Les servitudes potentielles et leurs formes diverses, on n'y prête souvent guère attention.
Mieux, on les adopte parfois avec enthousiasme et on tend volontiers nos pieds et nos poings aux fers qui les attendent.

Je m'interroge souvent ainsi sur la disparition prochaine des espèces "en liquide" (billets et pièces) et leur remplacement, pour la totalité des transactions, par la monnaie électronique (ou digitale). Bientôt, il n'y aura plus que des cartes ou, mieux, des smartphones et, encore mieux, une puce que l'on se fera greffer (noyée dans nos tatouages divers, elle sera même invisible). Et la simple reconnaissance faciale pourra probablement bientôt suffire.


Il faut à ce sujet lire la fantastique histoire de l'Ecossais John Law qui devint, en 1720, le ministre des Finances de la France après la mort de Louis XIV qui avait légué au Royaume une montagne de dettes. Innovation extraordinaire: il introduisit, pour la première fois, le papier-monnaie en France. Malheureusement, une spéculation effrénée provoqua une gigantesque inflation et finalement une banqueroute du Trésor. De cette expérience malheureuse, on ricane maintenant. Pourtant, presque tous les gouvernements du monde font aujourd'hui du John Law à très grande échelle, sans le dire ou sans le savoir.
Et puis, du côté du peuple, il y avait (et il y a toujours) une méfiance très profonde envers l'argent. Celle-ci a mis des siècles et des siècles à s'atténuer mais non à se dissiper. C'est ainsi que le Moyen-Age a connu une grande régression économique avec une circulation monétaire très limitée et surtout une proscription absolue (comme dans l'Islam) du prêt à intérêt. Etre usurier, ça vous valait directement l'Enfer, ce qui faisait réfléchir à l'époque. Ca a permis aux Juifs (qui n'étaient pas soumis à cet interdit) de trouver un moyen de subsistance mais ça explique aussi, en bonne partie, le développement de l'antisémitisme avec le mythe du banquier juif.Il y avait ainsi, dans l'Europe du Moyen-Age, un véritable tabou religieux sur l'argent qui faisait qu'on considérait que l'argent avait un caractère magique, qu'il était, en fait, un instrument du Diable et de ses tentations. On ne comprenait pas et, surtout, on ne voulait pas que l'argent engendre l'argent, qu'il ne soit pas le produit d'un travail concret. On retrouve ça aujourd'hui dans les imprécations moralisatrices contre la Finance et dans le rêve d'une nouvelle société écologique, plus frugale, repliée sur le "local", faisant même une large place au troc et à l'abri des échanges de la mondialisation. On est demeurés très religieux, en fait, y compris, et peut-être surtout, ceux qui s'affichent les plus progressistes.
On a complétement oublié que, récemment encore (jusqu'au début de la 1ère Guerre mondiale), on payait largement, en Europe et dans le monde, avec des pièces d'or ou d'argent. Elles inspiraient davantage confiance que le papier-monnaie qui n'a été que, lentement et tardivement, introduit et accepté durant le 19ème siècle (d'abord par la Suède puis l'Angleterre).

