samedi 15 janvier 2022

Le romancier des "Catleyas"


 Je l'ai déjà évoqué : cette année, on célèbre le centenaire de la mort de Marcel Proust.

Parmi les grands lecteurs, il y a vraiment les Proustiens (tous fervents) et les non-Proustiens.


Je comprends parfaitement qu'on soit non-Proustien et n'arrive pas à "rentrer dans la Recherche". Le monde de Proust semble aussi éloigné que possible de celui du commun des mortels. Qu'est-ce que c'est que ces histoires de duchesses ? C'est de la littérature de vieux, de l'Art pompier, archi-bourgeois, du snobisme désuet. Et puis cette écriture, ce style "nouilles" dans lequel tout s'emmêle et s'embrouille. On est bien loin de la clarté de la langue française, simple et épurée, on croirait plutôt des phrases à l'allemande (Proust précisera plutôt une filiation avec le latin). Proust aurait même initialement souhaité que l'on publie "La Recherche" en un seul volume, en un flux continu, sans alinéas, sans marges, sans parties, sans chapitres ni découpage en livres.

Mais ce qui est sûr, c'est que les Proustiens (dont je fais partie) reviennent sans cesse à son œuvre. "La Recherche", ça fait partie de ces rares bouquins que l'on ne cesse de lire et relire. Et chaque passionné y trouve "son Proust", différent des autres mais qui suscite sa réflexion.

Pourquoi ? Sans doute parce qu'on y puise de multiples leçons de vie. J'ai compris ça après avoir lu le petit livre de Josef CZAPSKI (écrivain et peintre polonais) : "Proust contre la déchéance". Il s'agit d'un ensemble de petites conférences prononcées à l'attention de ses codétenus (dans un camp soviétique), dans les années 1940-1941.  Échanger sur Proust alors qu'on crève de faim et qu'on va probablement être bientôt fusillé, ça apparaît, bien sûr, totalement surréaliste. Et pourtant, ces leçons simples et lumineuses ont sans doute aidé ceux qui les ont écoutées à mieux comprendre comment les humains fonctionnaient entre eux, comment s'établissait la comédie cruelle de leurs relations. Ça a peut-être permis à certains de survivre.

Moi, j'ai commencé à lire Proust juste après mon baccalauréat. Il faut dire qu'à l'époque, j'étais pleine d'assurance et de certitudes comme toutes les filles un peu trop courtisées. J'étais même sans doute imbuvable. Et puis, je n'avais sans doute pas encore un niveau de français suffisant pour pleinement l'apprécier. J'étais sceptique au départ, je ne pensais pas pouvoir aller au delà d'une dizaine de pages mais j'ai bien vite été entraînée. Étrangement peut-être, ça m'a d'abord fait beaucoup rire, j'ai trouvé hilarante cette comédie du mensonge des signes. Proust était-il vraiment snob ? Il ne cessait avec sa gouvernante, Céleste Albaret, d'observer puis imiter ses proches et fréquentations mondaines et d'en rire.

Et puis, ça m'a mentalement dépucelée. On a une vision simplificatrice des relations sociales. On a tous plus ou moins intégré le schéma marxiste, simplet, d'un rapport de domination de la bourgeoisie sur le prolétariat. Domination non seulement économique mais également symbolique avec le support d'une idéologie dominante (cf. les inénarrables Bourdieu/Jdanov et Pinçon-Charlot) qui opprimerait (aliènerait) une classe ouvrière vertueuse.  Mais c'est beaucoup plus complexe avec Proust. Il appréhende les rapports de classes en termes d'imitation, de vanité et surtout de cruauté. Et de ce comportement, personne (bourgeois, aristos, ouvriers) n'est exempt. La seule émancipation possible, c'est de n'être pas dupe de ce jeu retors.


