samedi 18 mars 2023

Les ruses de l'Histoire

 

Je l'ai souvent remarqué: c'est une illusion commune de penser que l'Histoire est enseignée de la même manière dans tous les pays. On peut constater, en fait, que c'est la matière scolaire dans la quelle les différences sont les plus abyssales. Ce qu'apprend un écolier espagnol, polonais, allemand, anglais, russe, n'a à peu près rien à voir avec ce qui est enseigné à un jeune Français. Et que dire en dehors de l'Europe, en Turquie, en Iran, en Chine, au Japon ? C'est à peine si on entend parler de la Révolution française, de Louis XIV et de Napoléon.


L'enseignement de l'Histoire, c'est quand même, dans chaque pays, la construction d'un grand roman national. Je n'irais pas jusqu'à dire que c'est une discipline "idéologique" parce qu'on n'est pas obligés d'adhérer à tout ce qu'on nous raconte mais ça doit quand même nous inciter à la modestie et à relativiser les choses.


L'Histoire française, elle est quand même grande et elle a contribué à façonner le monde. J'avoue n'en être nullement une spécialiste mais, du fait de ma position décalée, j'ai été étonnée de constater qu'on opérait forcément une sélection des événements et qu'on en oubliait, effaçait complétement, certains. Pourquoi donc alors qu'il s'agit parfois même de victoires françaises ?


1) L'exemple le plus emblématique, c'est pour moi "la guerre d'Orient" ou de Crimée (1853-1856). J'ai été toute contente de découvrir à Paris le métro Crimée, le pont de l'Alma, le boulevard de Sébastopol, la ville de Malakoff. Tous les Russes, tous les Ukrainiens, savent à quoi ça fait référence. Léon Tolstoï a, lui-même, consacré plusieurs récits à cette guerre qui a été un véritable traumatisme pour la conscience russe (mais a permis d'initier une évolution démocratique de l'Empire). Mais je n'ai encore jamais rencontré un Parisien capable de me dire ce que c'était que cette fichue guerre de Crimée et que Diable, pouvait bien y faire un corps expéditionnaire français en compagnie d'Anglais. 


Si je précise alors qu'il s'agissait de la protection des Catholiques d'Orient et du contrôle des lieux saints à Jérusalem, je me heurte à une franche incompréhension. En fait, les Russes rêvaient d'annexer Constantinople et les détroits de la Mer Noire; quant aux Anglais et Français, disons qu'ils sont venus au secours de l'Empire ottoman. 

C'est bien oublié tout cela; pourtant, cette guerre a fait, des deux côtés, des dizaines de milliers de morts. Elle s'est néanmoins conclue par une victoire franco-britannique. Etrangement, les deux vainqueurs se sont montrés magnanimes à l'égard de la Russie. Ils étaient pourtant alors en droit de faire de la Crimée un protectorat ce qui aurait peut-être permis d'éviter les problèmes actuels que l'on sait.


2) Autre guerre baroque complétement oubliée en France, "la guerre du Mexique" (1862-1867). Elle est tellement insensée que je la trouve fascinante. Aller si loin et y faire tuer tant d'hommes, qui firent l'apprentissage des "guerillas", pour faire du Mexique une espèce de protectorat français. Ca a pris la forme d'un Empire catholique, et non d'une République, en mettant sur le trône de Mexico le frère de l'Empereur d'Autriche, Maximilien. 

Ca relevait vraiment de la haute stratégie diplomatique et il faut reconnaître qu'on n'avait vraiment pas peur, au 19ème siècle, d'aller faire la guerre dans les pays les plus lointains (il est, par contraste, sidérant d'entendre, aujourd'hui, que l'Ukraine ou l'Iran, c'est trop loin pour qu'on se sente concernés). Il est vrai que c'était alors une manière d'affirmer la puissance européenne, et notamment de la France, face à un pays émergent, les Etats-Unis.


Les Français ont certes réussi à conquérir difficilement Mexico (en 1863) mais ils se sont ensuite épuisés en combats incessants et ça s'est finalement terminé tragiquement, quelques années plus tard, avec l'exécution, en 1867, de l'Empereur Maximilien. En France, c'est aujourd'hui complétement effacé de la mémoire collective, on ne trouve plus rien qui célèbre cette folle expédition mexicaine (mais qui ne manquait pas de panache). 

