit…

Bonjour Carmilla!

Il appert, que c’est très habile de votre part, de joindre vos préoccupations présentes à celles des grands penseurs. Je savoure vos textes de cette série. Parce que sur le fond, nous essayons de comprendre l’univers dans lequel nous évoluons, et nous n’aurons jamais assez de penseurs qui se penchent sur cette humanité, peu importe que nous soyons en désaccords avec certains qui nous déplaisent. Il n’est pas mauvais de traverser la clôture pour aller se frotter à des textes difficiles. Ce qui nous changent du confort et de la facilité de nos sociétés, des aberrations que nous pouvons constater présentement à travers le monde, de toutes ces manifestions inutiles, et pas seulement au Canada avec ces blocages de ponts et ces occupations de capitales. Ça manifeste même en Nouvelle-Zélande! Pourtant ce pays s’en était bien sortie jusqu’à présent. Gouverner présentement n’est pas une mince affaire. Les décisions deviennent plus difficiles à prendre. Nous pouvons nous poser cette question : Étions-nous si confortable que cela avant la crise sanitaire? Certes nous comptons les morts, mais nous sommes incapables de mettre des chiffres sur les vies que nous avons sauvées par ces mesures sanitaires. Nous comptabilisons nos déficits, mais nous avons du mal à compter l’argent que nous avons épargné. Rien n’est jamais pareil, et souhaiter le retour à la vie d’avant devient un vœux pieux, rien ne sera plus jamais pareil. Gilles Vigneault avait répondu à un journaliste qui lui demandait : Est-ce que vous souhaiteriez revenir à vos vingt ans? Le poète a répondu : Non, j’ai déjà eu vingt ans! J’ai trouvé cette réponse savoureuse pour un homme âgé de 93 ans. Cela fait penser à Edgar Morin.

Ma liste aurait pu s’allonger indéfiniment que j’aurais manqué de place sur ma photo de famille. Je vous encourage à poursuivre parce que j’aime savoir vos préoccupations, que vous avez un regard singulier sur ce monde, en quelque sorte, vous possédez cette finesse de l’attention, à autrui et à ceux qui vous entoure, à ce qui se déroule sous vos yeux. Et, vous êtes conscientes que ce n’est pas terminé, que c’est plus compliqué que cela, et que notre avenir reste fragile et incertain comme humanité vivante. C’est sans doute la plus grande leçon que la pandémie vient de nous servir. Il ne faudrait pas cracher dans le plat comme des prétentieux égoïstes. Ce n’est jamais totalement terminé, et il en sera ainsi, peut-être, même après notre disparition.

Quoi qu’il en soit, vous avez l’esprit du brochet que l’on nomme au Québec, le requin d’eau douce, un redoutable prédateur. J’ai fais exprès pour glisser dans ma liste le nom de Leibnitz me souvenant que vous en aviez déjà parlé. Ça n’a pas manqué, vous avez sauté sur le morceau comme un brochet qui ne manque jamais une proie. Je sais, j’ai l’humour provocateur, et ce n’est pas le moindre de mes défauts.

Merci Carmilla pour votre commentaire

Toujours en toute lucidité

Richard St-Laurent

Carmilla Le Golem a dit…

Merci Richard pour vos propos sympathiques mais peut-être un brin trop élogieux.

Il ne faut jamais surestimer les choses. Ma seule originalité, c'est peut-être de connaître plusieurs pays.

Les événements d'Ottawa illustrent, en effet, les paradoxes et, peut-être les écueils, des démocraties. En autorisant quelques quelques braillards, sûrement pas éclairés ni démocrates, à manifester, on leur offre une caisse de résonnance extraordinaire et presque une légitimité. Il est désolant de constater qu'on n'a jamais autant parlé, dans les médias internationaux, du Canada ces derniers temps mais c'est pour évoquer de sinistres imbéciles et non les grandes réalisations du pays. Mais c'est en effet la rançon de la démocratie.

Personnellement, j'en suis absolument convaincue : c'est beaucoup mieux aujourd'hui ! La vie est plus facile et la tolérance est plus grande. Mais il faut demeurer très vigilant face à la montée des populismes.

Bien à vous,

Carmilla