Notre époque est celle du sacre de l'authenticité (Gilles Lipovetsky). Quelle rigolade ! L'avènement de nouveaux citoyens, aux "pensées pures", épris de transparence, altruisme et sincérité est une vision pleine de naïveté. En réalité, le mensonge et l'opacité sont universels et règlent les relations sociales. Soi-même, on essaie de se présenter sous un abord sympathique mais c'est pour contenir l'angoisse que suscite, en nous, l'autre. A qui ai-je donc affaire ? Celui-ci qui me proclame son attention, son admiration, son amour, ne me déteste-t-il pas, en fait, de tout son cœur ? Mais il a pu, aussi, à certaines périodes de sa vie, m'aimer réellement parce qu'on est, en réalité, continuellement changeants, la passion alternant avec la désillusion. Je ne peux retirer que des incertitudes sur les sentiments que me portent mes proches, même ma famille, même mes amis, même ceux, pleins d'apparente bonté, qui m'accompagnent depuis toujours.


On est tous, en fait, riches ou pauvres, profondément cruels et méchants. Mais on a presque une excuse. La cruauté, la méchanceté, c'est une forme de guerre et si on s'y adonne, c'est d'abord une expression de notre volonté de vivre au sein d'un monde emporté par les luttes et les conflits. La méchanceté, c'est notre élan vital et elle n'a que faire de la grande morale sociale.


Avec le mensonge, la méchanceté, c'est ce qui nous permet de nous fondre entièrement dans le paraître, dans le jeu des relations affectives et sociales. Croire la politesse et l'amabilité réelles, c'est se condamner à devenir le jouet d'illusions vertueuses. C'est, paradoxalement, être mal éduqué, mal préparé à cet état de guerre universelle qu'est la vie.
 

Et on a tous, plus ou moins obscurément, bien conscience de cela. C'est pourquoi l'idée d'un Art populaire, d'un Art engagé, répugne profondément à Proust. "Les romans populaires ennuient [..] les gens du peuple [...] et les ouvriers sont aussi curieux des princes que les princes des ouvriers" (Le Temps retrouvé). Le Réalisme, c'est un énorme appauvrissement de la vie. Ce ne sont pas les faits bruts qui comptent mais les lois secrètes qui les régissent, lois que l'on peut mettre à jour par correspondances, rapprochements, mises en relation. Le Réel est toujours creusé d'autre chose qui a trait à notre passé intime.
 

Finalement, j'ai l'impression que la lecture de Proust m'a d'abord rendue lucide sur le monde qui m'entourait, les flatteries et  admirations qui pouvaient m'être dispensées mais aussi les haines et détestations exprimées. Mais je me demande aussi parfois s'il ne m'a pas rendue cynique et désabusée, incapable de spontanéité.


Quoi qu'il en soit, et ça étonnera peut-être, je trouve le personnage réel, Marcel Proust, profondément sympathique. Même sous ses aspects un peu ridicules et comiques, ses côtés infantiles et hypocondriaques. J'aime surtout son caractère lunatique, lunaire, finalement aérien, hors des contingences de ce bas-monde. Je suis ainsi fière et heureuse d'habiter les quartiers qu'il a principalement, voire exclusivement, fréquentés : le 8ème, le 16ème, le 17ème. Ça me donne de multiples occasions de penser à lui.
 

C'est quelqu'un que j'aurais aimé connaître même si je ne sais de quoi j'aurais pu l'entretenir. Mais il était aussi un inverti qui s'intéressait aux femmes, les observait avec une extrême attention. Ses facettes sont, en fait, multiples : un côté ringard côtoie une extrême modernité comme en témoigne son intérêt pour l'automobile, l'aviation, le téléphone et surtout l'avant-garde artistique littéraire, picturale, musicale (Mallarmé, Ravel, Debussy, l'Impressionnisme).
 

Enfin, je me suis personnellement intéressée à ce qui est "dans mes cordes" : son rapport à l'argent. Ça m'a beaucoup plu parce que je me suis découvert si ce n'est des points communs, du moins des affinités. 
 

