samedi 6 mai 2023

Quand le Mal s'invite

 

Pour peu que l'on ait déjà un peu cheminé, on a tous été confrontés, un jour dans sa vie, à une rencontre avec le Mal.


Le Mal, on le réduit souvent à ces pulsions criminelles qui agitent le cœur des hommes. Même si on rejette cette idée, l'envie du meurtre (physique ou psychologique), c'est le sentiment qui nous anime tous, presque continuellement. 


On se défend de cette vision noire de l'humanité en développant une vision "morale" du monde. Le Mal, ce serait alors cette  grande entité qui s'opposerait au Bien. 


Mais cette conception, presque religieuse, se trouve vite mise à mal par l'effraction brutale du réel. Le Mal, ce sont alors tous ces événements soudains, complétement inattendus, dans lesquels s'exprime la méchanceté de la vie.



C'est l'annonce qui vous foudroie du grave accident d'un proche. C'est l'ami(e) dont on vient de diagnostiquer une maladie incurable.


A un moindre degré, c'est la brutale rupture amoureuse, totalement inattendue après plusieurs années de vie commune. Ou bien l'ami(e) de toujours qui vous crache, tout à coup, sa haine.


Confrontés au Mal, un cri jaillit d'abord du cœur : "Non, ce n'est pas vrai, ce n'est pas possible". On est presque disposés à plaisanter: "Mais non ! Ca n'est qu'une farce, une mauvaise blague. Tu verras, on en rigolera demain". C'est notre vision d'une certaine rationalité du monde qui en prend un coup. On trouve alors plein de mauvaises raisons pour mettre en doute la sinistre réalité.


Face à une victime, on est tellement sidérés qu'on ne raconte que des idioties; on devient stupide, on n'a que des propos inadaptés, on est incapable de trouver les mots justes pour aider l'autre. On est dans le déni complet parce qu'il faut bien le dire, on n'est pas seulement compatissants mais ça perturbe aussi notre petite tranquillité. 


Et surtout, d'une manière générale, la Mort, dans nos sociétés marchandes, est de plus en plus niée, conjurée, effacée. Tout se passe comme si elle n'existait plus. On la relègue dans des institutions dédiées (les maisons de retraite, les hôpitaux, les cimetières) que l'on installe à l'écart des centres urbains et que l'on s'efforce de fréquenter le moins possible. Des cérémonie funéraires, il n'y en a même quasiment plus. Tout s'effectue presque honteusement, en catimini. Bientôt, il n'y aura plus que des crémations avec des cendres que l'on se dépêchera de disperser n'importe où, dans la Nature, dans un Océan... 


C'est la modernité. On dit que les sociétés humaines, celles qualifiées de "primitives", ont débuté avec le culte des morts. Mais dans un avenir proche, nous les "modernes", on appartiendra à la première société qui aura cessé d'honorer ses morts. C'est un énorme bouleversement mental. 


Dans ce contexte, comment parler à celui qui va prochainement mourir quand, soi-même, on est à peu près peinard et qu'on vaque à nos petites occupations avec nos petits projets ? La disproportion apparaît alors immense. La mort de l'autre est profondément perturbante. Mais il faut bien reconnaître qu'il ne s'agit pas de simple empathie. On est aussi agités par un motif profondément égoïste: on se voit à la place de l'autre, on entrevoit, tout à coup, la possibilité, jusqu'alors soigneusement mise à l'écart, de sa propre mort. Pourquoi lui, pourquoi pas moi ?


On se raccroche alors à ce qu'on peut. On se met à ratiociner. On éprouve d'abord un sentiment d'incompréhension et d'injustice. Comment est-ce possible ? "Pourquoi le Mal frappe les gens bien ?"

Est-ce qu'il ne devrait pas se contenter de frapper les salauds et les crapules ?


On est presque tous athées aujourd'hui mais une religiosité archaïque subsiste en chacun de nous: les bons devraient être récompensés et les mauvais punis. 


Mais on constate vite que ça ne fonctionne pas du tout comme ça, que l'injustice est de règle. "Qu'est-ce que j'ai fait pour mériter un malheur pareil ?", se dit-on. Il y a, en nous tous, une horreur morale du Hasard.



Quand on est soi-même frappé par le Hasard, on peut alors tout prendre sur soi, chercher de bonnes raisons à tout ce qu'on subit, remercier même le Destin pour toutes les épreuves qu'il nous envoie. "C'est normal, c'est la vie", dit-on. On peut ainsi prétendre qu'on n'est pas atteint, que le Mal ne nous fait rien. L'essentiel, ce serait de se montrer à la hauteur, de savoir endurer avec patience.



Ce déni, cette passivité, c'est un peu l'attitude moderne préconisée. Se montrer discret, minimiser les choses, réduire ça à un mauvais moment à passer. Surtout ne pas embêter les autres avec notre infortune. C'est le comportement de Swann lorsqu'il annonce sa mort aux Guermantes dans "la Recherche du Temps perdu". Mais j'avoue que cette résignation, cette abnégation, cette tristesse assumée, me remplissent d'effroi. Cette attitude détachée contrevient peut-être même à notre dignité.


