samedi 13 mai 2023

De l'amour de l'Art à la fin de l'Art



L'amour de l'Art, ça ferait partie des codes distinctifs des classes dominantes. Bourdieu a ressassé cette idée à l'infini. 


C'est à la fois complétement vrai (presque personne n'a l'érudition suffisante pour rattacher une œuvre à son contexte historique) et complétement faux (ça n'empêche pas, en certaines occasions, le surgissement d'un instant de grâce qui vous secoue les tripes; et puis, il y a bien, en chacun de nous et même à un niveau modeste, un plaisir de la création. En attestent l'Art Brut ou bien les peintures de Séraphine ou du Douanier Rousseau).


Il reste que la visite des musées et expositions fait partie des figures imposées de tout parcours touristique et de toute vie en bonne société. Et tant pis, ou plutôt tant mieux (ça nous valorise d'autant plus), si ça s'est transformé en une véritable épreuve physique: de longs moments à patienter dans une file d'attente suivis d'une bousculade dans des salles où l'on s'efforce d'entrapercevoir des œuvres au milieu d'une nuée de "photographes" sur smartphone.  


C'est vrai qu'on oublie trop souvent qu'on a une vision extraordinairement restrictive de l'Art. L'Art, ce serait tout ce qui serait enfermé dans un musée. Mais le musée et l'amour de l'art qui va avec, c'est une institution finalement très récente: juste un peu plus de deux siècles, c'est à dire au lendemain de la Révolution française. Et la plupart des objets entreposés dans un musée n'étaient pas, auparavant, considérés comme de l'Art mais comme l'ouvrage d'artisans qualifiés qui travaillaient sur commande. 


Au total, ce qui est exposé comme Art, c'est un ensemble d'œuvres (peintures, sculptures, objets anciens) qui ont été sélectionnées comme telles par des spécialistes et des marchands. Et peu importe que la fonction ou l'apparence de ces œuvres ne soient plus du tout les mêmes: les statues grecques et romaines  n'étaient, par exemple, pas destinées à être admirées et étaient grossièrement peintes.


Ca explique qu'il y ait, avec le temps, un recyclage permanent de ce que l'on désigne comme œuvre d'Art. Le Beau d'aujourd'hui n'a pas grand chose à voir avec le Beau d'hier.


Mais de cette constatation banale, on s'empresse de ne tirer aucune conséquence. On est tellement assurés de nos valeurs, on est tellement certains d'être absolument "modernes". On ne doute pas que nos grandes icônes actuelles (Mondrian, Rothko, Pollock, De Kooning, Hartung, Basquiat, Warhol, Gerhard Richter) feront l'objet d'une même vénération dans un siècle. Il faudrait vraiment être complétement inculte pour ne pas être illuminé par leur génie. 


On sous-estime d'abord l'énorme capacité de récupération par la société capitaliste de ce qui, initialement, la subvertissait au point de faire scandale: l'impressionnisme, Gustav Klimt, par exemple, font aujourd'hui partie de l'Art petit bourgeois. 


Quant au bourgeois de catégorie supérieure, le bourgeois éclairé d'aujourd'hui, pour décorer, avec classe, son intérieur, il se met à la recherche d'une œuvre abstraite  dont la subtilité, les nuances vibrantes, témoigneront, auprès de ses amis, de son bon goût en même temps que de son originalité et même de ses propensions à la spiritualité. Emettre des réserves sur Soulages ou sur Braque, c'est passer tout de suite pour un beauf.


Dans l'espace public même, on assiste à un triomphe de l'abstraction et du formalisme. Toute l'architecture urbaine en témoigne. Ce qui est sanctifié, c'est l'épure avec un rejet de la surcharge: de simples opposition de volumes et de couleurs en jouant, le plus possible, sur la lumière et la transparence. Qui ose s'interroger sur cette tendance massive de l'architecture en disant simplement que c'est peut-être beau mais que c'est sinistre ? Car personne ne prend plaisir, sauf la première fois, à flâner sur le Parvis de la Défense ou à arpenter les grandes avenues de Dubaï ou Los Angeles. 


L'architecture "moderne", c'est peut-être la forme d'expression insidieuse d'un nouveau totalitarisme. J'exagère sans doute mais elle est quand même bien le support le plus efficace d'une complète banalisation de nos vies, dévouées désormais entièrement au culte de la transparence. Mais quoi qu'en disent les grands promoteurs, la transparence et la clarté , on n'aime pas du tout ça, en fait. Ce que l'on aime dans une ville, c'est sont ses ombres, ses endroits louches, son exubérance et son mystère. Un Eugène Sue, un Zola, sont presque impossibles aujourd'hui.


