samedi 16 juillet 2022

Comprendre les bourreaux

 

La chose la plus difficile, c'est de chercher à comprendre un bourreau.

C'est même absolument impossible pour des victimes aux quelles on ne peut  évidemment pas demander de comprendre leur bourreau. Le type qui vous a violée, le terroriste qui vous a défigurée, le soldat qui a flingué votre famille, on ne peut en retenir que sa violence brute, on veut surtout n'en rien savoir d'autre. C'est parfaitement compréhensible.


Et que dire, aujourd'hui, des crimes de masse commis arbitrairement par l'armée russe sur des populations civiles ? La plaie pourra-t-elle se refermer ? J'ai bien peur que non. Le traumatisme infligé, ravageur, va perdurer sur plusieurs décennies et il est évident qu'aucun Ukrainien n'a envie de chercher aux Russes des excuses. 


Mais comprendre les bourreaux, c'est peut-être une tâche essentielle si on n'a pas été une victime. Pourquoi et comment certaines personnes s'adonnent-elles, un jour, au Mal ? Il ne s'agit pas de justifier mais de reconstituer certains enchaînements. Cela peut permettre de réfléchir à une possible prévention, d'éviter, peut-être, que l'Histoire ne se répète.


Car les violences particulières relèvent toutes du même mécanisme général. Le soldat, le délinquant, le violeur et même, parfois, le bureaucrate, sont apparentés. S'agissant des violences faites aux femmes, par exemple, leur dénonciation est, bien sûr, entièrement légitime mais se polariser uniquement sur celles-ci, c'est renoncer à essayer de comprendre le fonctionnement global d'une société. 


Il est vrai, toutefois, qu'il y a bien une domination qui est devenue structurelle de l'homme sur la femme. Mais j'ai du mal à considérer ceux qui sont désignés à la vindicte populaire comme des monstres intégraux. Les Strauss-Kahn, les Poivre d'Arvor, les Bourdin, les Hulot, je trouve qu'ils sont, au contraire, d'une sinistre banalité. Ce sont surtout des pauvres mecs, des beaufs moyens, des produits typiques d'une longue éducation : celle de leurs parents (notamment leur mère), puis l'école, éventuellement l'armée, et enfin le milieu professionnel et ses camaraderies. C'est à ces différentes étapes que se façonne tout un comportement, une relation aux autres et notamment avec les femmes.


Il n'y a pas d'un côté les gens bien, les saints, et de l'autre les criminels, les monstres, avec un mur infranchissable entre les deux. Chacun de nous est, en fait, capable des pires saloperies comme des plus belles choses.


A cet égard, l'éducation joue sans doute, en effet, un rôle important. J'ai déjà parlé de l'éducation russe à la virilité sans doute plus énergique et traumatisante qu'à l'Ouest. On peut aussi se reporter au célèbre film "Le ruban blanc" de Michaël Haneke évoquant une éducation germanique. Et que dire des pensionnats anglais ? Chaque parcours de vie est scandé d'humiliations et de violences qui façonnent un individu. C'est au point que ce qu'on a subi dans son enfance-adolescence, il n'apparaît pas, plus tard, illégitime de le  faire subir. Ca semble dans l'ordre normal des choses. Et du reste un bourreau agit au nom de l'ordre établi et non de ses impulsions (Georges Bataille).


Ce qu'enseigne, en fait, l'éducation, c'est une espèce d'apathie et d'indifférence à l'autre, à ses angoisses et tourments. J'ai, sur ce point, été très intéressée par l'ouvrage récent d'un enseignant de l'université de Linz, Roman SANGRUBER : "Le père d'Hitler - Comment son fils est devenu dictateur". S'appuyant sur des correspondances récemment retrouvées du père d'Hitler, son livre renouvelle l'image de l'enfance et de l'adolescence d'Hitler fils. 


Celui-ci n'aurait pas eu une enfance particulièrement malheureuse. Son père, généralement présenté comme un monstre, était, en fait, un honorable et méritant fonctionnaire des Douanes qui n'était ni particulièrement violent, ni particulièrement alcoolique. Simplement, il n'existait que par lui-même et pour lui-même, dans une totale indifférence aux autres. Mais c'était aussi, à l'époque, le comportement habituel des chefs de famille. 


Pourquoi une société engendre des monstres ? On vit, malgré tout, dans des sociétés de moins en moins violentes, Steven Pinker l'a bien démontré. Mais on est hantés, aujourd'hui, par le "crime sexuel": les harceleurs, les violeurs, les pédophiles. Cette polarisation sur le crime sexuel est d'ailleurs problématique dans des sociétés qui prétendent avoir fait leur révolution en la matière.

