samedi 11 mars 2023

Le bonheur dans le crime

 

Je déteste la violence mais, comme beaucoup de gens, je porte attention aux faits divers et aux affaires criminelles. J'ai pour héroïne Pauline Dubuisson (que Philippe Jaenada a magistralement évoquée dans "La petite femelle"). Mais je suis également fascinée par Violette Nozière, cette jeune parricide de 18 ans dont les surréalistes ont fait une héroïne (cf le beau film de Claude Chabrol). Et dans le domaine de l'horrible, de l'incompréhensible, il y a, évidemment, les sœurs Papin, ces deux "bonnes" de la ville du Mans qui, en janvier 1933, ont sauvagement assassiné leurs maîtresses, en leur infligeant d'effroyables souffrances (cf le film "Les blessures assassines" de Jean-Pierre Denis). 

Et puis, j'aime les films d'horreur et d'épouvante.

Et quand j'ai lu le Marquis de Sade, Georges Bataille et Sigmund Freud, ça a été une révélation.



Et que dire de mon goût pour les romans gothiques ? Et puis aussi, quand j'étais enfant, adolescente, j'avais adoré la Comtesse de Ségur et les sœurs Brontë. J'avais perçu que l'amour, ça n'avait pas grand chose à voir avec la soupe bêtasse qu'on cherchait à nous servir. Vivre heureux en fondant une famille, je trouvais ça sinistre.


J'avais compris qu'il y avait, en chacun de nous, une part d'ombre inaccessible à la raison et au sens commun. La violence, la cruauté, on dit que ce serait inexplicable et scandaleux, complétement extérieur à la définition de l'humanité. On préfère croire qu'on serait globalement tous bons par nature. Il n'y aurait que quelques déviants qui s'écarteraient de ce schéma: en fait, quelques grands pervers ou manipulateurs, des paranoïaques narcissiques ivres de pouvoir. Le malheur, ce serait de tomber dans les griffes de ces gens là, d'en être, un jour, les victimes. 


Mais on se refuse à considérer que la réalité, c'est qu'on est tous travaillés par une "passion du négatif". On n'aime pas tant que ça, en fait, avoir une vie paisible faite d'ordre et de tranquillité. La vie bourgeoise nous ennuie vite et on prend alors plaisir à détruire les belles harmonies, l'entente et la cordialité. C'est ce qu'on appelle semer la zizanie, voire, plus trivialement, "foutre la merde".


On a tous, en fait, un problème avec autrui. "L'Enfer, c'est les autres", disait fort justement Sartre. Les autres que l'on perçoit comme hostiles, malveillants. Ce sont d'abord toutes les "histoires de familles", les engueulades explosives à l'occasion des repas du dimanche. On déclare aimer son conjoint, ses enfants. C'est probablement sincère même si cela affecte toujours une forme particulière. Mais on ne se prive pas de se quereller violemment avec eux, de leur dire leurs 4 vérités, de leur raconter les pires horreurs. Et que dire des "embrouilles" continuelles avec ses amis ou ses voisins. On aime, en fait, vivre dans le conflit permanent et dans l'insécurité affective.


Je me souviens qu'avec ma sœur, c'était épouvantable ce qu'on pouvait se balancer. Et aujourd'hui, avec ma copine Daria, on ne cesse de se critiquer l'une l'autre (comment t'es habillée, tu balances ton fric à des bêtises, tu bois trop, tu fréquentes des types nuls, tu ne fais pas de sport, secoue toi un peu, prends toi en mains, donne-toi des objectifs ...). Mais, curieusement, cette querelle incessante est constructive, elle semble même être le moteur de notre relation. Telles les gamines des "malheurs de Sophie", on se réconcilie finalement et on trouve, ensuite, notre bonheur commun à faire des bêtises ensemble.


Le Mal irrigue, en fait, toute la vie en société. On peut même dire qu'il y a une espèce de guerre de tous contre tous qui en est le principe de fonctionnement et le moteur. 


