Les addictions, ça ne touche pas un petit nombre de gens, quelques cinglés, mais on y est tous confrontés, à des degrés et des moments divers de notre vie.
Moi, ça m’a longtemps préoccupée et j’ai essayé un peu tout
(l’alcool, la drogue, le sexe, l’alimentation, les médocs) mais sans vraiment
m’enfoncer dans rien. Aujourd’hui, je suis vraiment apaisée avec ça. Certes,
j’ai toujours des problèmes avec l’alimentation et je sélectionne
impitoyablement ce que je mange (rien que du poisson et que des coquillages).
Et puis, je suis une folle de sport d’endurance. Le sport, l’alimentation,
c’est lié, c’est ma volonté de puissance. Quant au plan sexuel, disons que je
suis erratique et transgressive mais c’est normal puisque je suis une vampire.
Enfin bref, mon profil addictif ne m’apparaît pas bien inquiétant.
Rien à voir en tous cas avec la plongée dantesque, effroyable que
relate Marina de Van dans son récent
bouquin : « Stéréoscopie ». Un décrochage complet, une
chute en vrille, emportée par l’alcool, la drogue, les médicaments. Un long
tunnel de deux ou trois ans à errer, vaciller et se vautrer dans l’abjection,
tantôt cotonneuse tantôt exaltée, une succession de montagnes russes. Surtout
une souffrance terrible mais aussi, en même temps, un courage inouï pour combattre
cette souffrance.
De prime abord, bien sûr, on ne comprend pas. Marina de Van, c’est
une grande cinéaste, je l’adore et me retrouve complètement dans ses films,
étranges, fantastiques, dérangeants (« Dans ma peau », « Ne te
retourne pas »). Elle est aussi très belle, très intelligente, fascinante,
pleine d’audace. Elle a même écrit un mémoire de philosophie sur Emmanuel Kant,
le penseur de la maîtrise absolue. A priori donc, parfaitement à l’abri de ce
type de dévissage.
Sauf que l’addiction, ça n’a rien à voir avec la banale déprime
qu’on chercherait à combattre. Si on se soûle ou se drogue, ce n’est pas
tellement pour se remonter le moral. C’est plutôt pour remonter aux sources de
notre identité.
Je demeure sous le choc de ce livre hallucinant, écrit avec une
froide lucidité en total contraste avec l’errance vécue. On en sort bouleversés
mais on a l’impression de mieux se comprendre soi-même.
Les addictions, c’est comme les pervers narcissiques et les
bipolaires, il y a maintenant là-dessus une littérature surabondante. On en
étend même sans cesse le champ : le jeu, la fièvre d’achats, internet etc…
Ca traduit surtout en fait la volonté d’une médicalisation et d’une
pathologisation généralisées de nos vies. Il faudrait qu’on appartienne à une humanité
souffrante et assujettie, sous l’entière dépendance du pouvoir médical et de
l’industrie pharmaceutique.
La réalité, me semble-t-il, c’est que les addictions mettent
d’abord en jeu notre propre corps et questionnent ses limites. Notre apparence
corporelle d’aujourd’hui, qui est aussi une grande part de notre identité, ça
n’a rien de naturel, ça se façonne, ça se cadre, ça se construit petit à petit
jusqu’à ce qu’on s’enferme dans des images, des caricatures, des stéréotypes.
On arrive à y coller ou pas mais on est toujours les acteurs d’une figure
imposée. C’est une grande violence symbolique et notre intimité profonde est
irrémédiablement pourrie, corrompue, par ce que l’on est censé être. On est
éduqués à mort pas seulement dans nos têtes mais aussi, et peut-être surtout,
dans nos corps.
Dans l’addiction, il y a finalement une terrible haine de soi, de
ce que l’on est devenu : une momie, une poupée corsetée.
L’addiction, ça permet justement de se libérer, provisoirement, de
cette violence faite au corps. C’est ce qui explique le plaisir qu’on prend à
s’y abandonner, même si c’est simultanément vécu dans l’angoisse et la
culpabilité. A la violence symbolique, on répond par la violence physique,
c’est l’expression de notre révolte contre un corps qui devrait être poli,
policé. Dans une espèce de nausée euphorique, Marina de Van décrit ainsi
comment elle en venait à se pisser, se chier, se vomir dessus, à coucher avec n’importe
qui ; comment elle devenait sale, mal habillée, sentait mauvais. Ce n’est pas
de la complaisance, ça permet simplement de renouer avec cet état primitif du
corps, celui refoulé de notre enfance où il était sans limites, sans
contraintes, une grande mécanique de fluides.
Qu’est-ce que mon corps ? Quelles sont ses limites ? S’achève-t-il
aux barrières des conventions sociales ? Mais aussi, qu’est-ce que mon
identité ? Qu’est-ce qui m’est propre ? Qu’est-ce qui m’est
extérieur ? Si la réalité finalement repose sur un grand découpage des
corps et de la vie, est-ce qu’on ne peut pas imaginer de grands basculements
d’un côté ou de l’autre des frontières ? C’est comme ça que Je peut être
un autre.
Mais c’est comme ça aussi qu’on peut, sinon guérir, du moins
surmonter ses addictions. Marina de Van écrit ainsi en couverture : « J’ai
découvert le pouvoir stupéfiant d’autrui ».
Affiches allemandes des années 20, principalement de Josef Fenneker.
Il faut évidemment lire l'extraordinaire bouquin de Marina de Van, ma soeur : "Stéréoscopie"
Mes analyses concernant les addictions n’engagent par ailleurs que moi, ma seule compétence en la matière reposant uniquement sur ma propre expérience.
4 commentaires:
bonjour Carmilla, je viens de d'acheter en format numérique "Stereoscopie'. Toujours heureuse de vous lire ! Bien à vous
Bonsoir Anne,
Je suis sûre que vous ne regretterez vraiment pas cette lecture.
Pour moi, c'est vraiment l'un des grands bouquins de cette rentrée, même si l'on en a très peu parlé. Ca vous secoue vraiment.
Il faut aussi voir les films de Marina De Van. "Dans ma peau" est un très grand film. J'attends aussi avec impatience la sortie de son dernier film "Dark Touch".
Amicalement
Carmilla
Je partage avec vous le goût pour le mois de novembre. Octobre, quand les arbres commencent enfin à jaunir, à rougir, qu'il fait enfin plus frais, me plaît bien aussi.
Décembre, par contre, apporte son cortège horripilant des "fêtes" de Noël et Nouvel An, avec ses horreurs consuméristes et kitsch, et le concept de fête obligatoire à date fixe.
Par rapport à la mort, il y a en tout cas un vocable que je déteste, c'est "décédé". "Mort", c'est peut-être brutal, mais c'est aussi clair et net, sans fioritures, c'est vu en face. "Décédé", c'est une sorte d'euphémisme administratif.
J'apprécie quand quelqu'un dit simplement "ma mère est morte", plutôt que "(ma) maman est décédée".
Cela dit, j'ai vu ma mère et ma tante (qui m'était aussi fort proche) mortes, et cela reste un souvenir rude, une vision éprouvante.
Bonjour Nuages,
J'aime bien l'automne mais aussi la période des Fêtes. Noël, ça apporte quand même un peu de féérie.
Je regrette simplement qu'il n'y ait jamais de neige, du moins de vraie neige, en France.
Par rapport à la mort, je crois vraiment qu'il y a deux catégories de personnes : celles qui ont des parents et celles qui n'en ont plus. La psychologie et les attitudes sont radicalement différentes.
Carmilla
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