Proust avait ainsi la chance d'être rentier mais n'était nullement économe ou avare. D'ailleurs, il détestait les chiffres et les budgets et il ne connaissait jamais trop la situation de ses comptes. Il ignorait même le prix des choses les plus simples, tout simplement parce qu'il ne faisait jamais, lui-même, de courses. Il offrait ainsi des cadeaux ou des pourboires insensés et il lui arrivait de perdre des sommes folles dans les casinos. Les économies, ça n'était vraiment pas sa préoccupation.
 
 
Il avait en fait la "fibre financière", celle qui vous pousse à savoir dépenser plutôt qu'à économiser. Il fréquentait de nombreux banquiers et agents de change. Sa fortune, il l'investissait en Bourse (et pas dans l'immobilier).  Étonnamment, il connaissait bien la Cote et les principaux mécanismes boursiers : il usait et abusait ainsi des "facilités" du marché à terme mais comme il était perpétuellement indécis, ça lui coûtait finalement très cher. Seul gros problème : il manquait de sang-froid, était trop émotif, affectif. Il se laissait séduire par des "valeurs exotiques" (du style Rio de la Plata ou Doubowaïa) ou abuser par des obligations à haut rendement. Et puis, il intervenait à contretemps, se laissant emporter par les fièvres acheteuses ou vendeuses. Amusant, non ?

Images, principalement, de Leon BAKST (1866 à Grodno-1924 à Rueil ), peintre et décorateur (en particulier des Ballets russes). Proust l'avait beaucoup apprécié. Je l'adore mais il est, étrangement, tombé dans l'oubli en France (il est enterré au cimetière des Batignolles à Paris 17ème).
 
Enfin, mes petits conseils de lecture :
 
- Joseph CZAPSKI : "Proust contre la déchéance-Conférences au camp de Griazowietz". Un livre d'une étonnante clarté. Comment Proust peut nous aider à vivre, survivre.
 
- Laure HILLERIN : " Proust pour rire".  Bréviaire jubilatoire de "A la Recherche du Temps Perdu". Si vous avez jusqu'alors échoué à lire Proust, essayez du moins cette anthologie qui vous fera passer des moments réjouissants.
 
-Jean-Yves TADIE : "Le lac inconnu-Entre Proust et Freud" . La proximité de Freud et de Proust est évidente. Ils sont contemporains mais on ne croit pas qu'ils aient entendu parler l'un de l'autre. Un très joli livre, presque poétique.
 
- Michel ERMAN : "Les 100 mots de Marcel Proust". Un petit "Que sais-je ?" tout nouveau mais remarquable de précision, concision.
 
Je signale enfin aux Parisiens que le Musée Carnavalet (entièrement réaménagé) consacre une Exposition à Marcel Proust jusqu'en Avril prochain. Mais ces mêmes Parisiens feront tout aussi bien de se rendre sur les lieux qu'il a fréquentés.


6 commentaires:

Richard a dit…

« Le réalisme est un énorme appauvrissement de la vie. »

Mais Carmilla, c’est tout ce que nous avons.


Bonjour Carmilla!

À Marcel Proust, à la même époque, je préfère Jean Jaurès.

On a mis une balle dans la tête de Jaurès parce qu’il s’opposait à la guerre de 14.

J’ignore si on aurait logé une balle dans la tête de Proust pour ses idées politiques?

Il y a plus de quoi retenir d’une traversée du désert, qu’une traversé de Proust.

Je ne suis pas anti-Proust, je suis indifférent.

J’ai noté un livre que vous avez recommandé : Proust et la société par Jean-Yves Tadié, afin de savoir ce qu’il avait dans coffre.

Le réalisme ici ce matin sur Sherbrooke et les environs :

Ciel clair, par -28 degrés, vent du nord à 15 nœuds. Je ne peux pas être plus réaliste que cela, le tout, sans pygargue, sans bernache et sans castor, et même pas une corneille dans le secteur. Notre réalité ce matin c’est le froid. Et pourtant, je ne ressens aucun appauvrissement.