Quant aux valeurs montantes (Daniel Buren, Jeff Koons, Damien Hirst, David Hockney, Maurizio Cattelan, Yayoi Kusama, Anish Kapoor ) on se réjouit que de grands mécènes et galeristes (Gagosian, Bernard Arnault, François Pinault) en assurent la promotion.  


Cette rencontre de l'Art et de la "Finance" n'est d'ailleurs pas inédite. Il suffit de se reporter au 2nd Empire français qui donnait, au monde, "le la" en matière artistique. Comme aujourd'hui, toute la bonne société se pressait aux "grandes expositions". Grandes expositions inaugurées par l'Empereur et l'Impératrice en personnes et financées par les grands capitaines de l'industrie : les frères Pereire, la famille Schneider.


On prisait alors des "valeurs sûres", sans doute immuables: Cabanel, Bouguereau, Gérôme. La peinture avait alors une fonction décorative. Le Beau, c'était le tableau qu'on pouvait accrocher dans son salon pour témoigner de son goût pour l'Art. 


On trouvait carrément ridicules Manet et Cézanne, on n'aimait pas Courbet et ce fou de Delacroix. Quant aux impressionnistes, quelle laideur. En musique, c'était à peu près pareil. On ignorait quasiment Wagner et Berlioz mais on adorait Offenbach.

Est-ce qu'aujourd'hui, on n'a pas justement, vis-à-vis de l'Art que l'on qualifie de moderne, une mentalité de 2nd Empire ?


Il faut bien constater d'abord que depuis le Pop Art et Warhol, on a abandonné un certain intellectualisme en matière d'approche artistique. Le Pop Art, avec l'acceptation des valeurs culturelles ambiantes, c'est le début d'un nouveau conformisme.


Est-ce une stagnation ou un retour en arrière ? Quoi qu'on en pense, de l'Impressionnisme jusqu'au milieu des années 80, on a assisté, en très peu de temps, à un bouleversement complet, inédit dans l'histoire des sociétés, de toutes nos valeurs esthétiques. Le Beau était supposé être une valeur pérenne, immuable, il a été renversé de son piédestal.


On a déplacé les perspectives. Ce qui s'est trouvé questionné, avec l'Art Moderne (initié par l'Impressionnisme), c'est notre approche de ce que l'on appelait le Réel. On croyait que c'était une évidence, mais on s'est rendu compte que ça n'était qu'une construction mentale parmi d'autres. Il s'est alors agi de bouleverser les points de vue pour s'ouvrir à de nouvelles approches, de nouvelles sensibilités.


J'ai parfois exprimé des réserves sur l'Art moderne. L'abstraction, le formalisme, le conceptualisme, bref le refus de la "figuration", qui dominaient les décennies de l'après-guerre, traduisaient aussi, à mes yeux, un nouveau puritanisme redoutable. Et on en perçoit d'ailleurs aujourd'hui les conséquences alors que "les masses" ont finalement intégré une approche formaliste du monde. Et au final, l'Art abstrait, comme les "peintres pompiers" d'autrefois, est devenu décoratif au point qu'il agrémente, de manière raffinée, nos intérieurs.


Il n'empêche que, jusqu'au milieu des années 80 et le Pop Art, l'Art moderne a bien assumé une fonction révolutionnaire. Révolution effective dont on n'a pas toujours conscience car révolution des mentalités et des sensibilités qui a affecté chacun de nous. On ne voit plus de la même manière le monde, ses paysages, la société qui nous entoure, les individus qui la composent.


Mais cela est peut-être terminé. Le rideau s'abaisse. Finis les artistes, place aux promoteurs. Vive l'Art consensuel et populaire qui, à coups et aux coûts de grandes exhibitions, déplace les foules.


D'abord, l'Art sort du musée, ce qui n'est sans doute pas une mauvaise chose. Mais le nouvel écrin de l'Art, c'est, en quelque sorte, devenu le Parc d'Attractions. On reprend les recettes d'un Jean-Michel Jarre en musique: l'Art comme grand spectacle immersif.


L'œuvre isolée (le homard ou le chien de Koons), à la limite, on s'en fiche aujourd'hui. Ce qui importe maintenant, c'est le dispositif spatio-temporel dans son ensemble, l'installation générale.


A cet égard, on prise beaucoup aujourd'hui la confrontation d'une oeuvre moderne avec un patrimoine ancien: la Pyramide du Louvre, les colonnes de Buren et le Palais Royal, Jeff Koons, Kappor et Murakami à Versailles. Je comprends mal cet iconoclasme mais il s'agirait surtout de provoquer un choc esthétique.


