Dans la vie, on se fait souvent remettre en place, foudroyer d'une remarque assassine. On se sent alors atteint dans son identité, c'est troublant, déstabilisant et mortifiant. Et c'est d'autant plus violent qu'on est tous un peu fragiles et que ça ravive cette honte de soi dont on est tous porteurs.
Ca commence dans l'enfance: on a honte de ses parents. C'est le "roman familial" freudien. Presque tous les enfants imaginent avoir été adoptés ou kidnappés Ils s'inventent alors d'autres parents plus aimants, plus compréhensifs ou prestigieux (des nobles ou des stars). C'est une parade aux frustrations qui sont imposées à l'enfant et l'expression de sa nostalgie de l'époque où il se croyait tout pour ses parents. Ca se prolonge jusqu'à l'adolescence, voire au-delà. Ca explique la mythomanie plus ou moins prononcée des "jeunes".
Et dans ce "roman familial", je dois bien évoquer ma propre honte, de moi-même et vis-à-vis de mes parents, honte dont je ne suis pas sortie aujourd'hui et ne sortirai sans doute jamais. Je n'étais pas capable de percevoir leurs qualités, je ne leur voyais que des défauts et j'ai vraiment été une sale gosse qui ne savait qu'inventer pour les inquiéter. Ils ont sans doute craint que je ne devienne une marginale. Et le malheur, c'est qu'ils sont morts avant que je ne réussisse professionnellement. Mais je me dis parfois aussi que c'est parce qu'ils sont morts que j'ai pu me sentir autorisée à réussir.
Après l'enfance, il y a la honte de son corps. C'est la tyrannie, surtout pour une fille, de tout ce qui touche à l'apparence corporelle. Il est d'abord inconcevable de ne pas être parfaitement propre, de ne pas sentir bon, de ne pas être "soignée". Ca donne les hésitations infinies de l'habillement du matin, depuis la petite culotte et le soutif jusqu'au dernier coup de mascara. C'est une folle perte de temps. Ensuite, toute la journée, on s'efforce de réajuster son apparence, son maquillage, ses vêtements. Et puis, il y a l'humiliation des fonctions corporelles. Rien n'est plus dégradant que de transpirer ou d'être contrainte de faire pipi ou caca.
Et que dire de l'adolescence: l'abomination des règles et l'obsession de la grosseur des seins ? Et enfin l'interrogation sur l'ajustement de son apparence et de sa séduction. Comment se comporter, s'habiller, se maquiller ? Appâter les hommes, c'est facile. La difficulté, c'est de sélectionner par son look ceux qui vous conviennent. On ne parle jamais de ça mais ça nous trotte quand même dans la tête et perturbe notre humeur.
J'ai expérimenté ces deux types d'"embrouilles". Surtout des séducteurs, des types bien plus âgés que moi, qui pouvaient, je pensais, m'ouvrir d'autres horizons. Avec le séducteur, on a d'abord peur de ne pas se montrer à la hauteur, de ne pas se révéler un bon coup. Alors, pour ne pas passer pour une godiche, une oie blanche ou une gamine coincée, on accepte tout, on surenchérit même. Ca devient vite sordide, on en voit de toutes les couleurs, on a l'impression d'emprunter le "walk of shame". Qu'est-ce qu'on ne fait pas pour apparaître une fille libérée, sans tabous ! On ne se rend même pas compte qu'on est, en fait, complétement obéissante et soumise. Heureusement, le séducteur a vite fait de se déballonner et on ne manque pas de repérer sa suffisance et ses insuffisances, ses manies et ses boursouflures, son grotesque.
Avec les gentils et sympas, ceux qu'on est prête à aider, à qui on veut faire plaisir, c'est presque plus compliqué. On croit d'abord les dominer mais ce sont eux qui vous entraînent rapidement. Parce qu'à la différence des séducteurs qui sont des cyniques, eux ils croient en un ordre du monde, en des valeurs bien établies. Et ils sont tellement persuadés de la justesse de leur vision qu'ils ne sont pas capables de percevoir qu'entre vous et lui, il y a un abîme d'incompréhension. Et quand on est obligée de les plaquer pour ne pas se faire bouffer, c'est extrêmement culpabilisant, on se dit qu'on est une salope. On a honte de sa dureté, de son absence de pitié, même si c'est pour se sauver, échapper à une doucereuse emprise.