Merci pour votre texte Carmilla
Bonne fin de journée

Richard St-Laurent

PS : Est-ce que vous connaissez le journaliste Illia Ponomarenko?

Si oui, est-ce qu’il est fiable?

julie a dit…

Ah, comprends mieux à présent vôtre coté prou(s)t-proute !
Chère Carmillia, je vous charrie :)
Quant au bonhomme, je ne l'ai pas lu... peut-être cette année.
Bon dimanche à vous.

Carmilla Le Golem a dit…

Merci Richard,

Personne n'est obligé ni d'aimer Proust ni d'essayer de le lire. Moi-même, je ne peux pas dire que ça a été facile. Je ne suis ainsi pas capable de lire 50 pages d'affilée tant l'attention requise est importante. J'ai procédé par petits bouts sur plusieurs années.

Quant au réalisme, Proust critique la prétention de nombreux écrivains à épuiser le monde en décrivant minutieusement des lieux ou l'aspect vestimentaire ou physique de personnages.

Mais, vous en conviendrez je pense, le Réel ne se réduit pas aux faits et aux choses. D'ailleurs, deux personnes, en un même lieu et au même moment, ne décriront jamais de la même manière un paysage, une personne, une ville, des événements historiques.

La vie, ça ne se réduit pas au monde extérieur fait de lieux, d'objets, d'individus, d'événements. Ce que vous percevez en ce moment même, cette lumière, ces couleurs, une silhouette, est continuellement envahi, débordé, par votre affectivité, votre mémoire involontaire, vos craintes et incertitudes.

Le Réel renvoie toujours à autre chose que lui-même dans un jeu d'emboîtements, correspondances, analogies, presque sans fin. C'est pour ça que l'écriture de Proust n'arrête pas de se développer comme un jeu de vagues.

Le livre de Jean-Yves Tadié est, effectivement, très bon. Proust n'avait sans doute pas la fibre révolutionnaire mais il était très attentif à toutes les personnes qu'il côtoyait. Mais je recommande aussi le livre de Laure Hillern qui regroupe plusieurs textes comiques de Proust.

Bien à vous,

Carmilla

Carmilla Le Golem a dit…

Merci Julie,

Votre petite remarque ne me blesse nullement.

L'important, c'est d'être lucide et de s'interroger, sans cesse, sur soi-même. J'ai sans doute, en effet, des côtés snobs et déplaisants.

Bien à vous,

Carmilla

Nuages a dit…

Je n'ai rien lu de Proust et il ne figure pas parmi mes prochaines lectures, mais j'ai entendu du bien de ce livre-ci, d'Alain de Botton : "Comment Proust peut changer votre vie".

https://www.amazon.fr/Comment-Proust-peut-changer-votre/dp/2264033568/ref=tmm_pap_swatch_0?_encoding=UTF8&qid=&sr=

Alain de Botton est un bon auteur, j'ai bien aimé "Splendeurs et misères du travail".

https://www.babelio.com/livres/de-Botton-Splendeurs-et-miseres-du-travail/163858

Carmilla Le Golem a dit…

Merci Nuages,

J'aime bien également Alain de Botton. Il développe toujours un point de vue original. "L'Art du voyage" et "Du statut social", "Le plaisir de souffrir" m'avaient intéressée ainsi que ses réflexions sur l'architecture contemporaine. Je ne sais pas pourquoi il a cessé de publier depuis quelque temps. J'ai parcouru son Proust et c'est effectivement un livre que l'on peut recommander. Mais il y a une telle multitude de bons livres consacrés à Proust que j'ai du effectuer une sélection.

Cela dit, vous devriez quand même essayer de lire Proust. Le mieux, c'est peut-être de commencer par "Un amour de Swann" qui est édité séparément (c'est la 2ème partie du 1er tome de la recherche). C'est tout à fait accessible et ça vous permet de savoir si vous accrochez ou non. Et il est inutile de culpabiliser si ça n'est pas le cas.

Bien à vous,

Carmilla