« Peut-on
vivre plusieurs vies en une ? », c’est la question que pose, ce mois
ci, la revue « Philosophie Magazine ».
Ca me
passionne. Ca a notamment pour aspects : est-ce qu’on a une personnalité
monolithique, d’un bloc, ou est-ce qu’on est des papillons, sans cesse en
mouvement et sans cesse changeants ? Est-ce qu’il y a vraiment une
continuité, une cohérence, dans tout ce que l’on fait ?
Ce qui m’a
le plus étonnée, c’est l’interview de Florence Aubenas qui déclare qu’elle n’a
qu’une seule et unique vie, pleine et entière, complètement homogène, sans cloisonnements, sans séparation
de la vie professionnelle et privée. C’est comme ça qu’elle arrive à turbiner
et carburer à plein. Avoir plusieurs vies, ça lui semble une foutaise.
Ca tranche
nettement avec l’idéologie en cours qui voudrait que notre travail n’envahisse
pas notre vie, qu’on puisse toujours préserver son intimité des intrusions de
la vie professionnelle. C’est aussi l’idéologie, tellement en accord avec les impératifs du capitalisme, de la « résilience »,
de la capacité à changer, à être autre, à rebondir.
Je trouve formidable
le point de vue de Florence Aubenas; c’est sûrement un signe de grande santé.
Il faut bien reconnaître, en effet, que si on se sent généralement malheureux
aujourd’hui, c’est parce qu’on vit les
souffrances d’un moi clivé, d’une séparation entre notre travail et notre vie
personnelle. C’est ce que l’on appelle l’aliénation.
Je voudrais
donc vraiment bien être comme Florence Aubenas, c’est sûrement la recette du
bonheur. D’ailleurs, il ne me viendrait pas à l’idée de me ranger dans la
catégorie des gens malheureux de leur boulot, même si je ne rigole pas tous les
jours. Le travail, c’est quand même une expérience intellectuelle, humaine,
relationnelle irremplaçable.
Simplement,
je n’arrive pas à me déprendre de l’idée que j’ai plusieurs vies et surtout je
n’aime pas qu’on me réduise à ma profession.
Les
finances, les chiffres, la logique, c’est bien sûr très fort chez moi et ça me
structure largement. Mais j’avoue que ce qui m’énerve au plus haut point, c’est
qu’en général, ça me catégorise définitivement : on considère que je n’ai
que ça dans la tête et que ma vie doit être à l’image de mes tableaux
financiers, sèche et ordonnée.
Il est vrai
que je ne fais pas grand-chose pour détromper les autres. De ma vie
personnelle, des langues et des cultures qui me traversent, de mes lectures, de
mes voyages, de mes amours, je ne parle jamais à personne dans mon milieu
professionnel. Je suis très distante, peut-être hautaine, mais c’est, pour moi,
une indispensable question de sécurité. L’un de mes rares lieux d’expression, c’est
mon blog.
Je vis donc
largement dans le « split ». J’ai bien deux vies : une vie
asservie, celle du travail, et une vie affective, émotionnelle à la quelle je
m’adonne en dehors ou en superposition.
Mais le
cloisonnement n’est quand même pas complet. Il y a bien des prolongements de ma
vie professionnelle dans ma vie affective. Mon goût pour la transgression, pour
l’expérimentation, mon papillonnage sentimental, je relie ça, en particulier, à mon goût pour
les chiffres et les constructions financières. Mais j’expliquerai peut-être ça
un autre jour.
Images de
la grande photographe américaine Francesca Woodmann (1958-1981)
5 commentaires:
C'est frappant que Florence Aubenas dise cela, parce que, au moins une fois, elle a vécu une autre vie, radicalement différente : elle a passé six mois à Caen, en se présentant comme une femme sans aucune qualification, pour décrocher un emploi de femme de ménage. Ça a donné un livre impressionnant, "Le quai de Ouistreham".
Quant à moi, plus modestement, j'alterne deux vies très différentes : une vie urbaine assez solitaire, où je vois quelques ami(e)s, et une vie rurale communautaire à Avioth, totalement différente. A 50-50 depuis plusieurs mois, avec bonheur. C'est vraiment un commutateur que j'actionne, quand je vais d'un endroit à l'autre, deux contextes de vie très différents, voire opposés.
Bonjour Nuages,
L'idéal, bien sûr, c'est qu'on trouve, dans son travail, une complète expression de soi-même.
Quand on est journaliste, comme Florence Aubenas, on y parvient peut-être : la vie y est recherche des autres et de soi-même.
Malheureusement, cette adhésion complète à son travail est, le plus souvent, impossible. La vie professionnelle, c'est quand même, généralement, une grande souffrance.
Pour compenser, il faut alors une autre vie. Moi-même, je me vis comme double ou triple. Mais pour moi, ça n'est que durant le week-end.
Carmilla
Une vie à la campagne, une autre en ville. Ça pourrait faire deux vies, mais non, pour moi c'est une vie à plusieurs composantes.
Chat des champs
& chat des villes
Ah ! Damned ! (double vie)!
Certes, chat des champs, la ville, la campagne, ça fait bien deux vies mais ça n'est pas très radical.
Un chat des villes ou un chat des champs, ça demeure un chat, vous en conviendrez.
Plus intéressant, c'est peut-être d'arriver à vivre des inconciliables : être un saint et un criminel, un fonctionnaire et un aventurier, un religieux et un débauché...
C'est donc, en effet, à plusieurs composantes
Carmilla
"Peut-on vivre plusieurs vies en une"
L'on dit souvent: On n'a qu'une vie!
C'est une expression qui m'énerve au plus haut point, utilisée par les gens qui ne savent plus comment ponctuer leur propos ou pour partir en pirouette.
Une seule vie,oui avec des composantes: une dizaine d'employeurs différents et 3 sociétés en 41 annuités , on peut considérer cela comme de la "souffrance" en effet, j'ai eu de la chance, je ne suis pas hémophile! mais il est aussi une chose:
c'est que le travail ne s'arrête jamais et c'est préférable.
JEFF
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