samedi 7 mai 2022

Les bonheurs rebelles

 

J'ai souvent constaté que le bonheur brut moyen des habitants  d'un pays n'était pas complétement lié à leur niveau de vie économique. Dans les pays riches, dont l'avenir apparaît peut-être trop assuré, on constate même souvent un désenchantement et une langueur générale.

J'ai personnellement pu appréhender, même avec décalage, la crasse et la misère soviétiques ainsi que la nuit iranienne. Le monde extérieur était certes lugubre. Mais les gens étaient-ils vraiment malheureux ? Sans doute pas complétement parce qu'ils choisissaient de se détourner de la réalité imposée pour vivre dans une autre réalité, celle du rêve.

Et d'ailleurs, si on me demandait d'établir une liste des lieux que j'aime le plus au monde, j'inscrirais, sans doute, la ville de Téhéran aux premiers rangs. Pourtant, je sais qu'on peut aussi considérer cette ville comme absolument abominable. Et c'est vrai que, selon mon humeur, je peux moi-même la percevoir tantôt affreuse, tantôt merveilleuse.

Ou bien, en France, j'ai eu l'occasion de séjourner à Amiens. C'est-à-dire en Picardie,  une région souvent considérée comme le début de l'Enfer du Nord, sinistre et misérable. Et bien ça m'a beaucoup plu, j'ai eu l'impression de me retrouver un peu en Europe Centrale avec une modestie générale et une facilité des contacts et relations sociales. Entre la Picardie et Côte d'Azur, je n'hésiterais pas. La région la plus intéressante, la plus attachante, n'est pas celle que l'on croit.


Ou bien l'Ukraine. Le pays était considéré jusqu'alors comme l'un des plus pauvres d'Europe (avec la Moldavie). Sans doute, mais je n'ai jamais perçu que l'ambiance y était à la sinistrose. Si la campagne était effectivement misérable, les grandes villes étaient même trépidantes, électriques. 

A l'inverse, j'ai séjourné en Suède et en Suisse. Peut-être que je me trompe complétement mais tout de même: des gens policés, une vision hygiéniste et prosaïque de l'existence, un auto-contrôle généralisé. Le triomphe de la vie "agréable", des bonheurs simples, sous une forme utilitaire et fonctionnelle. Ca ne suffit pas, c'est même frustrant.

Quant à la Russie que j'ai évoquée de manière dépréciative dans mon dernier post, qu'il s'agisse d'une société autoritaire, c'est évident. Que tout le monde s'y conforme absolument, c'est moins sûr. On peut aussi y croiser de multiple personnes (et peut-être plus que partout ailleurs) d'une extraordinaire fantaisie.  Et puis, en dépit de toutes mes réserves, je n'oublie pas que je suis tout de même plus à l'aise avec des Russes qu'avec des Français. L'inter-compréhension est plus immédiate.


Dans chaque société, on est, en fait, pris dans les mailles d'un Pouvoir qui s'exerce de façons multiples.  Les institutions s'expriment ainsi à travers nous, façonnent nos mentalités. L'école, la famille, l'armée, l'administration, les systèmes judiciaires et de santé, ça imprègne à la longue plus ou moins nos conduites sociales et nos formes de pensée. C'est ce qui fait l'efficacité de l'éducation. A ce sujet, il y a eu une effrayante logorrhée, notamment en France : toute une pensée 68 (Foucault, Deleuze, Lyotard) s'inscrivant dans le sillage de Nietzsche. On s'est mis à voir du Pouvoir partout même dans la vie la plus quotidienne. 


On serait éduqués à mort, à tel point qu'on serait brisés, incapables d'affirmer notre singularité. Mais, en réalité, on constate aussi qu'il y a, selon les individus et les groupes, plus ou moins de jeu avec ce carcan du Pouvoir. Des rebelles, des asociaux, des "nomades", des "schizos", il y en a heureusement.


Pour illustrer ça, je me remémore souvent deux textes pour moi fondateurs. Deux propos que l'on peut juger stupéfiants, scandaleux, mais qui n'arrêtent pas de m'agiter : 

- ceux de Dostoïevsky au sortir du bagne : « Oh, c’était un grand bonheur pour moi : la Sibérie, le bagne ! On dit que c’est monstrueux, scandaleux, on parle d’une espèce de révolte légitime…monceau d’inepties ! C’est là seulement que j’ai commencé à mener une vie saine, heureuse, c’est là que je me suis senti moi-même. Mes meilleures pensées me sont venues à cette époque ! Oh ! si seulement vous pouviez vous aussi être envoyé au bagne ! »


 - ceux d’Imre Kertész à la fin d’ «Etre sans destin » : "Là-bas aussi, parmi les cheminées, dans les intervalles de la souffrance, il y avait quelque chose qui ressemblait au bonheur. (...) Oui, c'est de cela, du bonheur des camps de concentration que je devrais parler la prochaine fois, quand on me posera des questions. Si jamais on m'en pose. Et si je ne l'ai pas moi-même oublié."


Est-ce que le véritable Enfer, ça n'est pas plutôt, en effet, celui de la vie ordinaire, quotidienne, vouée toute entière à la consommation ? Cette vie plate, enfermée dans la finitude et la répétition. 

Je comprends qu'on s'insurge contre cette monotone, cette pauvre réalité qui se prétend incontournable. Est-ce qu'on n'a pas le droit de lui préférer celle que l'on porte en soi, tellement plus vaste et chatoyante ?

Le bonheur, ce n'est pas de jouir de l'instant présent, de prendre du bon temps, de "profiter" comme disent les Français. 

On peut avoir une autre vision, préférer s'adonner à une forme de folie, une folie qui est le meilleur adjuvant de la vie: celle qui a toujours tenu les hommes debout avec le goût du rêve, le goût du risque et la soif de choses nouvelles. 


Tableaux de la grande artiste mexicaine Frida KAHLO (1907-1954). Elle a vécu dans une souffrance continuelle à la suite d'un accident mais ça a peut-être contribué à exacerber ses capacités vitales et créatrices.

Mes conseils :

- Lydie SALVAYRE : "Rêver debout". Une relecture tonifiante du Don Quichotte de Cervantes trop souvent assimilé aux tribulations d'un vieux fou ridicule. Lydie Salvayre (prix Goncourt 2014) dresse le portrait de "l'homme révolté par excellence, animé par le désir farouche d'agrandir une réalité étroite et inique". Don Quichotte révolutionnaire, un point de vue novateur ! Ce qui est sûr, c'est qu'on a ensuite envie de se plonger tout de suite dans le Don Quichotte.

- Dictionnaire Lévi-Strauss (sous la direction de Jean-Claude Monod - collection Bouquins). Interroger le regard que l'on porte sur nous-même et sur les autres, c'est l'ambition de l'anthropologie. Un remarquable bouquin qui ne porte pas seulement sur le grand penseur Lévi-Strauss, mais sur l'ensemble des sciences sociales au 20 ème siècle. Si vous voulez vous initier à l'ethnologie/anthropologie, ne manquez pas ce livre, très complet et pédagogique.

- Benjamin HOFFMANN: "L'île de la sentinelle". Connaissez-vous cette petite île indienne qui abrite un peuple (400 individus ?) qui refuse tout contact avec la civilisation (au point de tuer les rares aventuriers) ? Mais ce livre étonnant ne contente pas de parler des "Sentinelles". Il parle aussi de l'Amérique contemporaine, de l'amitié, des rapports de classe, de la mondialisation. Un bouquin qui déplace beaucoup de points de vue.

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