samedi 22 janvier 2022

Quand j'étais Nietzschéenne

 

Je viens de raconter qu'adolescente, j'avais commencé à lire Proust.

Mais à vrai dire, un petit peu avant, j'avais entamé la lecture de Nietzsche.

Nietzsche, je l'avais découvert en Terminale, en cours de Philosophie.

L'enseignement de la Philo en France, c'est quelque chose d'unique et de vraiment bien. Même si, il faut bien le reconnaître, personne n'y comprend quoi que ce soit ou alors tout de travers. Mais c'est l'occasion, pour quelques poseurs, de pontifier et de jouer aux esprits forts auprès des filles, de compter parmi ceux à qui on ne la fait pas. 

Moi, à l'époque, fraîchement transplantée dans un nouveau pays, je me sentais un peu à côté de tout et de tout le monde. Et puis, j'en avais complétement soupé de deux choses : le marxisme et le christianisme. Marx, c'était, pour moi, bizarre parce qu'en France, il était (et demeure) considéré, par la majorité des profs, comme l'un des sommets de la pensée politico-philosophique. Quant au Christianisme, on n'imagine pas le déluge de bigoterie qu'a provoqué, en retour, dans les anciens pays dits de l'Est, la chute du communisme.  Le marxisme et la religion, ce sont d'ailleurs deux grands cadavres qui peuvent encore se réveiller. Ça portera simplement de nouveaux noms : Piketty et le Yoga par exemple.


J'en avais tellement marre de ça que Nietzsche, ça a été une véritable révélation. A vrai dire, ce n'était pas tellement les grands thèmes de sa pensée qui m'accrochaient : l'éternel Retour, la volonté de puissance, le surhomme, ça m'apparaissait presque comme de nouveaux objets de croyance et ça me laissait plutôt indifférente.  

C'est quand même l'extraordinaire qualité de sa prose qui m'a d'abord séduite. Le lire, c'est une exaltation permanente, c'est aussi addictif que du Rimbaud (avec lequel, il entretient beaucoup de points communs). Quelles que soient les préventions que l'on entretienne à l'encontre de la philosophie (c'est ennuyeux, on n'y comprend rien), il faut quand même, absolument, essayer de lire Nietzsche. Le "Zarathoustra" (qui n'a d'ailleurs pas grand chose à voir avec le Zoroastre persan), c'est l'un des grands livres disruptifs de l'histoire humaine. Nietzsche se réclamait d'une pensée "à coups de marteau" et c'est vraiment le type de choc émotionnel éprouvé à sa lecture. 

Et puis Nietzsche, il donnait satisfaction à mes ardeurs révolutionnaires, à mes envies de tout bazarder : 

- la Morale  forcément grégaire et répressive, une morale d'esclaves dépréciant , appauvrissant, la Vie; 

- l’État, ce "monstre froid", qui vous dresse, vous éduque à mort, vous marque du fer rouge de la Loi pour faire de vous un animal domestiqué; 

- toutes les institutions en général (l'Université, l'Armée, la Bureaucratie, la Médecine) conçues comme de véritables "colonies pénitentiaires" à la Kafka, des centres de redressement, destinés à vous normaliser, à écraser votre individualité, à faire de vous un citoyen banal, obéissant, nationaliste et plein de ferveur collective.

A la place, Nietzsche appelait à la transmutation des valeurs au profit d'une Vie comme débordement, affirmation, œuvre d'Art. Ça rencontrait, évidemment, ma mégalomanie adolescente, tellement j'étais convaincue de mon absolue singularité et de mes capacités créatives. Je sais bien que, parmi les Nietzschéens, il y a, aussi, beaucoup de surhommes fascistes, mais moi, je me proclamais au moins Anarchiste et, pourquoi pas, éventuellement terroriste, digne descendante des Nihilistes russes.  Prendre un revolver, descendre dans la rue et tirer au hasard, tant qu'on peut, dans la foule, cette formule d'André Breton, ça m'apparaissait l'acte esthétique suprême.

J'étais carrément dingue évidemment et c'est sûr qu'à l'époque, j'en ai fait baver à mon entourage. Ma pauvre mère d'abord tellement effrayée par mon arrogance, mes tenues vestimentaires, mon maquillage, mes fréquentations, mes addictions. Tout était excessif en moi et ça n'a d'ailleurs pas complétement changé aujourd'hui.

J'ai quand même évolué petit à petit. Sous les effets d'abord de la pression universitaire puis professionnelle : bien obligée de m'adapter. Et puis, je me suis intéressée à la vie de Nietzsche, sa biographie : un vrai parcours romanesque mais qui n'a vraiment rien à voir avec celui d'un Surhomme. 

