samedi 20 mai 2023

Les bienfaits/méfaits de la lecture


J'ai une vilaine habitude. Lorsque je me rends, pour la première fois, chez quelqu'un, je regarde d'abord s'il a une bibliothèque (ce n'est, curieusement, pas toujours le cas en France). J'essaie ensuite d'en identifier les titres. Ca me permet alors de "situer" les gens à qui j'ai affaire. Mais je commence à me demander, aujourd'hui, si j'ai raison de procéder ainsi. Est-ce que ça ne relève pas d'une arrogance de classe ou de certitudes trop bien ancrées ?


J'entendais ainsi, récemment, Delphine Horvilleur qui s'interrogeait sur la lecture. 

A contre-courant de l'analyse commune, elle disait que c'était peut-être un préjugé de penser que lire faisait forcément de nous quelqu'un d'intelligent, de fiable et d'humaniste.


Il y a aussi des lectures qui renforcent nos préjugés, qui nous rendent petits et haineux.

A tel point que la lecture peut, aussi, être le prélude à la violence et à l'assassinat.



A preuve, Hitler dont la bibliothèque, à la fin de sa vie, comprenait 16 000 ouvrages (ce qui représente tout de même, compte tenu de sa mort à 56 ans, la lecture d'un peu plus d'un livre par jour depuis l'âge de 6 ans).


On en a récupéré 1 300 environ presque tous entreposés aux USA et qui font l'objet d'une analyse.

Comment relier, en effet, la formation intellectuelle de Hitler aux crimes de masse qu'il a ordonnés (mais aux quels il n'a jamais physiquement participé, se gardant bien, par exemple, de visiter un seul camp de concentration) ?



Ca vaut aussi pour son bras droit, Joseph Goebbels, son ministre de l'éducation (?) et de la propagande. Il était tout de même titulaire d'un doctorat avec une thèse consacrée à un écrivain romantique (Wilhelm Von Schütz). Croyait-il un seul instant aux âneries qu'il débitait ?


On peut parler aussi des sinistres "Einsatzgruppen", ces groupes d'intervention qui, dans le sillage de la Wehrmacht, pratiquaient le nettoyage ethnique et ont initié la Shoah par balles. Ils ont, à leur actif, 1,5 million de morts. Beaucoup étaient universitaires (en Droit notamment).


Staline, lui aussi, était un grand lecteur et avait, dans son bureau, une impressionnante bibliothèque. L'un de ses meilleurs biographes, Simon Sebag Montefiore, le qualifie même carrément d'intellectuel. Il s'intéressait notamment au roman français du 19ème siècle. Son prédécesseur Lénine était également un lecteur appliqué (annotant scrupuleusement les paragraphes) et un bibliophile passionné. Et même le terne mais cruel et rancunier Viatcheslav Molotov, numéro deux de l'URSS sous Staline, a accumulé une bibliothèque prodigieuse.


Quant à Poutine, s'il ne se pose pas en intellectuel, il prend quand même soin d'afficher ses références culturelles. Surtout, comme l'a parfaitement démontré Michel Eltchaninoff, il a bien l'intention de reconstruire la Russie sur des bases non seulement historiques mais aussi philosophiques. Poutine trouve notamment l'appui du célèbre cinéaste Nikita Mikhalkov ("Les yeux noirs", "Urga") qui a réintroduit des penseurs russes du 19 ème siècle, en particulier les philosophes Ivan Ilyine (1883-1954) et le conservateur et antilibéral, Constantin Leontieff (1831-1891). 


Parmi les contemporains, il faut évidemment citer le "penseur" ultra-nationaliste Alexandre Douguine (né en 1962), dont la fille, aussi timbrée que le père, vient d'être victime d'un attentat. Tous ces "philosophes" ne valent pas tripette mais ils ont pour point commun de présenter la Russie comme "la troisième Rome", le rempart de la tradition contre la décadence occidentale. C'est l'idée de la voie russe et de l'Empire eurasiatique: celle d'un "homme nouveau" animé par un messianisme panslave (qui n'est, en fait, qu'un messianisme russe auquel tous les Slaves devraient se rallier).


Tous ces "massacreurs" épris de livres et de culture nous font évidemment frémir. Comment comprendre alors qu'il est dit que la culture et l'éducation font de nous des hommes meilleurs ? On s'interroge d'abord évidemment sur soi-même: est-ce qu'à force de lire, je ne vais pas devenir cruelle et indifférente comme ces "monstres froids" ? Et c'est vrai que moi-même, je suis sans cesse "déstabilisatrice" et sûrement pas rigolote. Me supporter, c'est sans doute difficile.