Mais le destin tragique de Maximilien (qui était, semble-t-il, un progressiste) en a fait un véritable héros romantique en Europe Centrale et en Belgique (il était l'époux de Charlotte de Belgique, une femme très cultivée, une seconde Sissi en plus intelligente, qui a sombré peu à peu dans la folie). Il a suscité une importante postérité littéraire  et artistique: Marche Funèbre de Franz Liszt et, surtout, le très célèbre tableau d'Edouard Manet : "L'exécution de Maximilien" (sur lequel Napoléon III est caricaturé par le soldat figurant à droite).


3) Et puis, il y a eu les guerres de la France en Chine. J'ai déjà parlé de la scandaleuse guerre de l'opium (1856-1860). Celle-ci, destinée à libéraliser complétement le commerce de la drogue en Chine, a, certes, été une victoire franco-britannique mais s'est achevée avec la mise à sac du Palais d'été de Pékin, une des "merveilles" de la Chine. 

Il faut y ajouter "la guerre des Boxers". Les "Boxers", une secte adepte des arts martiaux (la boxe chinoise) et violemment opposée aux colons étrangers ainsi qu'aux mouvements réformistes. 


En 1900, à Pékin, les "Boxers" commencent, avec l'appui des troupes impériales, à faire le siège des légations occidentales avec l'intention de détruire tous les étrangers. Il commence à y avoir des massacres précédés de tortures. L'émotion commence à être énorme dans le camp occidental. Il faut alors la constitution d'une véritable armée de 8 nations (dont la France) pour libérer les légations et réprimer la révolte. Les représailles et expéditions punitives seront ensuite terribles pour imposer le respect aux Chinois et prévenir toute autre révolte. Je crois qu'en France, ça a été complétement effacé, "zappé", mais ça n'est pas du tout le cas des Chinois qui ne cessent de ruminer cette humiliation.


4) Autre exemple, plus contemporain: celui de la Hongrie. L'image de ce pays diffusée dans les médias français est franchement négative. Il est vrai que la personnalité de son leader, Viktor Orban, est loin d'être engageante. Mais les Français savent-ils qu'on ne les adore pas beaucoup non plus en Hongrie et qu'on entretient une vieille rancune à leur encontre ? Ca remonte au Traité de Trianon (1920) à l'occasion duquel on a complétement disloqué l'Empire des Habsbourg et réduit la Hongrie (qui s'étendait jusqu'à l'Adriatique) à un tout petit Etat privé même de nombre de ses "magyarophones" (plus de 3 millions) qui se sont retrouvés, tout à coup, pour la plupart en  Roumanie (pays honni) mais aussi en Serbie et en Ukraine. 


On a "puni" avec une implacable et incompréhensible rigueur la Hongrie au lendemain de la 1ère guerre mondiale. La Hongrie qui n'était tout de même pas le principal fauteur de troubles. Et il faut bien reconnaître que la France était alors principalement à la manœuvre. C'est pour la Hongrie une "blessure historique" que l'on ne cesse de ressasser. Mais qui a conscience de cela en France et qui connaît encore le "Traité de Trianon" ? C'est vieux me direz-vous ! Mais imaginez qu'il y a un siècle, on ait réduit de 2 tiers le territoire de la France et distribué les parties restantes à ses voisins. On s'en souviendrait encore aujourd'hui.


Je termine enfin avec trois "étonnantes" petites histoires : 

5) On sait que Napoléon a eu cette idée, peut-être malencontreuse, de vendre, en 1803, la Louisiane (4 fois le territoire de la France, près de 25% de celui des Etats-Unis). Mais on ignore généralement qu'il a eu, dans le même temps, le projet de conquérir les Indes en en boutant les Anglais. Ca s'est d'abord traduit par un accord avec le Tsar, un peu dément, Paul 1er. Un premier détachement de cosaques, que devaient rejoindre des troupes du Général Masséna, était déjà en route vers l'Afghanistan. Mais l'assassinat de Paul1er a mis fin à l'opération. Ensuite, après le renversement des alliances de la Russie, Napoléon s'est rapproché de la Perse et a entrepris des pourparlers pour que ses troupes puissent traverser son territoire. C'est un projet qui apparaît insensé aujourd'hui mais à l'époque, ça ne l'était, en fait, pas tant que ça: les forces anglaises en Inde y étaient alors très réduites.