 

On a bien du mal, en fait, à croire à la Joie et la Grande santé que Nietzsche claironne sans cesse. Sa vie n'a, bien sûr,  pas été lamentable  mais elle se révèle pleine d'angoisses, d'incertitudes et de frustration. Il sentait d'abord monter en lui, graduellement, la Mort et la Folie, sous l'effet de la maladie (presque certainement la syphilis, mais continuellement niée, occultée). Et puis, il était torturé par les femmes, leur énigme. Il est demeuré profondément blessé, meurtri, à la suite de sa rencontre avec Lou-Andréas Salomé. Cosima Wagner l'a également fortement impressionné. Enfin, même s'il était en conflit avec elle, il se laissait manipuler par sa sœur Elisabeth, le "Lama", autoritaire et antisémite. 

C'est d'ailleurs d'abord ça qui m'intéresse en tout individu et me le rend, éventuellement, sympathique : ses faiblesses, ses défauts ( bref ce qui signe son humanité), plutôt que ses grandes proclamations exaltées.

Quant à Nietzsche, après avoir connu la gloire à l'Université de Bâle, il a dû la quitter à l'âge de 35 ans pour raisons de santé. Il a alors connu une dizaine d'années de vie très étrange. Il s'est mis à errer, seul, à travers l'Europe, au hasard de ses humeurs. Il est, en quelque sorte, devenu le premier écrivain-voyageur mais il ne s'attachait guère à décrire les lieux et les gens fréquentés. Il vivait, en fait, dans une "immense solitude", s'arrêtant simplement dans la modeste auberge de quelques villes : Sils-Maria en Suisse (Engadine), Turin, Gênes, Orta San Giulio, Nice. 

 

De là, il entreprenait, chaque jour, des marches insensées, de plusieurs heures. Il était d'une certaine manière, si l'on y réfléchit bien, le précurseur des "fous de sport", les adeptes des courses d'endurance. Il mettait à profit cette énorme activité physique pour réfléchir, élaborer quelques pensées qu'il s'efforçait ensuite, le soir, de retranscrire. Si du moins la souffrance (céphalées, douleurs oculaires) ne l'en empêchait pas. 

C'est en fait cela, Nietzsche : la pensée arrachée à la contrainte, la souffrance. Comme son envers.  La pensée libératrice qui vous permet de surmonter l'angoisse de la Mort. La Pensée Tragique.

Tableaux de Franz Von Stuck, Edvard Munch, Wojciech Weiss, Caspar David Friedrich, peintres contemporains de Friedrich Nietzsche. Nietzsche était avant tout un excellent musicien, il s'est même exercé à la composition. Ses réflexions sur la musique demeurent d'ailleurs d'actualité.

Le titre de mon post est inspiré du livre d'Alexandre Lacroix (directeur de la rédaction de l'excellente revue "Philosophie Magazine") : "Quand j'étais Nietzschéen".

Mes livres préférés de Nietzsche sont : "Le Gai Savoir", "La Généalogie de la Morale" et "Ainsi parlait Zarathoustra". On peut ajouter "l'Antéchrist" et "Le Crépuscule des Idoles" écrits juste avant qu'il ne sombre dans la folie.

Il est à signaler qu'il existe en poche (Rivages) une récente traduction de Maël Renouard : "Ainsi parla Zarathoustra" qui se veut aussi proche que possible de la langue allemande. C'est vraiment à tester, goûter.

Il est facile de se rendre sur les lieux fréquentés, en Europe, par Nietzsche. C'est très instructif. On y trouve, partout, des mentions de ses séjours (à Turin même, une petite plaque, mentionne le lieu et le jour de son "effondrement" définitif, lorsqu'il se mit à embrasser un âne sur une place). On trouve à Naumburg, où il a passé une grande partie de sa vie, le "Nietzsche-Haus". Il est enterré à Röcken, petite ville proche où il est né (en 1844). Il est mort à Weimar en 1900.

 La vie de Nietzsche est, elle-même, très intéressante. La meilleure référence, c'est :

- Rüdiger SAFRANSKI : "Nietzsche Biographie d'une pensée"

C'est à compléter par deux livres merveilleux que je recommande absolument (même si vous êtes allergiques à la philosophie) :

- H.F. PETERS : "Ma sœur, mon épouse". C'est, à vrai dire, une biographie de Lou-Andréas Salomé mais qui parle évidement beaucoup de Nietzsche.

- Nathalie et Christophe PRINCE : "Nietzsche au Paraguay". Le projet fou d'une colonie d'Ariens au Paraguay conduit par Elisabeth Nietzsche et son sinistre époux, le docteur Förster. Un livre récent, extraordinaire, dont on a trop peu parlé.