Mais il est vrai qu'on n'arrivera jamais à clore la question du crime, à lui assigner une origine certaine, parce qu'il y a tout de même beaucoup de gens qui ne s'inscrivent pas dans la répétition de leur éducation, sans pour autant nier et refouler celle-ci. Ils la transforment plutôt, lui donnent une évolution positive.

Et puis, la prévention de la violence suppose aussi une bonne volonté collective. Il s'agit, peut-être, de repenser notre éducation générale. A cet égard, je me risquerai à proposer deux pistes de réflexion :


- Tout d'abord, la violence est un phénomène presque exclusivement masculin. On peut d'ailleurs s'étonner que cette caractéristique ne soit presque jamais mentionnée. Pourtant, les faits sont incontournables. Pour se limiter à la France, les femmes ne représentent ainsi qu'un peu plus de 3% de la population carcérale. Un pourcentage presque constant depuis plusieurs décennies et qui ne correspond qu'à un total d'un peu plus de 2 000 détenues. Un chiffre qui est presque négligeable. On peut donc l'affirmer : la violence est presque étrangère aux femmes. Et ça ne s'explique sans doute pas par une simple question d'hormones ou de gènes.


- Dans tous les pays développés, il y a un écart de 6 années dans l'espérance de vie à la naissance des hommes et des femmes. C'est absolument considérable, c'est une profonde inégalité sur la quelle on ne s'interroge guère. On peut bien sûr évoquer une plus grande fragilité biologique des hommes mais ça n'est pas entièrement convaincant. Mon hypothèse, c'est que les hommes sont plus malheureux et plus angoissés en ce bas monde que les femmes. La preuve : ils meurent davantage d'accidents cardiaques et vasculaires, ce qui relève beaucoup de la dépression psychologique (dépression qu'ils "soignent" en fumant et en buvant). 


Ils sont en fait les premières victimes du système d'éducation qu'ils ont mis en place. Ils sont, en effet, soumis à une injonction permanente de réussite. On exige d'eux qu'ils "assurent", qu'ils soient forts, conquérants, des chefs. Quant à leur sexualité, elle est structurée par l'angoisse de castration qui épargne évidemment les femmes.


Ca fait beaucoup ! Et on comprend que de plus en plus d'hommes deviennent malheureux, se sentent dépassés, plus à la hauteur de toutes ces exigences. Qu'ils aspirent à moins de violence symbolique, moins de contraintes et d'impératifs. Qu'ils préfèrent devenir doux, non-violents.


Le piège, c'est que les femmes elles-mêmes, aliénées par les modèles virils, préfèrent souvent, aux poètes et aux artistes, les brutes, les vrais mecs, ceux qui ont des muscles et qui "font face".

Alors, l'une des clés du problème de la violence, c'est peut-être que les femmes changent elles-mêmes de logiciel amoureux et apprennent à aimer les types doux, délicats et artistes.


Tableaux de la "Neue Sachlichkeit", la "Nouvelle Objectivité" allemande qui fait l'objet, en ce moment, d'une belle exposition au Centre Pompidou. J'aime beaucoup ce courant artistique initié, dans les années 20, avec des peintres comme Beckmann, Dix, Grosz, Schrimpf, mais qui a trouvé des prolongements (Christian Schad) bien au-delà de la seconde guerre.

Je recommande :

- Roman SANGRUBER : "Le père d'Hitler - Comment son fils est devenu dictateur"

- Claude QUETEL : "Hitler (vérités, légendes)". Un petit livre clair et pertinent comme tous les bouquins de Claude Quetel. Outre son livre sur la Révolution française ("Crois ou meurs"), il faut absolument avoir lu :  "Histoire de la folie - De l'Antiquité à nos jours". Une réfutation très convaincante de l'"Histoire de la folie" de Michel Foucault.

- Nancy HUSTON : "Je chemine avec..." Entretiens menés par Sophie Lhuillier

6 commentaires:

Richard a dit…

Bonsoir Carmilla!

La violence et le mal.

Vous y revenez souvent à la violence, et tout comme Cyrulnik vous tentez de comprendre ce qui peut bien se passer dans l’esprit d’un humain lorsqu’il presse la détente d’une arme pour tuer. Je l’ai moi-même évoqué dans plusieurs commentaires précédents. Qu’est-ce qui se passe dans la tête du type conscrit russe qui a flingué un Ukrainien les deux mains attachées dans le dos; tout comme ce jeune homme américain, qui en fin de mai a pénétré dans une école pour abattre 21 personnes dont la majorité était des enfants? Qu’est-ce qui peut bien se passer dans l’esprit d’un conscrit, lorsqu’il retrouve chez lui en permission pour baisser sa femme, alors qu’il a commis plusieurs viols?