Et puis, je dois aussi mentionner la honte de mes origines géographiques. Pendant longtemps, je n'osais pas dire d'où je venais. Parce que je me rendais compte que l'Ukraine, ça n'évoquait absolument rien ("T'es donc Russe, on me disait"). Que ça faisait minable ou paumé, que ça n'évoquait que les mannequins et les prostituées. J'évoquais donc, en bredouillant, une vague Europe Centrale faite de Pologne et de Russie. Ca me semblait moins nul.
Ca s'est répercuté sur ma pratique du français avec l'angoisse de faire des fautes à l'écrit ou à l'oral. Du coup, je parle et je rédige un peu comme une prof, de manière policée et attentive. Je parviens, certes, à faire illusion mais je ne sens pas les mots, ça n'est qu'un jeu de cubes, je suis incapable de me lâcher, de débrider mon langage. Ca m'énerve souvent et, de cela aussi, j'ai honte.
Enfin, j'ai honte de mon boulot, de mon argent. C'est même la question sur la quelle je me montre la plus évasive quand on m'interroge à ce sujet. Je laisse entendre de vagues études et un job aussi vague, presque alimentaire, dans la comptabilité/gestion.
C'est d'abord parce qu'en France, il est impossible de proclamer qu'on adore les chiffres, qu'on est passionné par la Banque et la gestion financière. On passe, alors, à la fois pour un crétin, un inculte et un délinquant.
Evidemment, je me pose des questions. Ma situation est-elle juste, méritée ? C'est sûr que je n'ai aucun génie mais est-ce que je suis pour autant une nulle privilégiée par le système ? Je pense souvent à ma sœur qui se voulait artiste et galérait lamentablement.
J'ai évidemment honte de ma relative aisance financière. De même que j'ai honte de mon positionnement dans mes différents jobs. A chaque fois, je n'ai jamais candidaté, j'ai toujours été recrutée directement par le Directeur Général qui m'a imposée. Ca introduit tout de suite, évidemment, une terrible suspicion à votre encontre. On se méfie de vous et on n'ose pas vous parler. D'amis, copains/copines de boulot, on ne s'en fait pas, sauf de manière très superficielle. Quant aux ragots, je n'ose les imaginer. Mais est-ce que je regrette vraiment cette situation ? Disons que je m'en accommode.
Pour moi, l'Imaginaire est, en effet, toujours plus fort que le Réel.
Je recommande:
- Philippe JAENADA: "La désinvolture est une bien belle chose". Philippe Jaenada est "expert" en matière de portraits féminins. "La petite femelle" (2015) m'avait beaucoup impressionnée. J'ai été, je suis, Pauline Dubuisson. Il s'agit, cette fois, de Kaki, une jeune fille qui s'est défenestrée, en 1953, à l'âge de 20 ans. Comment comprendre ça, alors qu'elle était belle et amoureuse? Elle appartenait, en fait, à cette jeunesse perdue de l'après-guerre, cette terrible période dont le souvenir a été complétement effacé. Un vrai bouquin à la Modiano. Dommage, toutefois, que le livre de près de 500 pages n'ait pas été "élagué" de ses longues descriptions des recherches documentaires.
- Sigmund Freud: "Le roman familial des névrosés". Un court texte que l'on trouve facilement en poche Payot. Comme toujours chez Freud, c'est clair mais complexe.