Études sur Nietzsche :

- Gilles DELEUZE : "Nietzsche et la philosophie". Le livre-référence témoignant de la forte influence de Nietzsche sur la pensée française des années 60-70 (Bataille, Blanchot, Deleuze et surtout Foucault).

- Pierre KLOSSOWSKI : "Nietzsche et le Cercle vicieux". Très déconcertant (comme toute l’œuvre du  frère de Balthus). On ne comprend pas tout mais c'est parfois lumineux.

- Dorian ASTOR : "Nietzsche". Plus classique mais simple et clair

- Clément ROSSET : "La philosophie tragique". Il n'évoque pas seulement Nietzsche et développe, de manière limpide, un point de vue qui semble très juste.


12 commentaires:

Richard a dit…

Bonjour Carmilla!

Au moins Proust souriait. Aucune photo nous montre Nietzsche souriant, regard triste, yeux globuleux, le doute cousu dans son facial torturé, comme un éternel regret d’être né. Pourtant, lorsque je voyais l’une de ses photos, je m’arrêtais devant ce visage, qui m’étonne encore aujourd’hui, je n’arrivais pas à me détacher de cette représentation physique. Ce visage dégageait un mystère, que je ne suis jamais arriver à élucider. Ce qui m’a incité à le lire. Le seul auteur que j’ai lu à cause de ses photos. Étrange cheminement! Ce défrichage ne se fit pas sans peine. Je n’ai aucune formation philosophique, je n’ai pas eu la chance de fréquenter les grandes écoles comme vous, pourtant je m’y suis lancé parce que ce regard m’interpellait. J’ai senti la chose plus que je ne l’ai comprise dans un premier temps. Ce fut un véritable parcours d’autodidacte, lent, laborieux, tout en me demandant : Mais qu’est-ce que chez cet homme titille tous les penseurs du monde pour le citer si abondamment? Nietzsche allait devenir une grande vedette dans le domaine des penseurs. Beaucoup s’en sont inspirés. Ce que vous ne manquez pas de signaler dans vos notes de lectures.

Nietzsche à l’image de beaucoup d’humains, aurait aimé se révolter, mais il aurait fait comme beaucoup de penseurs, un mauvais révolutionnaire. Son existence était loin d’être facile, il était peut-être encore plus maladif que Proust, et ce n’était pas seulement physique. Le métier de révolutionnaire ce n’est pas fait pour tout le monde. Je pense ici au parcours de Régis Debray. Nietzsche ne serait jamais devenu Lénine. Pourtant il aura eu une influence beaucoup plus grande que ce dernier. Un véritable révolutionnaire, un jour, doit passer à l’acte, il doit descendre dans la réalité du terrain, remiser ses livres tout en essayant de tordre assez la réalité pour l’ajuster à ses idées. Est-ce qu’on peut affirmer que Nietzsche n’était qu’un penseur cantonné seulement dans ses raisonnements? On ressent chez cet homme un malaise par rapport à la réalité, ce que j’ai perçu aussi chez Proust. La réalité finit toujours par rattraper l’humain. Certains n’accepte jamais cette réalité, ils en sont incapables, alors ils s’enferment dans leur imaginaire. Je trouve que Nietzsche comme Proust sont deux beaux exemples.

Les autres se transforment en conformistes. Votre parcours Carmilla parle pour vous, mais consolez-vous, vous n’êtes pas la seule dans ce cheminement. Il fait parti de votre formation. J’en ai connu de ces jeunes fringants, indisciplinés, difficiles, incontrôlables en classe, ils devenaient la terreur des professeurs, on aurait dit des bataillons disciplinaires. Et bien, je vous le donne dans le mille, ils sont devenus les plus parfaits conformistes. La plus part ont bien réussi dans la vie. Ils ont fondé des compagnies, marié de très belles femmes, sont devenus fidèles, et ont donné naissance à des familles très conservatrices. Eux, qui étaient promus pour rater leur vie! Les humains sont ainsi, ils finissent par rentrer dans le rang. Alors, faudrait-il se surprendre des cheminements politiques actuels? Ils ont peut-être la vocation de l’esclavage? Celle aussi de la soumission?

Pourtant dans nos sociétés, nous avons le pouvoir de devenir ce que nous voulons devenir. Ce qui, je l’admet, n’est jamais facile. Il nous faut le constater, c’est un cheminement que très peu emprunte. Les marginaux sont une race d’exclus. L’originalité cela se paye. Mais, se sont les seuls qui trouvent grâce à mes yeux!

Merci Carmilla pour votre texte.

Richard St-Laurent, par moins trente deux degrés sur les rives de la rivière Saint-François.