On relate souvent, comme preuve d'archaïsme patriarcal, que c'est seulement en 1965, que les femmes françaises ont eu la possibilité d'ouvrir un compte bancaire sans l'autorisation de leur mari. C'est vrai et ça n'est pas glorieux mais, à cette époque, beaucoup de ménages (et ni le mari, ni l'épouse) n'avaient tout simplement pas de compte bancaire. Le plus sidérant pour moi, c'est, en fait, qu'il ait fallu attendre 1967 pour que les femmes soient autorisées à entrer à la Bourse de Paris et à y spéculer (heureusement que je ne suis pas née 40 ans plus tôt). Et que dire des pays communistes censés être progressistes ? Jusqu'à la chute du Mur, on n'y a quasiment connu que les paiements en espèces (c'était, à vrai dire, le seul espace de liberté offert qui autorisait, en toute impunité, tous les trafics possibles).
Et d'ailleurs quand on a mis en place l'euro, on s'est d'emblée préparés à cette échéance en introduisant des billets archi moches. Des billets avec les quels on ne peut vraiment avoir aucun rapport affectif et dont on a envie de se débarrasser le plus vite possible. Il est bien difficile, en outre, de trouver des billets supérieurs à 50 €. Quant aux petites sommes, on s'est délibérément abstenus d'imprimer des billets de 1€ cependant moins coûteux à produire (il existe pourtant un billet de 1 dollar), cela pour stimuler la consommation (il est, en effet, curieusement plus facile, psychologiquement, de payer en pièces qu'en billets).
Cette "mocheté" des billets de l'euro offre un contraste saisissant avec la Suisse, par exemple, où circulent de très beaux billets de banques et où demeure couramment utilisé un billet de 1 000 Francs suisses (soit, à peu près, l'équivalent en euros). Cette laideur des billets de l'euro m'irrite vraiment d'autant que j'aime bien les anciens billets nationaux dont certains avaient de réelles qualités esthétiques et, surtout, disaient beaucoup de la culture d'un pays. Je n'ai pas l'âme collectionneuse mais j'aime bien acheter d'anciens billets que je sélectionne simplement en fonction de leurs qualités esthétiques ou historiques.
Mais ça n'est pas grave cette laideur puisque, bientôt, on en sera débarrassés, me dit-on. Il n'y aurait rien à faire, on peut toujours grogner, on ne parviendra pas à contrecarrer "l'extinction des espèces". S'opposer, c'est prêcher dans le désert.
Du point de vue des banques et de "la Finance", il n'y a, en effet, que des avantages. Ca permet de gonfler leur bilan et d'augmenter leur capacité de financement.
Du point de vue de l'Etat, ça permettrait d'économiser le coût de fabrication des billets et pièces (négligeable, en fait) et, surtout, de lutter contre le travail au noir, la fraude fiscale, le crime organisé, le terrorisme, le trafic de drogues, la prostitution...
Comment ne pas souscrire à toutes ces belles intentions ? Il y a toute une propagande qui laisse entendre qu'il n'y a que les vieux, que les handicapés ou les malvoyants qui s'y opposent. On peut ajouter que les femmes sont aussi généralement plus réticentes à recourir à la carte bancaire. Mais tous les "jeunes" sont enthousiastes, c'est tellement plus "cool".
Mais personne ne s'avise de ce qu'on ne nous raconte peut-être que des fariboles concernant la fraude et le crime. S'il suffisait de supprimer les billets en euros pour les éradiquer, ce serait, en effet, beaucoup trop simple. Un simple petit calcul mental, dont presque personne ne prend la peine, suffit à comprendre que la mesure n'est pas à la hauteur du problème. Et d'ailleurs les grands fraudeurs, les grands criminels financiers et autres, n'opèrent absolument pas avec des valises de billets mais justement avec la monnaie électronique.
Ceux qui fraudent avec des billets, ce sont, pour la plupart, des gens comme vous, comme moi, des particuliers, des petits commerçants. Des gens qui manient, en fait, des sommes ridicules, mais que l'Etat se plaît à harceler. Je fais ainsi régulièrement appel au gardien de mon immeuble pour effectuer de petits travaux (plomberie, électricité, jardinage). Mais je ne m'embête pas, bien sûr, à lui faire une fiche de paie avec toute sa paperasse pour déclaration au fisc. Et je paie généralement en liquide mon coiffeur ou des hôtes sympas Airbnb. Ca leur fait plaisir.
Et puis, dans un monde sans pièces et billets, comment survivront ceux qui n'ont pas de compte bancaire ou en sont privés (étrangers en situation irrégulière, interdits bancaires) ? Les banques ne rempliront plus une fonction d'intégration mais d'exclusion.
Les liquidités frauduleuses, ça ne recouvre au total que des montants dérisoires mais l'administration fiscale préfère, hypocritement, s'y attaquer parce qu'il est plus facile de persécuter le boulanger, le coiffeur ou le cafetier du coin plutôt que les grands professionnels de la fraude.

Et le pire, c'est que Marc Zuckerberg veut s'y lancer avec son Libra. Et pourquoi pas bientôt, Musk et Bezos puisqu'on n'a pas clairement exprimé d'interdiction. Nos grandes banques centrales n'ont rien vu venir alors que c'est leur existence même qui est menacée. On nous présente ça sous les plus beaux atours, comme un instrument souple et libertaire, affranchi des contraintes et rigidités étatiques. Bienvenue dans le nouveau monde, "le meilleur des mondes" peut-être mais il n'est pas sûr qu'on y rigole beaucoup. Réfléchissons un peu, en effet, à ce que pourrait être une grande monnaie mondiale, ayant évincé quasiment toutes les autres, pilotée par un mégalomane du type Zuckerberg ou Musk, avec, bien sûr, le concours de la grande criminalité financière et enrichie de toutes les données des utilisateurs de Facebook et X (ex Twitter).
Mais impossible de se faire entendre. On m'accuse de ringardise. Pourtant, je suis convaincue que la question essentielle à se poser concernant ces innovations financières (suppression des pièces et billets et cryptomonnaies), c'est d'abord celle du respect de la vie privée de ses utilisateurs.
"Je n'ai rien à cacher" allez-vous me dire. J'espère bien que si parce que si vous dites vraiment la vérité, votre vie doit être bien ennuyeuse et triste. On a tous quelque chose à cacher. Avez-vous envie, par exemple, que le banquier, auprès du quel vous sollicitez un prêt, remarque que vous consultez régulièrement un oncologue ? Ou que vous achetez une caisse de whisky et 3 cartouches de cigarettes chaque semaine ? Et je ne parle même pas de vos aventures scabreuses.
C'est pour cette raison que je défends ardemment la préservation de la "monnaie physique" (même si c'est, d'ailleurs, contraire aux intérêts de ma paroisse). C'est la seule qui permette de maintenir une relation de confiance monétaire entre l'Etat et ses citoyens.