6) Qui sait que la France a eu pour Reine une Ukrainienne, Anne de Kiev (de 1051 à 1060) ? C'est évidemment complétement anecdotique parce que l'Ukraine et la France, ça n'avait alors pas grande signification. Et puis, on ne sait vraiment pas grand chose de cette Anne de Kiev si ce n'est qu'elle a bien fait le grand voyage, long et périlleux, depuis là-bas, cette contrée si lointaine, et qu'à l'époque, la couronne de France, ça n'était pas si prestigieux que ça. On notera toutefois que la ville de Senlis s'attache aujourd'hui à célébrer son souvenir (on y a inauguré sa statue et une chapelle ukrainienne, donné son nom à un lycée et établi un jumelage avec un quarter de Kyïv).


7) Et enfin, sait-on qu'un roi français Henri III de Valois  (1551-1589) a aussi été roi de Pologne et Grand Duc de Lituanie (1573-1575) ? Il a été "élu" sur cette fonction parce que c'était le principe révolutionnaire d'une monarchie élective qui gouvernait alors la République des deux Nations. C'était très prestigieux à l'époque parce que la Pologne était alors l'une des principales puissances européennes. Mais ça s'est mal passé, ça a vraiment été le grand choc des deux cultures. D'un côté, les Polonais trouvaient leur roi Henryk 1er bizarre et frivole, de l'autre, celui-ci ne supportait  pas le climat glacial du pays, ses mœurs austères et surtout la reine qu'on lui destinait, un laideron de 28 ans son aînée. Epouvanté, il s'est finalement enfui honteusement du pays, dans la clandestinité. Il n'a donc pas été un roi très glorieux, plutôt un personnage grotesque. En Pologne, tout le monde connaît cette espèce de comédie de boulevard qui continue de faire rire et ça y a durablement façonné l'image peu sérieuse des Français. Mais qui connaît cette histoire en France ?


Voici donc quelques-unes de mes petites élucubrations historiques. Je suis sans doute barbante, presque professorale, et puis je ne suis vraiment pas une spécialiste. Mais voilà:  j'adore la puissance évocatrice de l'Histoire, ça vaut souvent les meilleurs romans.

Et l'Histoire, c'est  bien, en effet, un grand roman national. Mais ce que l'on exhibe, ce que l'on met en avant, tout ce qui tisse le grand discours officiel, est irrémédiablement doublé de tout ce que l'on tait, oublie, efface. Et ce grand refoulé n'est pas moins intéressant.



Images du douanier Rousseau ("La guerre"), de Vereshtshaguin (peintre russe qui dénonçait les horreurs de la guerre en les exhibant), Marcel Gromaire, Edouard Detaille ("Le rêve"), Edouard Manet, Jozsef RIPPL RONAI grand peintre hongrois (1861-1927). La dernière image, historique, s'intitule : "La Barbarie et le Choléra entrant en Europe". C'est d'actualité, me semble-t-il.

Lectures :

- Léon TOLSTOI : "Récits de Sébastopol" . Tolstoï relate ici son expérience propre, faite d'angoisse et d'effroi, de la guerre de Crimée.

- William T. VOLLMANN : "Dernières nouvelles et autres nouvelles". Par le grand écrivain américain, un ensemble magistral de nouvelles horrifiques, roman d'aventures et thriller politique parcourant le monde entier. L'une de ces nouvelles évoque la fin du duc Maximilien. 

- Iradj AMINI : "Napoléon et la Perse - Préface de Jean Tulard"

- Sylvain VENAYRE : "Les guerres lointaines de la Paix - Civilisation et Barbarie depuis le XIXème siècle". L'auteur souligne un étrange paradoxe: alors qu'on était à peu près en paix en Europe depuis 1815, on n'hésitait pas à aller faire la guerre dans les pays les plus lointains. Toutes ces aventures alimentaient largement la presse et les informations. L'opinion publique se préoccupait ainsi davantage des affaires internationales. Mais ça faisait aussi de nous, Européens, les spectateurs fascinés de la souffrance des autres.

2 commentaires:

Richard a dit…

Bonjour Carmilla

La guerre de Crimée, on dirait du déjà vu, cela ne va pas sans nous rappeler les événements récents avec des armes modernes, mais sans oublier la boue et la misère des tranchées. Cependant, l’esprit qui soutient ces conflits est et demeure toujours le même. Justifier des actions à coups d’arguments sans fondement afin de couvrir ses absurdités, pour s’accaparer des territoires et des richesses du voisin. Ce qui est de moins en moins vrai, parce que nos moyens de destructions sont beaucoup plus puissants. Le prix de la cendre à la bourse n’a jamais été si peu élevé.

