samedi 9 juillet 2022

Les Bonnes


Souvent, je scrute, à la télévision, les convois de réfugiés ukrainiens, principalement des femmes, franchissant les frontières. Est-ce que je ne connais pas quelqu'un parmi elles ? Et surtout je me pose plein de questions parce que je ferais probablement moi-même partie de ces groupes si ma vie avait suivi un cours habituel.


Les tours et détours de l'existence, c'est vraiment imprévisible. Normalement, aujourd'hui, j'aurais dû avoir échoué dans une quelconque ville polonaise où je chercherais un boulot de vendeuse ou de serveuse. Au lieu de ça, je suis peinarde à Paris 17ème. C'est sûr que je suis chanceuse. Et je ne parle pas seulement de ma situation économique mais surtout d'ouverture mentale, culturelle. Je suis, au total, sans doute bien différente de celle que mes origines avaient programmée. Mais il est aussi impossible d'affirmer pour autant que ma vie réelle a été plus heureuse et accomplie. La preuve: je suis toujours envahie d'une insondable nostalgie et la France m'est toujours extérieure. Et surtout, j'ai découvert que les périodes les plus difficiles, les plus tragiques, de l'Histoire, réservaient aussi quelques moments de bonheur.

Je frémis souvent comme ça en pensant à quel point ma vie aurait pu être pire. Par exemple, si j'avais vécu dans la seconde moitié du 19ème siècle, durant ce que l'on appelle, en France, "la Belle Époque".

Mes ancêtres, je ne m'y suis jamais intéressée. Je n'ai fait aucune recherche généalogique les concernant et ça demeure de toute manière quasi impossible dans le grand foutoir russe. Surtout, je me refuse à penser que je leur suis redevable de ma personnalité. Je ne crois pas à l'hérédité des caractères. Tous ces gens qui se cherchent une ascendance prestigieuse, je trouve ça ridicule et même inquiétant parce qu'ils croient, en fait, au sang, à la race.


Quoi qu'il en soit, mes aïeux, ça n'était sans doute pas très brillant. Ils étaient vraisemblablement d'obscurs et misérables paysans dont l'existence était une humiliation continuelle. Dans ce contexte, mes seules perspectives sociales auraient été d'être fille de ferme ou bonne. "Grosse, bête et bonne", voilà sans doute ce que je serais devenue, hormis, probablement, le premier qualificatif. J'espère surtout que j'aurais su lire pour pouvoir m'évader un petit peu.


Mais entre fille de ferme ou bonne, j'aurais sans doute choisi de devenir bonne. Probablement, l'attrait de la ville et de ses lumières, son parfum d'aventure, même si je n'y aurais probablement jamais goûté. Et puis, j'aime bien faire le ménage, récurer, astiquer, mettre en ordre.  En revanche, je déteste faire la cuisine, ça ne m'intéresse pas. Mais la cuisine slave, c'est heureusement plus facile que la française.
 

Être bonne, on l'a oublié mais c'était, jusqu'à la première guerre mondiale, une destinée tout à fait ordinaire. Marx, Dickens, Zola ont fait découvrir la classe ouvrière, Balzac et Maupassant ont évoqué "les employés". Mais concernant les bonnes, la domesticité, c'est un silence à peu près total. C'est le Grand Refoulé, comme si elles n'avaient jamais existé.


Pourtant, la domesticité, ça représentait une proportion considérable de la population active (jusqu'à 15%) en Europe et c'était le métier le plus répandu parmi les femmes. Son déclin, puis sa quasi disparition, ont constitué  l'un des grands bouleversements sociaux du 20ème siècle.
 
 
 
Avoir des domestiques, c'était d'abord le moyen privilégié de la bourgeoisie d'afficher son rang. Plus on en avait, plus on était supposé être riche. Et puis, ça permettait aux maîtres d'être complétement déchargés des besognes basses et vulgaires de l'existence  pour pouvoir se consacrer entièrement aux choses spirituelles, aux affaires de l'esprit. 


Cette entière et inconsciente liberté (Marcel Proust lui-même, pourtant très attentionné par ailleurs, n'aurait jamais, de toute sa vie, ouvert ou fermé lui-même une porte d'entrée) réclamait évidemment une disponibilité totale de la part des domestiques : des horaires sans fin, une chambre à demeure sordide, très peu de sorties autorisées.
 