Voilà l’état des faits. J’ose souvent m’interroger sur les cheminements de la violence chez l’humain. Je me demande : que serait devenu l’humain au cours de sa longue évolution s’il n’avait pas été violent? Probablement qu’on ne serait plus là pour en parler. Par pudeur ou par paresse, nous n’osons affirmer, que la violence a peut-être un côté utile. Il faudrait peut-être en parler à ceux qui œuvrent sur les champs de bataille en Ukraine.

Nonobstant de toutes les merveilleuses statistiques sur nos sociétés en ce qui concerne la baisse du taux de violence, reste que la violence reste la violence, et que celui qui la subit souffre. Il ne faut pas se gourer dans ces genres de combats à hautes intensités, il arrive, peu importe les belligérants, qu’on ne fassent pas de prisonnier. On sait très bien de quoi il en retourne, de quoi il est question ici. Le premier qui lève les bras pour se rendre est abattu.

Nous sommes ainsi dans notre nature profonde. Des êtres violents qui prétendent qu’ils ne passeront jamais à l’acte. Difficile de concevoir que nos sociétés sont moins violentes que celles de jadis. Je dirais que c’est pire, puisque c’est plus insidieux, que dire de l’homme ou de la femme qui se larguent au coeur d’un drame amoureux, qui se déchirent au point d’en venir à l’irréparable? Du patron qui ferme son usine en congédiant tous ses employés du jour au lendemain? Ou bien, l’élection d’un dirigeant sans lui donner les moyens de gouverner? Tout cela c’est de la violence. Cette violence sociale, psychologique, canalisées, qui est aussi pire que la violence physique. Violence qui s’accumule dans les esprits et qui un jour ne manque pas de déborder comme le lait dans le fond d’une casserole qu’on a oublié sur le feu.

Nous n’en n’avons pas terminé avec la violence, quoi qu’on en pense, en cette période trouble qui illustre cette montée de cette violence qui semble sans fin. Reste pour ceux qui sont encore lucides, qui ne marchanderaient pas leurs principes pour quelques litres de carburants, les questions sur la violence reste posées, et l’on se doit de se pencher dessus. Je reconnais que ce n’est pas très agréable, mais c’est ainsi!

Bonne nuit Carmilla

Richard St-Laurent

Carmilla Le Golem a dit…

Merci Richard,

Qu'est-ce qui fait que l'interdit du crime s'efface brutalement ? C'est en effet la question. La réponse n'est peut-être pas la même pour un sadique et un soldat.

Le pervers agit sous la pression de ses impulsions et le crime lui procure sans doute une jouissance.

Le soldat est généralement un homme banal qui agit sous la pression du groupe et au nom des ordres qui lui sont donnés. Il exécute en toute apathie. Mais cette exonération de sa responsabilité facilite aussi la multiplication de ses crimes. Quoi qu'il en soit, le soldat est un homme d'ordre. Comment vivent ensuite les soldats qui ont tué, sont-ils hantés par leurs actes, on n'a curieusement presque pas de témoignages sur la question. Quand on interroge des anciens combattants, on a l'impression que personne n'a tué.

Le crime signe bien l'espèce humaine mais dans l'un et l'autre cas (le pervers et le soldat) on ne dispose d'aucun témoignage authentique et sincère exprimant les sentiments véritablement éprouvés.

Notre époque demeure bien sûr violente. Mais le risque, c'est que les interdits sont de plus en plus forts. Freud l'a souligné : contrairement à ce qu'on affirme en général, la civilisation est de plus en plus répressive. Et ça rend les hommes de plus en plus malheureux. Et le risque, c'est que les digues cèdent. Et que les hommes, pour mettre fin à leurs frustrations, s'adonnent au "plaisir de la guerre". C'est peut-être ce qui est en train de se passer en ce moment.

Bien à vous,

Carmilla

Richard a dit…

Bonsoir Carmilla!

Merci pour votre commentaire pertinent.

Vous avez entièrement raison, nous ne disposons pas de témoignages sincères et fiables sur les sentiments éprouvés lorsqu’un humain tue l’un de ses semblables.

C’est vrai lorsqu’on parle avec un ancien combattant, effectivement, il évite de parler de ceux qu’il a tué. Vous avez la formule, on a l’impression que personne n’a tué. Il va parler de ses camarades qui ont tué, de l’ennemi qui tuait en masse, mais lui se comporte comme un témoin, il a vu, mais...pour reste silence pudique.

Un jour un ancien combattant m’avait sidéré par ses propos. J’avais posé une question assez directe sur ce que ça faisait de tuer un autre être humain. Il m’avait répondu, la guerre c’est un métier qui s’apprend, c’est comme rentrer à l’usine le matin pour aller travailler, il faut juste être un peu plus prudent.