C'est particulièrement vrai chez Proust où, dans l'élégante société bourgeoise et aristocratique, on ne cesse de médire des autres, de "casser du sucre" dans leur dos et même de les humilier publiquement. La cohésion du groupe s'affermit par rapport à un souffre-douleur (cf. les Verdurin et "Saniette").


Chez le Marquis de Sade, c'est même poussé à l'extrême: il y a un véritable despotisme de la "nature" humaine qui nous porte, de manière irrésistible, à la violence.  

Et Freud va même plus loin. On ne saurait trouver le bonheur dans un quelconque système social (un État parfait) parce qu'on ne cherche pas nécessairement son bien et qu'on ne trouve de véritable satisfaction que dans la transgression des tabous de la morale et de la culture. Ces tabous qui nous éloignent de notre être pulsionnel.


On n'arrivera donc jamais à mettre fin à nos conflits, à unifier nos impulsions contradictoires. "Tous ensemble", c'est un slogan politique mensonger. On cherche, chacun, à s'affirmer par rapport aux autres, on est continuellement portés par un désir éperdu de reconnaissance. On se pense, alors, tous en amis et en ennemis et on ne cesse de vouloir la mort de l'autre (Hegel).


Il n'y a pas de Bien ou de Mal en soi, on n'est pas d'un côté ou de l'autre. Il n'y a que des situations à l'occasion des quelles on éprouve sa liberté de commettre ou non des actes effroyables aux dépens d'autrui.

La bienséance sociale nous empêche, certes, de mettre à exécution nos envies de meurtre. Mais on se rabat alors sur des moyens de satisfaction détournés.


Ça explique sans doute l'extraordinaire prolifération du roman noir et du roman gothique au 19 ème siècle. Le relais a ensuite été pris, au 20ème siècle, par le roman policier et le cinéma. Tous ces supports nous permettent d'y jouer le rôle de "criminels par procuration".


Et puis, dans les relations amoureuses, est-ce qu'il n'y a pas d'emblée un rapport de force qui s'installe au sein d'un couple ? Il y en a toujours un qui cherche à dominer l'autre. Mais quand celui qui prétendait dominer se rend compte qu'il ne fait pas le poids, ça fait un beau grabuge. J'en sais quelque chose parce que je crois qu'on a toujours tendance à me considérer, initialement, comme une fille sympa, tolérante. Mais quand on découvre que je suis, en fait, très compliquée et qu'on n'arrive pas à vraiment m'identifier, ni à avoir prise sur moi, c'est le grand dépit, voire la rage de la déception ...


Les relations amoureuses sont affectées par des basculements continuels de pouvoir. C'est ce qui les rend très compliquées. D'autant que les objectifs des deux sexes sont bien différents. Un homme recherche, généralement, une femme décorative. Mais les qualités d'un homme ne sont pas toujours la première préoccupation d'une femme. La normalité est rebutante, les notaires et les fonctionnaires ne séduisent guère. C'est l'exaltation affective qui prime. 


C'est souvent la fascination du Mal, de l'inconvenance, qui entraîne une femme sur la pente dangereuse du désir, dût-elle, pour cela, endurer les pires avanies. Et que dire de celles qui sont attirées par des hommes violents ? C'est évidemment consternant et effrayant mais, pour la plupart des femmes, rien n'est pire que l'ennui. Mieux valent la fulgurance de l'émotion et même l'horreur des querelles et des conflits.


C'est pourquoi les couples les plus improbables sont souvent les plus solides et les plus stables. La détestation commune affichée est souvent à proportion de l'amour réel éprouvé. S'affranchir des conventions sociales, c'est aussi une manière de trouver une forme de bonheur, le "bonheur dans le crime", certainement pas sécurisant mais tellement plus intense.


C'est la logique terrible du désir humain dans le quel s'entremêlent, indissociablement, Éros et Thanatos, l'harmonie et la destruction.