J'insiste enfin, à nouveau, sur le bouquin de Rebecca Lighieri: "Le club des enfants perdus
2 commentaires:
Bonjour Carmilla
Aucun chemin n’est plus favorable que la honte pour nourrir sa révolte. C’est un exercice d’endurcissement, pas très plaisant, mais essentiel, celui qui vous élève et vous incite à ne pas plier les genoux. C’est la porte grande ouverte entre la liberté, ou la soumission. Tu te soumets ou bien, tu soigne ta liberté irréversiblement. Tu t’englues dans ta honte, ou bien, tu t’offre un autre possibilité d’évoluer . Nous les catholiques québécois, nous avons été élevés dans la honte, la honte du péché, de la faute, et surtout de la remise en question de nos compétences, car selon les dires, les insultes et les injures de nos professeurs, nous n’étions qu’un bande de minables. Le travail de rabaissement commençait dans la famille, se poursuivait à l’école, le tout surveillé par les autorités religieuses qui en rajoutaient sur le tas. Situation désagréable qui plombait l’enfance, qui devait être une période de joie et d’amour! Quelle joie? Quel amour? Nous transpirions souvent et on ne souffrait pas de constipation. Nous n’avions aucune envie de séduire qui que se soit, parce que nous attendions notre heure. La honte appelle la haine et la haine commande la vengeance. À bien y penser aujourd’hui, nous étions loin d’être rigolos. C’est ainsi, que plusieurs, ont développé leur confiance en soi. Ce qui allait influencer tout le restant de leur vie. À vingt ans, nous étions intenables. Nous étions déjà dangereux, mais cela aurait pu être pire. Nous avions découvert que nous étions capables de souffrir, et que bien des fois nous en redemandions. Tu peux battre un enfant de douze ans, c’est plus difficile, voir dangereux, de s’en prendre à un type de vint ans. Ce qui nous a fait passer de l’enfance à l’âge adulte très rapidement. Nous étions les bouseux de la campagne, ce qui ne nous empêchaient pas d’occuper de l’espace en ville. On nous appelait les maudits sauvages, et quoi faire avec ces quelques individus qui planaient au-dessus de tout? Alors de maudits sauvages, nous sommes passés dans le clan des exclus pour s’en faire une gloire. Par chance que nous n’étions pas nombreux, autrement nous aurions semer l’anarchie.
Nous étions en quelque sortes comme Thomas Edouard Lawrence ou Gertrude Bell, nous avions cette capacité très bien dit par Lawrence.
« Tous les hommes rêvent, mais inégalement. Ceux qui rêvent la nuit dans les recoins poussiéreux de leur esprit s’éveillent un jour pour découvrir que ce n’était que vanité; mais les rêveurs diurnes sont des hommes dangereux, car ils peuvent jouer leur rêve les yeux ouverts, pour le rendre possible. »
T.E. Lawrence
Nous étions des rêveurs diurnes et plusieurs ont fini par réaliser leur rêve. Peu importe le sexe, je me suis reconnu autant dans les rêves de Lawrence que dans ceux de Bell. Mesopotamia d’Olivier Guez est un bon livre, c’est plus qu’un roman, c’est un récit. Il appert, que ça c’est mal terminé pour ses deux personnages historiques, qui avaient parcouru le monde et avaient souffert. Lawrence par un accident de moto et Bell par une surdose de somnifères qui ressemblait à un suicide.
Merci Carmilla pour votre texte sur la honte et cette lecture de Mesopotamia. Je pense que Guez a une bonne gueule de baroudeur et ça me plaît. Je pense que je vais lire tout ce qu’il a publié.
Bonne fin de journée Carmilla
Richard St-Laurent
Merci Richard,
Effectivement ! Qui que l'on soit et quel que soit son sexe, on vit, dès son plus jeune âge, dans la honte et la culpabilité. Sur ce malaise existentiel, Freud ou Kafka ont à peu près tout dit.
Paradoxalement, cette angoisse constitutive, ce manque d'assurance, se révèle aussi un moteur de nos vies. C'est pour les calmer, les apaiser que nous agissons, élaborons des projets.
L'éducation actuelle ainsi que les thérapies du "feel good" (du "bien se sentir dans sa tête") vont à rebours de cette vision: on serait tous des gens formidables, généreux et pleins de qualités. Ca produit d'affreux narcissiques pleins de suffisance.
Je crois que dans le combat de la vie, il faut, plutôt que sur ses supposées qualités, savoir s'appuyer sur ses failles, ses manques et ses qualités. En bref, sur tout ce qui signe notre humanité.
Bien à vous,
Carmilla
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