- Michel BOURGEOIS: "Si l'argent nous était conté - Grande histoire et petites anecdotes de la monnaie physique". Par un économiste belge (ce qui est gage d'iconoclasme et d'humour), un bouquin vraiment épatant, souvent drôle et jamais ennuyeux. Même si vous n'en avez rien à fiche de l'économie, je vous invite à le lire. C'est parfaitement accessible et, surtout, cela nous invite à réfléchir à notre rapport personnel à l'argent. Et, sur ce point, on est tous concernés.
- Nicolas BUAT : "John LAW - La Dette ou comment s'en débarrasser" et "David Ricardo - L'économiste capital". Il s'agit de deux biographies remarquables situant bien ces deux économistes dans leur époque (le 18ème siècle et le début du 19ème). Ricardo, c'est, en économie, mon principal maître à penser (c'est bien plus fort que Marx ou Keynes). Quant à John Law, il a, à sa manière, été un révolutionnaire. On dit généralement que son expérience française a été un désastre mais ce n'est pas aussi évident que ça.
8 commentaires:
Merci mille fois Carmilla pour cet excellent article, qui moi m'intéresse beaucoup et que je vais même garder de côté pour le montrer !
Je suis entièrement d'accord avec toutes les réserves que vous émettez et n'y connaissant rien en finances, je suis tout à fait contente de vos explications qui rejoignent tout à fait ce que je pense, surtout en ce qui concerne notre liberté future si cette disparition de la monnaie physique était avérée.
Ariane.
Merci Ariane,
Heureuse que mon article vous ait intéressée !
Ce n'est pas facile pour moi de parler de ces histoires financières qui ne suscitent, généralement, qu'une indifférence polie.
Mais j'avoue que j'aime bien m'efforcer d'être claire et pédagogue pour communiquer sur ces questions qui réclament tout de même d'être un peu du "milieu". Je suis donc contente que ce petit texte ait retenu votre attention. Il est vrai que je suis entièrement convaincue en la matière et qu'il s'agit vraiment d'un combat pour la préservation de nos libertés.
Il n'est, heureusement, pas encore complétement acté que l'on passe au tout numérique. Mais si personne ne dit rien et ne fait rien, ça se fera: pour les banques et pour l'Etat, ça ne présente, en effet, que des avantages (augmentation des ressources, minoration des coûts, contrôle absolu de toutes les transactions, lutte contre la fraude et la criminalité).
En France, je n'ai encore entendu aucune objection. Mais je sais qu'en Allemagne et en Autriche (deux pays où la carte bancaire a mis du temps à s'implanter), il y a heureusement des gens qui commencent à grogner.
Bien à vous,
Carmilla
Et que pensez-vous de l'"euro numérique" que la BCE a le projet de créer ? Je n'en comprends pas bien l'utilité ou la finalité.
Merci Nuages,
Oui, l'Euro numérique peut être, sous quelques aspects, intéressant.
Ca consisterait, pour l'essentiel, en un porte-monnaie numérique qui ne serait pas rattaché à votre banque commerciale mais directement à la Banque Centrale Européenne.
Ca permettrait, en particulier, à des gens qui n'ont pas de compte bancaire de régler tout de même quelques achats dans des commerces de proximité. L'adossement à la BCE offrirait à ceux-ci une garantie de paiement. Et l'objectif premier, c'est de contrer les crypto-monnaies (Libra ou autres).
Mais d'abord, ça n'est pas près de voir le jour. La BCE vient seulement de décider de lancer une expérimentation sur deux ans. On ne verra donc pas d'euro-numérique avant, au mieux, 2027.
Ensuite, il y a une querelle entre la BCE et les Banques commerciales sur les montants autorisés de ce porte-monnaie : entre 500 € et 3 000 €, des montants tout de même assez faibles.
Et puis, il faudra bien sûr passer par un smartphone (dont tout le monde ne dispose pas). Et ce seront, cette fois-ci les gouvernements (et non les banques commerciales) qui pourront être tentés de vous contrôler.
Je continue donc de penser que le mieux, c'est de conserver le bon vieux billet de banque.
Bien à vous,
Carmilla
Vous avez entièrement raison et je vous conseille de lire Colaricocovirus du philosophe Mehdi Belhaj Kacem.
Merci Anonyme,
Voilà au moins un sujet sur le quel nous sommes d'accord.
Merci aussi pour la référence. Mehdi Belhaj Kacem, il ne m'est pas inconnu mais je n'ai pas lu.
Bien à vous,
Carmilla
Le livre de Mehdi Belhaj Kacem est en tout cas préfacé par Louis Fouché, un des pires covidosceptiques, désinformateurs et complotistes qui soient à propos du Covid, ce qui, a priori, n'a rien d'engageant.
En effet Nuages,
Je suis en outre rebutée par l'inspiration heideggerienne de Mehdi Belhaj Kacem. J'ai toujours eu une aversion envers le bonhomme et sa prose franchement indigeste (mais il est vrai que j'ai vite décroché). Une énigme pour moi: son histoire d'amour avec Anna Arendt.
Bien à vous,
Carmilla
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