Mais faut-il pour autant s'adonner à son seul être pulsionnel ? Est-ce la seule voie du bonheur ? On sait que Freud admirait Dostoïevsky mais éprouvait, en même temps, une antipathie pour lui. Son caractère est, à ses yeux, immuable, enfermé dans l'exigence des pulsions qui dictent, en fait, le destin de ses personnages. Mais les pulsions savent aussi se transformer et trouver d'innombrables objets de satisfaction: le savoir, la connaissance, l'Art, la création. Dostoïevsky s'en tient aux scènes primitives. Et il faut d'ailleurs savoir que, selon la légende, son propre père a été assassiné par ses serfs qu'il tyrannisait.


Images, tout d'abord, d'une école totalement oubliée: celle du néo-romantisme (1926-1972). Le musée Marmottan-Monet lui consacre, en ce moment, une exposition. L'une de ses figures principales est Eugene Berman (1899-1972), américain d'origine russe. Les autres images sont de la période symboliste: Carlos Schwabe, Félicien Rops, Alfred Kubin, Ilya Repin.

Un post qui pourra laisser penser que je suis, en tant que personne, éruptive et conflictuelle. C'est l'exact contraire. Je déteste tellement les conflits que je suis, plutôt, imperturbablement et continuellement lisse. J'essaie même d'en faire une règle de vie.

- "Le bonheur dans le crime", c'est évidemment une allusion au célèbre recueil de  Barbey d'Aurevilly, ce "déplaisant réactionnaire" mais, néanmoins, grand écrivain du 19 ème siècle. Chacun de ses livres est troublant.

- Je recommande, à nouveau, les lectures d'Hoffmann ("Les élixirs du Diable") et des sœurs Brontë.

Et en littérature contemporaine :

- les bouquins ("Crimes", "Coupables", "L'affaire Collini", etc...) de Ferdinand Von Shirach, grand avocat pénaliste allemand qui relate des cas, ahurissants, extraits de ses archives. On ne manquera pas non plus de s'interroger sur l'ascendance de Ferdinand: son grand-père était Baldur, le dirigeant des Jeunesses Hitlériennes.

- Florian ILLIES: "Comme ils ont aimé".  Un livre, tout récent, qui m'a enthousiasmée. Il enchantera surtout les germanistes mais pas seulement. Une foule d'histoires d'amour, compliquées et tortueuses, des artistes et écrivains des années 20-30. Florian Illies est journaliste au "Zeit" et ses bouquins (notamment "1913 Chronique d'un monde disparu") rencontrent un grand succès en Allemagne.

Et enfin, deux très bons essais :

- Jean-Bertrand PONTALIS : "Un jour, le crime"
- Michel ERMAN : "La cruauté - Essai sur la passion du Mal"

2 commentaires:

Richard a dit…

Bonjour Carmilla

Je vais commencer à l’envers aujourd’hui avec une recommandation de lecture : Penser la (pervertibilité) Avec Jacques Derrida, par Nicholas Cotton. C’est publié aux Presses de l’Université de Montréal.

Pas besoin de lire des romans noirs et visionner des films d’horreurs, vous avez juste à prendre un billet pour l’Ukraine. Dans l’horreur vous allez être servie.

Je suis persuadé que les Ukrainiens qui se battent présentement, lorsqu’ils sont relevés pour enfin se coucher au sec, manger un repas chaud, dormir tout leur saoul, rêvent à la victoire, mais surtout de retrouver leur femme et leurs enfants dans la douceur du quotidien.

Étranges humains, lorsqu’ils ont la paix, ils cherchent le conflit; et lorsqu’ils sont en guerre ils rêvent d’une vie paisible.

À ce chapitre, l’ouvrage de Cotton, qui traite de la perversion, et la manière dont Derrida l’abordait devient intéressante. On sait que Derrida aimait jouer avec les mots, il ne s’en privait pas pour en inventer. Sommes-nous pervers par construction, ou bien, cette perversité est-elle innée?