Il s'agirait aussi d'offrir au visiteur une expérience multi-sensorielle globale et même de solliciter sa participation et sa réactivité.


Ce qui importe, c'est l'esthétisation générale de nos milieux de vie. L'Art doit se répandre partout, dans les villes et dans la Nature. On remodèle les monuments et les paysages pour "envelopper" le spectateur dans un autre environnement. L'Art n'est plus un objet mais un environnement "gazeux", une atmosphère. Il s'est en quelque sorte vaporisé. Son ultime achèvement, c'est peut-être le Land Art avec le remodelage des paysages.


Et ça marche à fond. Même si on crie parfois au scandale ou à l'imposture face à leurs provocations de potache,  on se précipite tous pour voir l'emballage par Christo de l'Arc de Triomphe, la main tenant un bouquet de tulipes de Jeff Koons, la grande statue de Yayoi Kusama devant la Samaritaine, les animaux conservés dans du formol ou les fausses sculptures antiques à Venise de Damian Hirst, le "plug anal" de Paul McCarthy place Vendôme, le "vagin de la reine" d'Anish Kappor à Versailles. Et on a tous entendu parler, bien sûr, de la banane à 120 000 dollars de Maurizio Cattelan (ci-dessous).


L'esprit du temps s'exprime bien là. J'avoue que je me rends moi-même à ces événements et que ça ne me déplaît pas du tout. Je trouve ça plutôt rigolo, voire sympa. Et puis l'ambiance est complétement différente de celle d'un musée où tout le monde observe un silence religieux. Là, tout le monde s'exprime, fait des ah et des oh, ricane ou exprime son indignation. Quoi qu'on en pense, cet Art dans la rue est un Art populaire qui attire les masses.


Mais on peut aussi s'interroger. Tout est plaisant, agréable, excitant. L'Art devient sympa. Jeff Koons est, paraît-il, un personnage hyper-cool, aimant plaisanter, qui ne se prend absolument pas au sérieux. Rien à voir avec tous ces artistes torturés qui nous déprimaient avec leurs œuvres énigmatiques et angoissantes.


Tout est désormais sur le même plan, celui des équivalences: tout se vaut puisque plus rien n'est grave. L'agréable, le fun, le ludique, l'interactif, ça devient les nouveaux mots d'ordre de la production esthétique. Il s'agit de consacrer un monde lisse, sans aspérités, pas compliqué. Un peu comme sous le second Empire où la bourgeoisie cherchait à s'étourdir de clinquant, de fêtes et de plaisirs.


Tout doit devenir calme, "joliesse" et plaisir. Il ne faut surtout plus "se prendre la tête". L'important, c'est de se distraire et de s'amuser dans un bel environnement. On en a marre des artistes intellos. C'est maintenant le temps des artistes entrepreneurs. 

Mais c'est peut-être aussi l'auto-destruction de l'œuvre d'Art. Banksy a su la mettre en scène (ci-dessous).


L'Art comme expression révolutionnaire, comme bouleversement continuel des sensibilités, a existé pendant près de deux siècles. Mais cette période vient peut-être de s'achever. 


L'Art confiné dans les musées, accroché à des cimaises, l'Art élitaire, est, probablement, en voie de disparition. L'esthétique se diffuse, se vaporise, maintenant, dans tout ce qui nous entoure. Faut-il s'en réjouir ? Je crains qu'on ne rentre dans une nouvelle ère, celle d'un conformisme insidieux manipulé par des spécialistes de l'"entertainment", du divertissement. 

Images de John Foreman, Anish Kapoor, Daniel Buren, Paul McCarthy, Yayoi Kusama, Takashi Murakami, Jeff Koons, Damian Hirst, Maurizio, Cattelan, Bernard Venet, Christo, Banksy, la nouvelle Bourse du Commerce de François Pinault.

Je ne sais pas si j'ai légitimité à parler d'Art alors que je n'ai aucun talent particulier en ce domaine. Je n'y connais sans doute pas grand chose, je m'intéresse seulement à quelques peintres et musiciens. Mais j'aime bien l'histoire et il me semble que l'histoire de l'Art accuse aujourd'hui, depuis deux décennies, une rupture profonde avec l'esprit révolutionnaire qui la portait au 20ème siècle.

Quelques lectures :

- Yves MICHAUD: "L'Art, c'est bien fini". Paru fin 2021, ce livre annonce la Mort du Grand Art au profit d'une esthétique généralisée du plaisant et du lisse.