Est-ce qu’on peut faire taire ses sentiments au point de devenir complètement insensible? Faire taire sa conscience? Ce type me parlait en me regardant droit dans les yeux comme s’il avait abordé un sujet banal. Une fois démobilisé, il s’est marié, a eu des enfants, a travaillé en usine, une existence tout à fait conventionnelle.

Ce genre de discussion avec des anciens combattants, c’est très spéciale. Il faut faire très attention de la manière dont il faut aborder la question. Avec d’autres, dès que j’abordais ce sujet, ils se refermaient comme une huître, changeaient de sujet, ou bien vous tournaient le dos. Terminé le témoignage!

Pour certains, effectivement, il y avait (le plaisir de la guerre) et surtout un que j’ai rencontré dans le nord du Québec qui avait appris à voler sur hélicoptère dans l’armée américaine et qui avait fait 18 mois de Vietnam. Il m’a révélé qu’il avait pris beaucoup de plaisirs à cette aventure. Il disait simplement avec une satisfaction non dissimulée : ils nous arrosaient et on les arrosaient. C’est étrange, il portait le même prénom que moi.

C’est sans doute avec ces deux témoignages que je suis allé le plus loin dans ces genres de discussions. J’avoue que ça ne mène pas très loin et que c’était loin de répondre à toutes mes questions. Oui, il y a des types pour qui la guerre est un plaisir. Vous avez bien lu la chose Carmilla. Je pense en autre à certains mercenaires canadiens qui sont en Ukraine présentement. Des véritables militaires professionnels qui sont sortis des forces et qui œuvrent présentement  pour des compagnies de sécurité.

Pour une fois, je vais être d’accord avec Freud. Effectivement, les civilisations sont de plus en plus répressives. Ça rend les hommes de plus en plus malheureux. Ils s’invitent à la grande fête de l’adrénaline et ce n’est pas (peut-être) ce qui est en train de se passer : mais c’est en train de se passer.

Peut-être que la solution c’est un peu plus de bonheur? Mais pour le bonheur nous en semblons pas très doués.

Bonne nuit Carmilla

Richard St-Laurent

Carmilla Le Golem a dit…

Merci Richard,

Mais oui ! Il y a un grand inavouable : le plaisir de la guerre. Cette période durant laquelle on peut tuer, voler, violer en toute impunité. Cette suspension de tous les interdits de la civilisation.

Et même les populations qui ont subi la terreur militaire retirent de cette période des souvenirs complexes. Au fond même de l'angoisse, la vie apparaît plus intense et exceptionnelle. Et puis de multiples solidarités, des échanges très nombreux, qui font abstraction des classes sociales, se nouent entre les individus. Il y a une égalité de tous devant le danger. La société n'est plus fermée et tout devient possible, le bourgeois peut sympathiser avec le prolétaire. Ca explique que, pour certaines personnes, la guerre est un bon souvenir.

On peut être heureux au fin fond du malheur. Imre Kertesz, prix Nobel de littérature, a écrit à la fin d'"Etre sans destin" qu'il faudrait aussi parler du "bonheur des camps de concentration". Ce sont des propos, scandaleux à leur manière, aux quels je pense souvent.

En bref, la psychologie humaine n'a rien de monolithique. Elle est tout sauf simple.

Bien à vous,

Carmilla

Paul a dit…

Bonjour Carmilla, j'espère que vous supportez cette chaleur dans cette période estivale où, je me trouve à relâche et je peine pour ma part dans un département entré aujourd'hui en vigilance canicule. Je suis sûr que vous aimerez cette histoire d'une bécassine (fraîcheur, paysannerie)..

https://fr.m.wikipedia.org/wiki/H%C3%A9l%C3%A8ne_J%C3%A9gado

J'allais signaler le Chabrol mais il y est, vous êtes parfaite (ironie bien sûr).


Carmilla Le Golem a dit…

Merci Paul,

J'avoue ne pas parvenir à accéder à votre site mais je suppose qu'il s'agit de films consacrés aux bonnes. Sur ce thème, le film de Chabrol était effectivement excellent.

Quant à ma perfection, l'ironie est bien sûr de rigueur.

S'agissant enfin de la chaleur, ce n'est, en effet, pas mon élément. C'est un problème pas seulement physique mais c'est aussi une question d'imaginaire, d'émotion, de paysage.

J'ai surtout pensé cette semaine aux touristes qui, pour certains, réalisaient le rêve de leur vie: visiter Paris. La météo leur a réservé une terrible épreuve, presque une punition.

Bien à vous,

Carmilla