Carmilla Le Golem a dit…

Merci Richard,

Vous êtes, incontestablement, d'une curiosité peu commune. Je ne pense pas que j'aurais entrepris la lecture de philosophes si je n'y avais été incitée par des professeurs. Parce que l'abord est tout de même rude au départ.

Cela dit, je partage votre avis. Nietzsche n'était sûrement pas un compagnon très drôle. Il n'avait même sûrement aucun sens de l'humour. Trop angoissé, tourmenté, manquant d'assurance notamment vis-à-vis des femmes. Probablement, il ne parlait que de lui et de ses thèses.

Mais ça n'enlève rien à son génie. Je le perçois un peu comme Rimbaud qui, lui aussi, devait être insupportable.

En tous cas, il faut, en effet, absolument lire Nietzsche. Même si on n'accroche pas à sa philosophie, la puissance littéraire de ses textes est extraordinaire.

Son influence, en France, a été, et demeure, très importante. Il y a encore une multitude d'études qui lui sont consacrées.

Quant à moi, j'espère ne pas être rentrée dans le rang. Je ne le crois pas du moins et j'aime toujours déconcerter. Etre capable de faire ce que l'on n'attend pas de vous, c'est intéressant.

J'observe enfin qu'il y a un écart de 40 degrés entre les températures sur la Seine et les rives de la Saint-François.

Bien à vous,

Carmilla

Richard a dit…

Merci Carmilla!

Nous avons connu un mois de janvier très froid, des -- 30 sur Sherbrooke en janvier, c’est assez rare. Cela m’a rappelé lorsque je travaillais à Schefferville, 800 miles plus au nord. Nous passions nos semaines dans ces genres de températures, du – 30 ou – 40. Cette année, je dois avouer que c’est assez surprenant. Nous connaissons deux ou trois nuits de -20 à - 30, puis nous remontons vers le point de congélation sans toute fois le dépasser, pour replonger. Depuis le 24 décembre dernier, nous avons connu 5 journées de plein soleil, le reste du temps, ciel sombre, visibilité réduite dans des petits averses de neige, lorsque ce n’est pas dans les cristaux de glace. Mais, il en fut de même pratiquement partout au Canada. On vient de vivre un véritable mois de janvier froid.

Ce qui a provoqué un drame. En Europe vous avez vos migrants qui prennent des risques en traversants la Méditerranée, ici nous avons ces genres de migrants qui pour échapper aux gardiens des frontières ainsi qu’aux douaniers traversent en divers points la frontière dans une chassé croisé entre les USA et le Canada.

La semaine dernière, un homme, une femme, un bébé et un adolescent ont été retrouvés morts gelés près de Emerson qui est situé à 100km au sud de Winnipeg au Manitoba. Ils tentaient de franchir la frontière pour atteindre le Dakota du Nord aux USA. Ils ont tenté de traverser de grandes plaines à pied dans le blizzard. Lorsque tu es un migrant tu ne marches pas sur les routes, tu passes à travers champs et forêts. Généralement ces migrants sont sans papier, alors ils ont intérêts à se faire discrets. Ils étaient à quelques kilomètres de la frontières des États-Unis lorsqu’ils sont tombés.

Effectivement tu peux mourir de froid, parce que tu travailles à l’extérieur, parce que tu chasses, parce que tu fais un atterrissage forcé éloigné de ta base, parce que tu t’es égaré en forêt, et cela peut arriver a tout le monde. Alors si tu es un migrant mal habillé, provenant de l’Inde comme cela semble le cas pour cette famille, mal équipé, sans outil et sans provision, sans boussole, et ne parlant ni français, ni anglais, comme vous dites à Paris, vous êtes vraiment mal barrés. Ici au Québec nous disons : tu coures après le trouble. L’hypothermie au Canada comme en Sibérie, c’est une réalité incontournable.

Tu peux mourir de froid parce que tu es une réfugié politique. C’est d’autant plus inacceptable, si tu es un réfugié économique, mourir gelé pour améliorer ton sort. Là on se retrouve dans la connerie pure.

Le passeur qui les attendait de l’autre côté de la frontière a été arrêté.

Plus dix degrés à Paris? J’arrive pas à y croire. C’est presque l’été!

Bonne fin de journée Carmilla
Richard St-Laurent

Carmilla Le Golem a dit…

Merci Richard,

L'hiver est, à vrai dire, un peu plus normal cette année en Europe. Il fait un tout petit peu frais à Paris mais ça ne devrait pas durer.

En Europe du Nord, à Moscou, en Ukraine, il y a même pas mal de neige. Mais on est loin des - 30 °. On se situe plutôt aux alentours des - 5 °, - 10 ° dans la journée.