- Francis SOLET: "L'art pauvre des riches". Un livre tout nouveau. Finis l'avant-garde et l'audace. Place au conformisme tapageur et mercantile.

- Pierre LAMALATIE: "L'Art des interstices". Paru en 2017. Un excellent écrivain français trop peu connu. On le compare trop à Michel Houellebecq (en raison d'un même parcours universitaire), ce qui le dessert probablement. Il a surtout, à mes yeux un humour ravageur et il est, de plus, un excellent et très pertinent critique d'Art.


4 commentaires:

Anonyme a dit…

Nuages a dit...
A propos des aspects économiques de la guerre en Ukraine, je vous propose de regarder l'entretien de Xavier Tytelman avec l'économiste Nicolas Bouzou :
https://www.youtube.com/watch?v=c-Q2Pb7l358

11 mai 2023 à 15:19

Carmilla Le Golem a dit…

Bonjour Nuages,

Oui, je souscris à l'ensemble des propos de Nicolas Bouzou. Ce dernier fait d'ailleurs partie des rares économistes "sensés" mais trop peu écoutés en France.

L'impact des sanctions n'est en effet pas "à court terme". Il aurait fallu, pour cela, un effet de panique et un écroulement du rouble. Ca s'est produit au début de la guerre mais la Banque Centrale Russe a su contrer le mouvement. Ca peut encore se produire si les nouvelles militaires deviennent mauvaises.

Quoi qu'il en soit, d'après ce qui m'est rapporté, les Russes continuent aujourd'hui de vivre à peu près comme avant. Ce qui entretient malheureusement, chez la plupart, leur soutien à la guerre. Il ne faut pas attendre, semble-t-il, de soulèvement, à court terme, de la population. C'est vraiment désolant.

J'ai apprécié que Nicolas Bouzou parle aussi de l'économie ukrainienne. Parce que ça, c'est un véritable miracle qui rentrera sans doute dans l'histoire économique. Elle ne s'est pas vraiment écroulée (la baisse du PIB de plus de 30% est surtout imputable à l'exil d'une part importante de la population), et tout continue de fonctionner imperturbablement: les trains, la Poste, l'administration, les banques, les circuits commerciaux et alimentaires. Et on commence déjà à réparer, à grande vitesse, les destructions de l'an dernier autour de Kyïv. Je suis moi-même stupéfaite. C'est une grande leçon d'économie que nous donne l'Ukraine. Mais d'économie libérale et non pas d'économie dirigée, étatisée.

Bien à vous,

Carmilla

Nuages a dit…

A Ostende aussi, une "intervention" artistique (permanente, celle-là) a fait des polémiques. J'en ai parlé sur mon blog :

https://nuages9.blogspot.com/2021/09/rock-strangers.html

Comme lectures sur ce sujet, je conseille un livre déjà un petit peu ancien (2001) mais très intelligent et savoureux : "La dilution de l'artiste" de Jean-Philippe Delhomme.

http://www.denoel.fr/Catalogue/DENOEL/Romans-francais/La-Dilution-de-l-artiste#

Carmilla Le Golem a dit…

Merci Nuages,

En effet...

Il y a aujourd'hui une véritable floraison de "bidules" artistiques de ce genre.

Je ne suis pas contre mais je ne sais trop qu'en penser. Bien peu, en fait, ont suffisamment de qualités esthétiques pour résister à l'épreuve du temps et apparaissent vite un peu dérisoires.

L'installation provisoire est sans doute préférable.

Il y a aussi quelques réussites. J'ose avouer que j'aime bien les tulipes de Jeff Koons à Paris (même s'il est de bon ton de les dénigrer dans l'intelligentsia). De même les colonnes de Buren s'harmonisent bien avec le Palais Royal. Et puis, j'adore l'entrée de la station de métro Palais-Royal réalisée par Jean-Michel Othoniel.

Ce qui me semble sûr, c'est qu'on va, de plus en plus, être envahis, à la ville et à la campagne, par une foultitude d'installations artistiques. Ca peut être pour le meilleur comme pour le pire.

Et on peut penser également que l'Art moderne ne se jouera plus et ne s'exhibera plus dans les musées. Ca aura peut-être des conséquences importantes parce qu'il risque de n'y avoir que des ouvrages conventionnels ou, du moins, qui ne heurtent pas la sensibilité du grand public (alors que dans un musée, tout est quand même à peu près permis).

Merci enfin pour le livre conseillé. Il faut aussi savoir se moquer de l'Art et le critiquer. On a trop souvent une attitude révérencieuse à son égard.

Bien à vous,

Carmilla