En fait, avoir des domestiques ça avait aussi, et peut-être surtout, une dimension symbolique. Il s'agissait, en fait, d'un rapport maître/esclave modernisé qui permettait de conforter son identité personnelle et sociale. La maîtresse de maison, en particulier, se sentait exonérée de tout soupçon d'oisiveté puisqu'elle avait à gérer "sa" maisonnée. Elle était même débordée à force de devoir tout surveiller et donnait alors libre cours à sa méchanceté la plus odieuse en s'affichant toujours mécontente et en multipliant brimades et humiliations. 


Et puis on n'exigeait pas seulement un labeur de la part des bonnes. On leur demandait également d'être des icônes de moralité et de vertu. L'une des rares sorties qu'on leur autorisait était le dimanche pour aller à la messe et, d'une manière générale, on préférait qu'elles ne soient pas trop éduquées. On redoutait particulièrement leur dépravation, on les soupçonnait d'être lubriques. Elles éveillaient les émois sexuels et on les traitait souvent comme des prostituées avec les quelles tout était autorisé. La bonne qui tombait enceinte était immédiatement renvoyée (même si c'était le père ou le fils de la famille qui avaient abusé d'elle).


Cette vie des bonnes m'a longtemps terrifiée, tellement je me sens concernée, tellement je perçois que cela aurait pu être mon destin. C'est au point qu'aujourd'hui, je me refuse absolument à employer quiconque pour faire mon ménage ou mes courses même si je sais que ça pourrait être une aide bienvenue pour certaines jeunes filles. Je ne veux pas rentrer dans une dialectique perverse. Les "bobos" progressistes, sympas/odieux en toute bonne conscience avec leur "nounou", me révulsent.
 

Je m'étonne qu'on ait si peu évoqué le sort de ces pauvres filles qui constituaient une véritable société parallèle au sein de laquelle elles côtoyaient leurs maîtres sans jamais communiquer ni échanger véritablement avec eux. Marcel Proust évoque ainsi, à maintes reprises, la domestique Françoise mais il finit par avouer qu'il ne savait pas, au final, si Françoise les avait aimés ou au contraire détestés. Ne pas connaître quelqu'un que l'on a côtoyé toute une vie, je trouve ça vertigineux.


Curieusement, ce sont deux grands bourgeois plutôt antipathiques, deux vieux garçons, les frères Goncourt, qui ont mis fin à cette conspiration du silence. Leur livre "Germinie Lacerteux" est un vrai coup de poing, il a fait scandale à sa publication en 1865. Il relate la vie cachée de leur propre domestique, vie qu'ils n'ont découverte qu'après sa mort. 


Leur bonne, Rose, par ailleurs d'une bonté exemplaire, s'était livrée à de multiples turpitudes dont ils n'avaient jamais eu le moindre soupçon. Le livre des Goncourt est alors un violent réquisitoire contre les conditions de vie faites à ces pauvres femmes. Il est d'autant plus émouvant qu'il a été écrit par deux hommes a priori les plus éloignés possible de la misère d'une femme de chambre.


Enfin, un livre m'a vraiment apaisée : "Le journal d'une femme de chambre" d'Octave Mirbeau paru en 1900. J'aurais sans doute été très malheureuse si j'étais devenue une soubrette mais j'aurais peut-être trouvé des moyens de m'affranchir. Le livre de Mirbeau décrit ainsi une véritable "lutte à mort" entre les maîtres et les domestiques. Les pires canailles, ce sont en fait les honnêtes gens qui dissimulent soigneusement sous leurs grimaces leurs nauséabonds dessous. 


C'est la grande hypocrisie des braves gens, des gens du beau monde, qui les déconsidère en tant que "maîtres". C'est pour cette raison qu'ils ne sortent pas vainqueurs de la confrontation avec leurs domestiques parce que ceux-ci ont vite fait de soulever le voile. L'esclave comprend que son maître est une crapule peut-être encore pire que lui.
 
 
 
Célestine, l'héroïne de Mirbeau, comprend vite cela et elle en fait une arme. Il est facile de retourner contre eux les filouteries et turpitudes de ses "honorables" maîtres. Alors, elle prend le pouvoir et je crois que j'aurais essayé de faire comme elle. Avec une bonne dose de cynisme et en faisant valoir ses charmes, elle part à la conquête du monde jusqu'à devenir elle-même une maîtresse, rôle final dans lequel elle se met, elle aussi, à houspiller ses bonnes. C'est nauséeux mais la nausée, justement, elle apparaît souvent "comme la condition d'une élévation". C'est tout le tragique de la destinée humaine.