A Paris, on est aux alentours de + 8 ° dans la journée et, la nuit, on est plutôt à + 2°, + 3°. Des températures qui permettraient sans doute à des Canadiens de se promener en T-shirt.

Bien à vous

Carmilla

Richard a dit…

Bonsoir Carmilla
Effectivement, je suis d’une curiosité insatiable, et cela ne date pas d’hier. Ce désir de comprendre m’habite depuis très longtemps, il date de mon enfance, alors que je torturais les adultes qui m’entouraient, les questionnant jusqu’à l’épuisement. Je n’ai jamais été un être reposant, encore moins complaisant, et si je ne trouvais pas de réponses à un endroit, j’aillais ailleurs. Les portes étaient faites pour être ouvertes, et si elles ne s’ouvraient pas, pour être défoncées. Ce qui fait de moi un être né vieux et qui a vieilli rapidement. La vieillesse c’est comme la connaissance, cela ne connaît aucune limite. Quelle révélation lorsque j’ai découvert la lecture! Tout un univers venaient de s’ouvrir à moi, ce n’était plus une porte, car je venais de faire sauter un barrage. Rien ne me plaisait plus,(et ça me plaît encore), de rencontrer quelqu’un pour parler. Je me souviens des mes longues soirées dans le nord, où on se réfugiaient dans les tentes, et que nous discutions à la lueur du fanal avec un vieil indien qui avait beaucoup d’expériences, donc beaucoup d’histoires à raconter. Il y avait aussi les géologues, les ingénieurs, les biologistes, les mécaniciens, les arpenteurs, les coupeurs de lignes, ce fut pour moi une époque fabuleuse. Les indiens lisaient dans la nature, dans les pistes, dans le ciel, et nous les blancs nous lisions dans nos techniques, dans nos machines, dans nos livres. C’était une véritable encyclopédie à ciel ouvert, sans fin. C’était fabuleux.

Vous avez raison, Philosophie Magazine est une excellente revue. Je manque rarement un numéro. J’aime bien les introductions d’Alexandre Lacroix au début de chaque parution mensuelle. C’est ainsi que j’ai découvert l’échange entre Emma Becker et Arthur Dreyfus dans le numéro de juillet-août 2021. Je connaissais Becker pour son livre : La Maison, mais pas Dreyfus. Je m’étais bien promis de lire : Journal sexuel du garçon d’aujourd’hui, c’est ce que je suis en train de faire, après avoir lu Crime et Châtiment de Dostoïevski, qui encore une fois m’a comblé et quelques autres lectures au travers. Journal sexuel d’un garçon d’aujourd’hui, ce n’est pas seulement du sexe, mais c’est toute la vie humaine, le désir, l’envie, le doute, la crainte, la peur, l’angoisse d’attraper le VIH et d’en mourir. Qu’est-ce qui vous fait prendre des risques? Comment concilier le travail entre plusieurs rendez-vous sexuels? Et, les parents, que pense-t-il de leur fiston homosexuel? Entre les nombreuses relations sexuelles, quelques amitiés solides, des discussions intéressantes, des remises en question. C’est truffé de citations, de pensées, mais aussi de descriptions de relations sexuelles, ce qui n’est pas dénudé d’intérêt. On y retrouve aussi la vie parisienne au quotidien, les réseaux sociaux, les courses effrénées souvent sans destination, sans but, les mensonges, les trahisons, les peines, les déceptions. Dreyfus nous fait pénétrer dans un autre univers que pour la plus part, nous connaissons mal. Si je n’avais pas lu Philosophie Magazine, jamais je n’aurais découvert cet ouvrage de Dreyfus. Qui plus est, c’est un bon écrivain. Je navigue ainsi, de découvertes en découvertes.

Je viens de recevoir le numéro de février 2022. Il y a quelques ouvrages qui m’intéresse entre autre : Au voleur! Anarchisme et philosophie par Catherine Malabou. Ce qui touche vos propos dans ce texte sur Nietzsche. L’homme peut-il se passer de gouvernement?

J’apprends aussi que Pascal Quignard vient de publier un nouveau livre : (L’amour la mer). Un bon vieux Quignard cela à toujours sa place , c’est comme un air de trompette de Miles Davis .