C'est Hitler qui, à mes yeux, fournit le plus d'éléments de réponse.


Il était terriblement complexé par son échec scolaire et voulait, en compensation, se présenter en défenseur des Arts et des lettres. Mais dans sa bibliothèque, on ne trouve quasiment pas de fiction littéraire ou de romans, hormis des lectures d'enfance (Don Quichotte, Robinson Crusoe, Fenimore Cooper, Carl May). Il y a quand même une grosse exception : Shakespeare qu'il considérait comme le plus grand écrivain de tous les temps. 


Sinon, la bibliothèque d'Hitler est surtout composée d'ouvrages techniques (architecture en particulier),  de stratégie militaire et de biographies d'hommes illustres (Frédéric le Grand, Alexandre, Napoléon). Et puis évidemment, une foule d'ouvrages traitant de religions, d'occultisme, de races et de leur déclin. 

Il ne craignait pas le ridicule en affichant de nombreux philosophes allemands alors qu'il n'avait évidemment pas la formation pour les lire et les comprendre. On sait qu'il a rencontré la sœur de Nietzsche dont les nazis se sont, ensuite, réclamés. Il possédait également un buste de Schopenhauer. Mais que pouvait-il bien penser des théories du Droit et de la morale de Kant ?


Finalement, il ressort que Hitler n'a jamais rien lu pour acquérir des connaissances et se cultiver, être dérouté, surpris. Il ne cherchait qu'une chose: la confirmation de ses propres idées, de ses préjugés. En résumé, il lisait "utile".


C'est un peu la même chose chez les autres grands dictateurs. Lénine et Staline passaient tout à la moulinette du marxisme et de la lutte des classes. S'il leur arrivait de lire un roman français, ce n'était pas pour explorer les affres de la passion amoureuse mais pour étudier les comportements et la domination de classe.


Quant à Poutine, tous les penseurs qu'il sélectionne correspondent à son obsession, celle d'une vision messianique du monde avec des prophètes slaves (i.e. russes).

Au total, lire ne vous apportera pas grand chose et ne contribuera sûrement pas à vous élever si vous vous contentez de rechercher ce qui est conforme à vos idées.

Lire c'est à peu près inutile si ça n'ébranle pas vos convictions, si ça ne vous irrite ni ne vous bouleverse. Lire, ça doit vous faire découvrir "autre chose", un nouveau point de vue, une nouvelle manière d'appréhender les relations humaines et affectives. C'est à cette seule condition que lire peut vous rendre plus tolérant, moins radical, plus humain.


Et au total, ceux qui ne lisent pas se privent de beaucoup de choses: de rêveries, d'émotions sensuelles, de voyages immobiles, d'esprit de résistance. La banalité, l'enfermement, la répétition du quotidien, son ennui, deviennent moins pesants. Et surtout, un livre peut, tout à coup, insuffler en nous une énergie folle, celle qui permet de nous sauver, de traverser une épreuve, de retourner une situation.


Tableaux de Jean-Jacques Henner, Ramon Casas y Carbo, Edward Hopper, Antoine Wiertz, Tamara Lempicka, Kent Nelson, Auguste Renoir, Berthe Morisot, Camille Corot, Gustave Courbet, Henri Matisse, Vincent Van Gogh, Toyokuni Utagawa, Felix Valloton, Morris Kantor, Peter Jensens Elinga, Alexander O.Levy, Rembrandt, Arcimboldo, Pablo Picasso

Pour illustrer le thème de la lecture en peinture, il est intéressant de constater que l'on trouve une foule de tableaux représentant des femmes s'adonnant à la lecture mais bien peu d'hommes. Et il est vrai que les femmes lisent davantage que les hommes et préfèrent surtout la fiction et les romans tandis que les hommes choisissent plutôt des ouvrages techniques et utiles. Et puis, il y a, chez les femmes, une dimension érotique de la lecture. Il y aurait beaucoup d'analyses à développer sur tout cela.

A lire :

- Thimoty W. RYBACK : "Dans la bibliothèque privée d'Hitler". Un livre remarquable qui éclaire beaucoup sur la personnalité et la rigidité mentale du Fürher.

- Michel Eltchaninoff : "Dans la tête de Vladimir Poutine". Rédigé au lendemain de l'invasion de la Crimée, ce livre précise les références culturelles de Poutine. Il apparaît aujourd'hui prophétique. Il est à compléter par "Lénine a marché sur la lune", un bouquin très étonnant évoquant le "cosmisme" russe. 