D’autre part, la Crimée cela doit être un bel endroit, parce qu’au cours de son histoire, elle aura été de toutes les convoitises, passant entre plusieurs mains. Cette guerre de Crimée valait-elle les 240,000 morts, dont la majorité l’aura été pour cause de maladies comme le choléra et le scorbut? À ce chapitre vous avez inséré une caricature dans vos images, celle des dirigeants de cette époque, outillé de couteaux pour découper un gâteau qui ressemble à un partage du monde. N’oublions pas que nous sommes à une époque d’empires, de conquêtes, d’agrandissements de territoires convoités. Napoléon III ne donnait pas sa place!

Ce qui rend intéressant sur cette philosophie de l’enseignement de l’histoire. Lorsqu’on gagne une guerre, on pavoise à pleine page, lorsque l’on perd, on garde le silence comme si cela n’avait jamais existé. Il ne faut pas seulement étudier l’histoire à l’école, il faut lire continuellement sur cette matière, afin de se faire une idée sur les événements passés. Je suis d’accord avec vous, l’Histoire est souvent plus intéressante que la fiction. Impérativement, il faut regarder nos erreurs avec réalisme. Il faut réfléchir sur nos actions passés. Lorsque je regarde la situation actuelle, je me demande si je suis bien au XXIe siècle, ou au XIXe?

Comment ne pas se rappeler Çatal Höyük qui est située dans la plaine de Konya, en Anatolie centrale (Turquie)? Il semblerait que selon les archéologues et les anthropologues, se serait dans cette région qu’on aurait commencé la culture des céréales, comme le blé et l’orge. Nous ne sommes pas très loin de la Crimée, pas très éloigné de cette partie du monde si convoitée. Pourquoi j’évoque cet endroit, c’est parce que je suis en train de lire un ouvrage intéressant, qui touche autant l’histoire que la philosophie. Ce qui pourrait se résumer à une question : Pourquoi, nous sommes devenus ce que nous sommes? Les deux auteurs, David Graeber anthropologues et David Wengrow archéologue ont écrit un ouvrage magistrale sur nos évolutions passées, pour arriver à ce que nous sommes. Le titre est un peu déroutant : Au commencement était…, une nouvelle histoire de l’humanité. Cela touche plusieurs civilisations, plusieurs domaines comme l’agriculture, la création d’outils, le tissus social, les religions, le pouvoir, naturellement les guerres, la politique, qui ont affecté aussi bien les Amérindiens d’Amérique du Nord, que certains peuples d’Asie, en passant par le Croissant Fertile, et un bonne partie des peules de l’Europe Centrale. C’est un vaste voyage jusqu’au fond de nos origines, une lourde remise ne question de nos idées reçues, une autre manière de voir le monde, un coup de hache dans nos convictions les plus intimes. J’y reviendrai...parce qu’il faut bien continuer le commencement!

Bonne fin de dimanche Carmilla

Richard St-Laurent

Carmilla Le Golem a dit…

Merci Richard,

Oui, la Crimée, c'est un endroit vraiment beau par ses paysages et son architecture. Mais il faut bien le reconnaître, ça n'a pas grand chose de russe. On se croit plutôt en Turquie et ça relevait d'ailleurs de l'Empire ottoman jusqu'à Catherine II.

Mais la Crimée que j'ai connue était encore peu développée il n'y a avait pas beaucoup de monde. Depuis l'annexion, Poutine l'a vidée de tous les Ukrainiens et a importé massivement des Russes. La population a considérablement augmenté et on a bétonné les villes et la côte pour accueillir les touristes. Je suppose donc que la Crimée est aujourd'hui bien différente de celle que j'ai connue. Mais dès qu'elle sera libérée, je me dépêcherai de m'y rendre.

Effectivement, pour ce qui est de la guerre, on est aujourd'hui dans une situation assez proche de celle du 19ème. En Europe et en Amérique du Nord, on a l'impression d'être en paix. Mais partout ailleurs dans le monde, se développent des guerres aux quelles nous participons plus ou moins directement.

Oui, j'ai entendu parler du bouquin de Graeber et Wengrow. Mais j'hésite encore à le lire. Graeber, je le connais bien, je l'ai lu. Il y a des choses intéressantes chez lui mais il est quand même, à mes yeux, un idéologue. Son bouquin sur la dette, par exemple, je n'adhère pas. Il a tendance à partir d'une "grande idée" et à sélectionner puis enchaîner les éléments pour les besoins de sa démonstration. Mais je vais quand même examiner de plus près les thèses de son dernier bouquin.

Bien à vous,

Carmilla