Bonne fin de nuit pour ce qui en reste Carmilla

Richard St-Laurent

Richard a dit…

Pour donner un aperçu

« J’aime l’invention poétique et j’adule l’imagination, mais pourquoi la réalité dans sa forme brute souffre-t-elle d’un a priori si négatif? Pourquoi oublie-t-on qu’elle est un art aussi? Au demeurant, tout créateur de faux s’inspire du vrai offert par son existence. On n’écrit pas de nulle part, on n’écrit pas sur rien. On écrit en empilant ses obstacles. Voilà pourquoi le journal a droit de cité : parce qu’il a le droit d’être aussi imparfait que la vie. »

Arthur Dreyfus
Journal sexuel d’un garçon d’aujourd’hui
Page 686

Richard St-Laurent

Carmilla Le Golem a dit…

Merci Richard,

La plus grande crainte des grands lecteurs, c'est d'être un jour dans l'incapacité de pouvoir lire. Sans aller jusqu'à évoquer la perte de la vue, je me souviens de vacances en Turquie lorsque j'étais étudiante. La compagnie aérienne avait égaré ma valise et tous mes livres. J'étais profondément malheureuse d'autant que ça devait durer un mois. J'avais heureusement réussi à trouver un guide de conversation turc/allemand ce qui avait un peu atténué la désolation.

Lire, c'est en effet pouvoir découvrir et expérimenter de multiples autres vies. Je plains ceux qui ne lisent pas parce que leur univers est forcément borné. Et puis, ça éloigne de l'esprit petit-bourgeois et ça rend beaucoup plus tolérant.

Il est vrai toutefois qu'Hitler était, paraît-t-il, un grand lecteur. Mais il ne lisait en fait que des livres susceptibles de le conforter dans ses opinions et préjugés. C'est une leçon : il faut savoir lire des bouquins qui vous ouvrent à autre chose que vous-même et votre proche environnement.

Arthur Dreyfus, oui, je connais et j'aime bien. J'avais lu son bouquin "Je ne sais rien de la Corée" (vraiment formidable) et "Journal de ma vie sexuelle".

Mais je ne me sens pas capable d'entamer son dernier livre de plus de 3 000 pages. C'est sans doute une tentative intéressante mais il faut parvenir à "accrocher" un minimum pour se lancer dans pareille entreprise. Et je dois bien avouer que les amours homosexuelles d'un jeune homme, ça m'apparaît vraiment trop lointain, trop étranger, même si, bien sûr, je ne condamne nullement. Je pourrais lire 200 ou 300 pages mais pas plus.


Emma Becker, je me sens davantage d'affinités avec elle. Presque une sœur. J'aime bien aussi Pascal Quignard. Je l'ai croisé régulièrement à une époque. Il venait occuper un banc au Parc Monceau et il observait longuement, je pense, les passants et les joggeurs. Son dernier livre a reçu d'excellentes critiques mais l'écriture en est complexe.

Bien à vous,

Carmilla

Richard a dit…

Bonjour Carmilla!

Est-ce que vous avez retrouvé votre valise? Perdre ses bagages en voyage, c’est embarrassant.

Dans la vie nous pouvons perdre beaucoup de choses, surtout des parts de nous-mêmes. Certes devenir aveugle, perdre la mémoire, perdre un membre, etc. et peut-être même perdre le goût de la lecture. Pourtant, nous traversons la vie en croyant que la maladie, les accidents et la mort, c’est pour les autres. Certains font de l’angoisse, d’autres de l’amnésie, sujet que touche Dreyfus dans son livre. C’est un ouvrage très étonnant, ça plonge au plus profond de l’être humain, tout en vous forçant, et c’est le cas de le dire, à vous interroger, à vous remettre en question. En passant, je m’en voudrais de ne pas vous signaler qu’il y a des très beaux passages sur Freud, d’excellentes citations. Un chapitre entier, très émouvant, consacré au décès de Sévane sa grand-mère qu’il adore. (Sévane, un nom que je n’avais jamais entendu, et qui me plaît). Oui, si j’avais une fille, je la nommerais Sévane , ou bien, Landrienne. C’est un chapitre qui m’a touché, parce que moi aussi j’ai perdu une grand-mère formidable. Encore une fois la perte!

Lire un journal, c’est pénétrer au cœur de la vie d’un être, et qui des fois nous déroute, parce que c’est tellement différent des œuvres de fiction de ce dit auteur. Je m’y retrouve parce que moi aussi je suis un diariste. C’est un genre d’écriture, qui vous permet toute les libertés, tous les horizons, et surtout toutes les réflexions. C’est comme si vous aviez l’auteur devant vous assis de l’autre côté de la table, et que vous le laissiez parler sans l’interrompe dans une parfaite écoute. Certes faut avoir le cœur bien accroché pour se lancer au travers de ces 2,300 pages bien tassées Cette fois-ci, au lieu de me lancer à fond dans un seul ouvrage, je fais des poses en lisant d’autres auteurs, ce qui me permet de me changer les idées, et j’y reviens pour mon plus grand plaisir. Alors cela devient des interludes avec Philippe Labro dont je lis présentement : Des feux mal éteints et Un début à Paris, ouvrages révélateurs d’un jeune journaliste, qui n’ont rien de léger. Aussi : Nuit d’épine de Christiane Taubira, seulement pour l’écriture cela en vaut largement la peine. Et puis dans tous les méandres de la vie, je suis en train de relire : Les aveux de la chair de Michel Foucault et de découvrir : Le souci de soi. L’automne et l’hiver sont propices à la lecture, surtout comme par temps de grands froids. Je passe beaucoup moins de temps à l’extérieur, contrairement au printemps et à l’été.