- Rachel Polonsky : "La lanterne magique de Molotov". Rachel Polonsky a pu découvrir l'ancien appartement de l'apparatchik qui s'est, alors, révélé un bibliophile fervent. Chaque livre de Molotov devient alors une invitation à un voyage à travers la Russie et son histoire. Un bouquin extraordinaire.

Il n'existe pas, à ma connaissance d'ouvrage français consacré aux bibliothèques de Lénine et Staline.

Enfin, je soulignais que la bonne littérature était nécessairement dépaysante. A cet égard, je rends hommage à Philippe Sollers, récemment décédé. Un personnage et des bouquins irritants, déroutants, dérangeants. Mais quelle écriture et quel humour ! Incontestablement, l'un des écrivains marquants de ces dernières décennies. J'ai bien aimé "Femmes", "Portrait du joueur", "Les folies françaises", "Le lys d'or", "L'étoile des amants", "Trésor d'amour". Et puis toutes ses critiques littéraires absolument remarquables  ("La guerre du goût" et "Eloge de l'infini"). On peut aussi signaler, de sa plume, un remarquable "Dictionnaire amoureux de Venise" sans lequel on ne peut plus se rendre dans la Cité des Doges.

4 commentaires:

Richard a dit…

Bonjour Carmilla

Delphine Horvilleur, un être exceptionnel, qui maîtrise l’art de remettre en question. que nous retrouvons dans ses livres et ses propos. Aucune complaisance chez elle, une recherche constante qui dépasse son rabbinat, un humanisme qui intègre tout l’humanisme. Elle est à la fois rassurante et déstabilisante. Et cette fois-ci elle pose une hypothèse intéressante, devient-on meilleurs, plus intelligent, plus fiable, et plus humaniste parce qu’on lit des livres?

Intelligent? Peut-être pas, parce que l’intelligence n’est pas une chose à simplement parler, c’est un ensemble composé de plusieurs facteurs. La lecture peut peut-être influencer quelques composantes de l’intelligence. Il ne faudrait pas confondre intelligence avec information. Pour le dire grossièrement l’intelligence n’est pas l’information. Qui plus est l’intelligence est difficile à quantifier.

Fiable? Peut-on se fier à quelqu’un qui a beaucoup lu? Par expérience, s’est produit dans ma vie des événements où j’ai été confrontés à me fier à des personnes qui n’avaient jamais lu un livre. Et j’ai connu de grands lecteurs qui étaient des parfaits salauds. Se fier à quelqu’un cela peut déboucher sur la naïveté, et à la fois, sur la possibilité de faire une merveilleuse découverte. La fiabilité demeure une notion fumeuse, aléatoire, souvent insaisissable.

Des humanistes? Je suis en train de lire présentement une biographie de Vladimir Jankélévitch, (Le charme irrésistible du je-ne-sais-quoi), par, Françoise Schwab. Jankélévitch, je l’ai découvert par deux auteurs, tout d’abord par Serge Bouchard, qui dira que la lecture de Jankélévith fut pour lui d’un grand réconfort alors qu’il traversait une période sombre de sa vie. Je l’ai découvert aussi par Michela Marzano, qui cite ce philosophe plusieurs fois dans ses ouvrages. Là, la lecture aura été bénéfique, Jankélévitch était un grand humanisme, un excellent musicien, un homme humble, et demeure un grand écrivain qu’on a tendance à relayer dans l’oublie. Qui plus est, il aura été obligé de se cacher sous l’occupation, et il a participé à la résistance. L’humanisme peut conduire à de multiples aventures. Jankélévitch en est un exemple probant!

Ce qui est intéressant dans votre texte Carmilla, c’est l’évocation flamboyante du mal, alors qu’on parle très peu du bien. S’ajoute aux dictateurs massacreurs, des grands lecteurs de La Bible, ces conquistadors qui ont supprimé des nations entières lorsqu’ils ont débarqué en Amérique. Qui sait, le mal précède peut-être toutes lectures? Et, La Bible ne provoque rien. Je vais évoquer une comparaison boiteuse : On évoque toujours les pertes et crises économiques, mais on parle rarement de ce qu’on économise. Qui parle de ses économies? Malgré tout, j’ose croire, que sur cette terre, on a fait plus de bien que de mal.

C’est sans doute une vision miteuse de l’influence de la lecture. Je fais comme vous lorsque je m’approche d’une bibliothèque, mais je ne trouve pas que c’est une mauvaise habitude, au contraire, je cherche de tuyau, l’auteur que je n’ai jamais fréquenté, l’inconnu, et des fois, cela débouche sur des nouvelles relations enrichissantes!