Outre André Derain, Jean Béraud, Picasso, Van Gogh, tableaux notamment de Louis LEGRAND (1863-1951) un "petit maître" sans doute injustement méconnu.

Je souhaite que ce post vous incite à lire/relire les frères Goncourt dont le fameux Prix et le Journal ont éclipsé les romans. Il faut avoir lu "Germinie Lacerteux" (la vie de leur bonne), "Renée Mauperin" (portrait d'une jeune femme émancipée) et "La fille Elisa" du seul Edmond (l'histoire d'une prostituée criminelle).
 
Les frères Goncourt sont, à mes yeux, une énigme. Des personnages entièrement paradoxaux :
 
- d'un côté, odieux, d'une méchanceté gratuite et abominable avec leurs amis et fréquentations; et aussi racistes, misogynes, antisémites, anti-bourgeois, anti-artistes ; leur "Journal" est un ramassis d'horreurs sur leurs familiers.

- d'un autre côté, une grande attention et compassion envers les pauvres gens, tous ceux aux quels personne ne prête attention. Et ces affreux misogynes ont rédigé trois beaux portraits de femmes.

Sur la vie des Goncourt, sur leur duplicité, je recommande deux récents livres.
- Pierre MENARD : "Les infréquentables Frères Goncourt"
- Alain Claude SULZER : "Les vieux garçons"
 
N'oubliez pas enfin :

- Octave MIRBEAU : "Le journal d'une femme de chambre". Ce livre formidable, "jubilatoire" comme on dit bêtement aujourd'hui, a donné lieu à deux magnifiques adaptations de Luis Bunuel et de Benoît Jacquot.

- Leïla SLIMANI : "Chanson douce". Le Prix Goncourt 2016. La version moderne de la domesticité. Les relations de dépendance mutuelle, les rapports de domination, les préjugés de classe entre un employeur, un couple de jeunes parisiens modernes, et une nounou. La cruauté de la "coolitude".

On évoquera enfin l'effroyable crime des sœurs Papin, perpétré en 1933 dans la ville du Mans. Ce double meurtre sauvage, effroyable, incompréhensible, a inspiré de multiples auteurs, notamment Jean Genet et Jacques Lacan. Je recommande, à ce sujet, 2 films: "La cérémonie" de Claude Chabrol" et "Les blessures assassines" de Jean-Pierre Denis.

4 commentaires:

Richard a dit…

Maître/Esclave
Contrairement à vous, je connais assez bien mes ancêtres puisqu’on a pris soin de me raconter. Des gens durs à l’ouvrage, tenaces, qui ont ouvert ce pays, qui ont bûché, arraché des souches, ramasser les pierres pour libérer les champs pour les cultures, élever des vaches laitières. Des personnes de tempérament, j’ai de quoi retenir, je sais de qui émerge mon sale caractère.
Dès que j’ai lu le titre de votre texte, j’ai immédiatement pensé à Jeanne ma mère, qui a débuté dans la vie comme bonne dans la ville de Sherbrooke en 1938. Elle s’occupait en autre des enfants d’un médecin en plus de tout le reste, comme le ménage, la cuisine, les commissions, six jours par semaine, avec permission de sortir le samedi soir pour le cinéma, le dimanche matin pour aller à la messe, et à la danse l’après-midi, pour la modique somme de $2.00 par semaine, logé, nourrit. Pas mal pour une fille de 14 ans! Après elle est entrée à la Kaiser, usine de textile spécialisé dans les cordons et les gants. Elle a doublé son salaire, elle gagnait $0.08 de l’heure pour 56 heures de travail, mais il fallait payer pension. La guerre a éclaté, les commandes rentraient, on ne parvenait pas à réponde aux exigences de l’armée, les salaires ont explosé, un an plus tard elle gagnait $0.12 de l’heure. Somme toute, ce fut des débuts modestes. En 1948 avant son mariage, elle gagnait dans une usine qui fabriquait des sacs en papier, $0.48 de l’heure pour une semaine de 44 heures. Souvenons-nous qu’avant la guerre dans les années 30, il y avait des jeunes filles qui travaillaient comme bonnes pour leur nourriture et leur logement! Il n’était même pas question de salaire. Conditions qui m’ont toujours révoltées. Ces années de crise dans les années 1930 furent infâmes, les gens pataugeaient dans la misère noire. Et soudain, la guerre a éclaté en 1939, et étrangement, on a trouvé de l’argent pour la faire.
Voilà à quoi sert de raconter, ça permet de ne pas oublier, de se rappeler nos origines, d’où on vient et de qui on descend. Ce n’était pas toujours brillant, après lorsqu’on regarde derrière soi, les chemins parcourus, les épreuves traversées, il y a de quoi se sentir fier. Jeanne n’a jamais renié ni ses origines terriennes, ni ses débuts comme bonne, et encore moins son passage en usine. Ce qui a donné une génération de personnes solides, fiables, entreprenantes. Avec les deux guerres mondiales, on s’est aperçu, qu’une femme pouvait faire le travail d’un homme, ce qui allait transformer complètement notre société. S’ajouterait à cela une meilleure formation, des possibilités de faire des études, des meilleurs moyens de communications, et viendrait s’ajouter dans les années 1960 des moyens de contraceptions fiables. Terminé les familles de 14 enfants! Terminé ces rapports de maître/esclave. Tous autant que nous étions, le soleil de la liberté brillait enfin! J’espère qu’il continuera de briller. N’oublions pas que tout nos acquis peuvent nous être dérobés.
Le mot : misère, n’a pas encore été exclu des dictionnaires et lorsque je regarde ces colonnes de réfugiés, je me reconnais en eux comme humain, parce que moi aussi je pourrais être en train de fuir avec mon maigre bagage. Qui nous dit que se ne sera pas notre lot dans un avenir rapproché? Oui, la misère qui nous regarde droit dans les yeux comme le disait Ulysse Grant.
On dit de moi que j’ai une maudite mémoire. Je ne manque jamais de répondre : Elle est maudite, et je ne veux surtout pas oublier...