Je n’ai aucune difficulté à me figurer Quignard assis sur son banc en train d’observer; mais en fait, il fait comme tous les écrivains lorsqu’il n’écrit pas sur du papier, ou sur un ordinateur; il écrit dans sa tête. Quignard pour moi, c’est du bonbon, cela se savoure lentement. J’ai toujours près de moi : Les ombres errantes. Son univers me fascine et je ne m’en lasse jamais.

Vous avez la chance Carmilla de vivre dans une grande ville où la culture tient une place prépondérante, où vous pouvez faire des rencontres inédites. Je ne suis pas très ville, mais ça je sais reconnaître et c’est beaucoup. Il y a de quoi accrocher sa réalité à ses rêves.
J’ai trouvé ce passage dans le chapitre de la mort de Sévane.

« La mort vient de la quitter, allais-je écrire, au lieu de la vie. (Mais la mort aussi, en un sens. Mourir, ce n’est plus avoir peur de la mort. Ne plus vivre avec la mort.)
Arthur Dreyfus
Journal
Page 773

J’avoue Carmilla que je n’avais jamais pensé la mort ainsi…

Bonne fin de journée

Richard St-Laurent

Carmilla Le Golem a dit…

Merci Richard,

Oui, j'ai retrouvé mes bagages mais avec retard et difficultés. J'ai ainsi eu une très mauvaise série où mes bagages ont également été perdus, presque successivement, à New-York et en Roumanie. C'est idéal pour vous gâcher le début d'un séjour. Mais il y a maintenant longtemps que ça ne m'est pas arrivé. Mais je suis toujours inquiète au moment de la réception.

La chance de vivre à Paris, oui bien sûr, je l'apprécie. Le seul spectacle de la rue et des gens est inépuisable, est propice à la réflexion, à la rêverie. J'essaie régulièrement d'explorer des rues, des quartiers que je ne connais pas, c'est infini.

Quant à l'accès à la culture, je ne suis pas sûre que tous les Parisiens en profitent. Il se révèle que ce sont surtout les touristes, notamment étrangers, qui fréquentent les musées et expositions. Mais il est vrai aussi que la culture, ça ne se limite pas aux musées et œuvres d'Art momifiées. Ça repose avant tout sur la recherche et la curiosité personnelles.

Vous me donnez envie de consulter Arthur Dreyfus. Il est très intelligent et je ne doute pas qu'on y trouve de multiples objets de réflexion. Mais le lire d'un trait est sans doute impossible.

Quant à la mort, je me souviens vaguement de cette réflexion de Jacques Lacan qui disait que vivre nous deviendrait, à la longue, intolérable s'il n'y avait cette perspective de la mort qui nous délivrera. Et parmi ces choses intolérables, il y a effectivement l'angoisse.

Bien à vous,

Carmilla

Richard a dit…

Bonjour Carmilla!

Lacan a raison au sujet de la mort, mais je sais par expérience pour avoir été témoin des derniers jours d’Adonaï mon grand-père, mari de Pharaïde, qu’il savait qu’il était rendu au bout du rouleau. Juste à regarder ses yeux, je sentais qu’il voulait en finir, donc mourir. Pourtant s’il y avait quelqu’un qui aimait la vie c’était bien lui. Certains être humains diminués, usés, épuisés, souhaitent leur propre mort, et comprenons-nous bien, ceci n’a rien à voir avec le suicide. La vie devient intolérable dans certaines circonstances.

Je viens de dépasser le cap des 930 pages dans ce journal de Dreyfus. Nous glissons avec l’auteur dans l’univers de l’addiction sexuelle, quatre ou cinq relations par jour, en plus du travail et de tout le reste. Il sait qu’il est en train de perdre les pédales, que ça ne va pas. Comme c’est un être intelligent et lucide il cherche à sortir de cet état, mais l’addiction, toutes les addictions, c’est une puissance qui vous dévore, vous dépasse. Ce qui devient intéressant dans ce récit c’est : Comment va-t-il faire pour s’en sortir? Les relations sexuelles deviennent moins intéressantes, souvent décevantes. Dreyfus aimerait souvent avoir des relations plus conviviales, échanger, parler, rêver, et dans cet univers de l’homosexualité poussé à fond, dépasser le corps, pour retrouver l’esprit, l’échange, la parole. Ces rencontres fortuites sont souvent décevantes à ce niveau. C’est peut-être facile avec les moyens électroniques de trouvez des beaux corps, mais c’est plus difficile de découvrir un bel esprit, tant qu’au reste, une beau corps avec un bel esprit, ça c’est rare. J’ai hâte de lire la suite.