Bonne fin de journée Carmilla

Richard St-Laurent

Nuages a dit…

Parmi mes lectures récentes, je conseille, dans une certaine mesure (j'ai assez bien aimé, sans être totalement convaincu, mais vous l'apprécieriez peut-être) le livre d'une Néerlandaise d'origine ukrainienne, Lisa Weeda, "Le palais des Cosaques perdus". Tour à tour réaliste et fantasmagorique, on est dans l'Ukraine de 2014-2018 sur les confins de la "république populaire de Lougansk" mais aussi dans un "Palais des Soviets" imaginaire, où l'autrice retrouve certains de ses ancêtres, qui ont traversé les périodes les plus noires du régime soviétique.

D'autre part, j'ai lu aussi deux livres du sociologue Ronan Hervouet sur la Biélorussie, pays dont on parle peu, et sur lequel existent peu d'ouvrages en français : "La révolution suspendue. Les Bélarusses contre l'État autoritaire", sur la révolution démocratique étouffée de 2020, et "Le goût des tyrans. Une ethnographie politique du quotidien en Biélorussie", au langage plus "universitaire", sur la vie quotidienne dans les campagnes collectivisées biélorusses, entre autarcie, autoritarisme, solidarité et débrouille.

Carmilla Le Golem a dit…

Merci Nuages,

J'avais remarqué ce livre de Lisa Weeda mais l'élément fictionnel m'avait rebutée.

La Biélorussie, c'est vrai qu'il n'y a pas grand chose à son sujet en France. On connaît quand même Stefana Alexievitch (Prix Nobel).

Je vous conseille toutefois Aliona Gloukhova. Elle est une Biélorusse mais écrit en français. Son dernier bouquin ("Nos corps lumineux") est d'une qualité littéraire stupéfiante. Mais il est vrai qu'on est plutôt dans l'écriture poétique et qu'on apprend peu de choses sur la Biélorussie. Une écrivaine vraiment à suivre.

En ce moment, je lis "Le dernier des Soviétiques" de Marc Nexon (auteur de "La traversée de Pyongyang" que vous m'aviez conseillé) et "Journal de Moldavie" de Marc Crépon. Je n'ai pas achevé leur lecture mais pense pouvoir d'ores et déjà vous les conseiller. Je rappelle aussi "Smolensk-La cité du malheur russe" de François Malye.

Bien à vous,

Carmilla

Carmilla Le Golem a dit…

Merci Richard,

J'ai tout de même tendance a penser que lire vous "élève" généralement. Et j'ai tendance à plaindre ceux qui ne lisent pas: que leur vie doit être morne et grise !

Mais il est vrai que tout dépend de ce que l'on lit. Si l'on se contente de livres distrayants ou professionnels, l'impact sur votre personnalité, votre façon de voir, est quasi nul.

Il faut sans doute faire l'effort de se confronter à des livres difficiles, dépaysants, qui vous transportent dans un autre monde. Lire Marcel Proust est, par exemple, de prime abord très irritant. Qu'est-ce qu'on en a fiche de ces salons parisiens avec ses nobliaux et ses grands bourgeois ? Et puis ce style alambiqué, ces phrases sans fin. Pourtant, on en apprend davantage sur la comédie humaine et sociale qu'en lisant n'importe quel roman d'actualité.

La mode, ce sont aujourd'hui les livres et romans qui vous font du bien, qui vous réconfortent. C'est l'idéologie du "feel good" vis-à-vis de laquelle je suis très sceptique.

Il y a sans doute des livres qui ne vous apprennent à peu près rien et d'autres qui vous transforment. C'est peut-être la distinction entre la bonne et la mauvaise littérature. Un bon livre, ce n'est généralement pas un livre plaisant, c'est un livre qui vous fait réfléchir.

C'est peut-être pour cela qu'il faut avoir le courage de se confronter à ce qui vous est étranger, qui vous semble en dehors de vos préoccupations.

Jankélévitch ? J'ai l'impression qu'on le redécouvre en ce moment. On le réédite et on lui consacre plusieurs études. Mais j'avoue ne pas bien le connaître. Ce qui me semble évident, c'est qu'il n'existe plus aujourd'hui en France de grands penseurs comme ceux qui ont marqué les dernières décennies du 20ème siècle: Levi-Strauss, Lacan, Foucault, Deleuze etc...

Bien à vous,

Carmilla