J’ai croisé quelques pervers dans ma vie, pas beaucoup, même les pervers m’évitent, mais d’autre part, cette manière d’être si je peux m’exprimer ainsi, m’intéresse, parce que c’est se faire du mal à soi-même. Il faut croire que certains préfèrent souffrir. Se serait comme une manière d’être, de se construire une estime d’eux-mêmes.

Vous affichez vous-même vos ambivalences, vous vous dites tolérante et fuyez les conflits, mais d’autre part, pourquoi pas une bonne bagarre.

Cela semble le propre de l’humain, que je suis jamais parvenu à expliquer.

Pour moi, les faits divers, se sont tous des conneries, je ne suis pas amoureux de la misère des gens. Je les abandonne à leur misère. Ils n’arrivent même pas à se rendre compte que cette misère, c’est de la perte de temps. Pourquoi entretenir une relation avec une personne, si c’est pour perdre son temps en disputes stériles?

Ça ne vaut pas la peine d’assassiner sa femme, si c’est pour croupir en prison pendant 25 ans!

Bonne fin de journée Carmilla

Richard St-Laurent

Carmilla Le Golem a dit…

Merci Richard,

Je crois, en effet, qu'une force nous pousse sans cesse à entrer en conflit et en guerre avec les autres. Cela relève du besoin de s'affirmer, d'être reconnu comme le maître. L'autre est alors perçu comme hostile et un obstacle à ce besoin de reconnaissance. On va donc jusqu'à vouloir sa mort. Notre apparente politesse masque des pulsions d'agression (Proust et Freud).

Et évidemment tout cela s'inscrit dans le temps du jeu social ordinaire. Je n'ai pas parlé du temps de guerre mais on sait que se manifeste alors, chez certains soldats, un véritable "plaisir de la guerre". Avec la levée des tabous moraux et sociaux, ils peuvent s'adonner librement au plaisir de tuer, de voler, de violer. Les soldats russes en sont une triste illustration.

Je n'aime pas les querelles et les bagarres, j'ai l'impression de m'abaisser si je m'y abandonne. Je suis peut-être hautaine, j'ai toujours eu un côté au-dessus de la mêlée. Je crois surtout que j'ai d'abord envie de ne pas m'encombrer l'esprit avec des bêtises. Je pense que j'ai d'abord envie de calme.

Derrida, j'avoue que je trouve qu'il est considérablement surestimé. Ce n'est, à mes yeux, qu'un langage précieux et codé, des jeux verbaux qui apparaissent déjà largement démodés. Je trouve souvent sa prose ridicule, presque risible. Mais j'ai peut-être complétement tort, je ne l'ai pas trop lu en fait. Quant à la perversion, Freud estime qu'on est pervers dans l'enfance et que c'est petit à petit, au fur et à mesure de nos choix d'objets et de nos identifications, que se construit notre identité sexuelle (mais celle-ci n'est jamais expurgée de toute perversion).

Les faits divers révèlent quand même, me semble-t-il, les tréfonds du psychisme humain. Les criminels ne sont pas tous de grands pervers. Ce sont souvent des personnes à l'existence banale, sans aspérités, qui, un jour, tout à coup, commettent un acte effroyable. Savent-ils eux-mêmes l'expliquer ? Ce sont ces cas qu'évoquent, par exemple, le romancier allemand Von Schirach.

Il y a une part profonde d'irrationnel en nous, il ne faut pas l'oublier. Nous-mêmes (vous, moi) sommes peut-être capables de commettre, un jour, un crime.

Et quand on le fait, on ne calcule pas ce que cela va coûter. Si c'était le cas, il n'y aurait d'ailleurs quasiment plus de crimes dans le monde car aujourd'hui, avec les moyens d'investigation dont dispose la police, on est quasiment sûrs d'être pris. Un criminel est toujours indifférent, en fait, à la peine encourue.

Bien à vous,

Carmilla