Comment mélanger, l’amour, l’amitié, l’intelligence et la sexualité? Implicitement, Dreyfus s’interroge et ce n’est pas un petit interrogatoire, sans oublier toutes ses angoisses. Comment peut-on vivre ainsi? Je reconnais, que je n’ai pas de réponse. Est-ce que l’intelligence peut tuer, l’amour, l’amitié et la sexualité? Et puis, il y a cette dualité entre l’amour et l’amitié. Nous avons tendance à penser que l’amour est plus important que l’amitié, qu’il lui est largement supérieur. Souvenons-nous qu’il y a des amitiés qui dépassent largement l’amour. Comment faire un tout de toutes ces choses, pour s’édifier une vie intéressante?

Lire ce livre, ce n’est pas courir vers sa fin, d’une traite, parce qu’il faut s’arrêter pour faire des poses. Je prendrai comme exemple deux auteurs que je connais assez bien, deux œuvres denses : Les essais de Michel de Montaigne, et toutes l’œuvre d’Émile Cioran. C’est impossible de traverser ses œuvres d’une traite, alors il faut les aborder par chapitre, les disséquer par morceaux.

Impossible pour moi, de ne pas citer Dreyfus encore une fois

« Quand le désir s’émousse (que le désert se réimpose), quand l’évidence de plaquer un corps contre le mien se dissout, l’idée même du sexe me paraît absconse. Comment ai-je pu vouloir cela? Y consacrer toute mon énergie? Conclusion : le sexe est en soit indispensable, soit surréaliste. »
Arthur Dreyfus
Journal
Page 913

Voilà comment Dreyfus commence à prendre conscience de son état.

Bonne fin de journée Carmilla

Richard St-Laurent

Carmilla Le Golem a dit…

Merci Richard,

Je crois que je vais m'essayer à lire Dreyfus.

Ce qui est fascinant chez lui, c'est que le sexe est en effet une véritable addiction.

Mais c'est terrifiant aussi parce que ça conduit à vider la vie de plein d'autres choses. Et puis, il faut quand même avoir beaucoup de temps disponible. Mais je ne veux pas non plus me monter réprobatrice.

Bien à vous,

Carmilla

Richard a dit…

Bonne nuit Carmilla!

Prenez votre temps, allez le feuilleter en magasin, ça vous donnera une idée de sa composition. Moi, je l’ai commandé par ma bibliothèque. Je viens de le recevoir après six mois d’attente. Je ne l’avais jamais feuilleté. Alors ce fut comme un plongeon. Vu que ce qu’il n’est pas donné, je pensais que ma bibliothèque refuserait ma suggestion.

D’autre part, allez-y comme vous faites pour une course de fond, à petit pas. Vous en savez plus que moi à ce sujet.

Ce livre c’est beaucoup plus qu’une distraction, c’est un travail, une recherche, une remise en question sur bien des sujets. Dans une certaine perspective ça ma rappelé : Burning Boy par Paul Auster. Stephen Crane était un addictif à l’écriture. Sous un autre aspect : Bruce Chatwin par son homosexualité, qui n’est jamais explicite ou très peu dans son œuvre.

Carmilla, vous touchez un point fondamentale chez l’homme moderne : la gestion du temps. Nous ne disposons que de 24 heures dans une journée, et là-dessus il faut en consacrer en moyenne huit pour le sommeil. Dreyfus gruge sur son sommeil. Je serais incapable de vivre de cette façon. J’ai toujours été fasciné par les insomniaques, sans doute parce que je ne les comprend pas.

Vous avez raison, c’est terrifiant parce qu’il faut couper sur autre chose, je pense ici à l’addiction du jeu pour un joueur.

« Coucher avec quelqu’un qu’on ne connaît pas, c’est coucher avec personne. Ou plutôt : coucher toujours avec le même. Quand l’autre ne possède pas d’identité, il n’est qu’un miroir de notre propre désir, un reflet dénué de substance, une abstraction fait chair. »
Arthur Dreyfus
Journal
Page 975

Voilà une bien étrange pensée!

Alors si vous entreprenez cette traversée, bon vent et bonne lecture.

Richard St-Laurent