En toutes circonstances, il faut savoir nommer le Mal, dénoncer son injustice. La souffrance n'est ni une punition, ni une chance. Non, le Mal n'est jamais normal.


Il faut parvenir à avoir une vision claire de son malheur. Celui-ci n'est jamais quantité négligeable. Bien sûr, personne ne peut vous dire comment l'aborder. Mais ce qui me semble certain, c'est qu'on ne peut pas chercher à étouffer la souffrance qui vous broie le cœur. Il faut exprimer celle-ci, mettre des mots sur elle. N'accepter jamais de trouver juste ou anodin ce qui ne l'est pas et ne le sera jamais.


Ne jamais céder sur l'injustice, ne jamais accepter d'être puni sans motif, ne jamais plier face à l'intimidation du Mal. C'est cette révolte qui peut, seule, préserver la valeur de notre existence.


Ne pas battre en retraite, ne pas s'inventer des fautes indues. Questionner le monde : Pourquoi ? Il n'y a bien sûr pas de réponse. Mais cette interrogation apprend à rester digne, debout devant l'adversité.


Tableaux d'Alfred Courmes (1898-1993). Un peintre largement méconnu mais qui refait aujourd'hui surface avec une belle exposition à Paris. D'un mauvais goût assumé. Mais ce que j'aime en ses images, c'est leur caractère dérangeant, énigmatique. Tout le contraire d'une peinture décorative.

Ce post, je l'ai écrit parce que j'ai été confrontée à des situations, des personnes, vis-à-vis des quelles je ne me suis pas sentie à la hauteur. Comment prendre part à la souffrance de l'autre ? Comment ne pas s'en détourner et trouver les mots justes ? 

Mes lectures :

- Charlotte Brontë: "Jane Eyre". Bizarrement, je viens seulement de lire. J'avais tendance à penser que c'était une lecture d'ado. Mais ça a été un choc, c'est vraiment l'un des grands bouquins de la littérature mondiale. Ce livre est pour moi un modèle de conduite et d'attitude devant la vie: comment affronter le Mal et l'injustice ?

- Frédérique Leichter-Flack : "Pourquoi le Mal frappe les gens bien ?" Un livre remarquable qui m'a inspirée et qui fait appel aux ressources de la littérature pour penser le scandale du Mal.

- Jean Baudrillard: "L'échange symbolique et la Mort". Il a été une des stars de la pensée française des "eighties". Ses bouquins étaient surtout d'une grande qualité littéraire. Celui-ci est quasiment oublié et sûrement difficile à trouver. C'est pourtant celui que j'aime le plus.

3 commentaires:

Nuages a dit…

A propos des aspects économiques de la guerre en Ukraine, je vous propose de regarder l'entretien de Xavier Tytelman avec l'économiste Nicolas Bouzou :
https://www.youtube.com/watch?v=c-Q2Pb7l358

Carmilla Le Golem a dit…

Merci Nuages pour ce lien intéressant.

Je vous ferai part demain de mon avis.

Carmilla

Carmilla Le Golem a dit…

Bonjour Nuages,

Oui, je souscris à l'ensemble des propos de Nicolas Bouzou. Ce dernier fait d'ailleurs partie des rares économistes "sensés" mais trop peu écoutés en France.

L'impact des sanctions n'est en effet pas "à court terme". Il aurait fallu, pour cela, un effet de panique et un écroulement du rouble. Ca s'est produit au début de la guerre mais la Banque Centrale Russe a su contrer le mouvement. Ca peut encore se produire si les nouvelles militaires deviennent mauvaises.

Quoi qu'il en soit, d'après ce qui m'est rapporté, les Russes continuent aujourd'hui de vivre à peu près comme avant. Ce qui entretient malheureusement, chez la plupart, leur soutien à la guerre. Il ne faut pas attendre, semble-t-il, de soulèvement, à court terme, de la population. C'est vraiment désolant.

J'ai apprécié que Nicolas Bouzou parle aussi de l'économie ukrainienne. Parce que ça, c'est un véritable miracle qui rentrera sans doute dans l'histoire économique. Elle ne s'est pas vraiment écroulée (la baisse du PIB de plus de 30% est surtout imputable à l'exil d'une part importante de la population), et tout continue de fonctionner imperturbablement: les trains, la Poste, l'administration, les banques, les circuits commerciaux et alimentaires. Et on commence déjà à réparer, à grande vitesse, les destructions de l'an dernier autour de Kyïv. Je suis moi-même stupéfaite. C'est une grande leçon d'économie que nous donne l'Ukraine. Mais d'économie libérale et non pas d'économie dirigée, étatisée.

Bien à vous,

Carmilla