Bonne fin de journée Carmilla et merci pour votre texte.

Richard St-Laurent

Carmilla Le Golem a dit…

Merci Richard,

98 % d'entre nous ont effectivement des origines très modestes. L'accès à l'éducation, l'élévation du niveau de vie, ce sont tout de même des choses très récentes surtout en dehors de l'Europe de l'Ouest et de l'Amérique du Nord. On est finalement presque tous issus de paysans quasi analphabètes. Un monde très violent, très dur et misérable qui n'est pas si lointain que ça. Effectivement, on ne jugeait souvent pas nécessaire d'accorder une rémunération à une bonne, on estimait que la nourriture et le logement étaient bien suffisants.

Je ne comprends vraiment pas ceux qui racontent que c'était mieux avant et ceux qui se cherchent des ascendances nobles ou croient qu'ils auraient exercé de hautes fonctions au 19ème, début du 20ème siècle.

J'ai personnellement conscience de l'extrême difficulté des temps passés et je pense que ça doit nous faire comprendre que notre situation actuelle est bien relative.

Effectivement, les anciens rapports de domination ont largement été abolis. Mais la nouvelle méritocratie, que je préfère mille fois à la hiérarchie des origines, suscite jalousie et ressentiment. Certains sont jugés plus égaux que d'autres. Personnellement, je m'en accommode parce que la passion sans fin de l'égalité est elle-même dangereuse.

Bien à vous,

Carmilla

Paul a dit…

Bonjour Carmilla,
Un commentaire n'a pas passé, vacances sans doute et leurs réseaux. J'évoquais la Jégado, une bien basse évocation d'une des plus grandes criminelles en série, juste avant l'époque des Bécassine (une chanson très populaire, en réalité un droit de cuissage initiatique pour les enfants mâles du maître). On pense à Chabrol et c'est parfait, sur les Bécassine il y en a eu un récent je crois, plutôt dur sur la réalité des bonnes de province. Il fait chaud. Et les vacances (sans avoir bien suivi) ?
Bien à vous
Paul

Carmilla Le Golem a dit…

Merci Paul,

Désolée que votre commentaire soit passé à la trappe. Ca arrive quelquefois mais, heureusement, très rarement. Soyez du moins assuré que ce n'est pas de mon fait : en principe, je ne censure pas.

Vous m'avez fait découvrir la Jégado. J'avoue que je ne connaissais pas. Son histoire est absolument fascinante. Il y a beaucoup à penser à son sujet. Merci de l'avoir évoquée.

Quant aux vacances, j'ai la chance d'avoir des marges de manœuvre pour le choix des dates. J'essaie d'éviter les périodes trop fréquentées.

Bien à vous,

Carmilla