On cède tous à la tentation d'expliquer les psychologies individuelles à partir du vécu familial. On en revient toujours à Papa et Maman, les frères et les sœurs, bref à la grande Saga œdipienne.
Et pourtant, on sait bien que c'est beaucoup plus compliqué que ça, que c'est toujours à la fois complétement vrai et complétement faux.
On sait bien d'abord qu'il n'y a jamais de familles saines. Que les parents bienveillants, sympas voire "fusionnels", sont aussi redoutables que les parents autoritaires. Pour un gosse, ne pas se voir signifier d'interdit, c'est ne plus savoir quel est son désir. Si tout est permis, il n'y a plus rien à quoi s'ancrer, s'accrocher. Dostoïevsky l'a bien théorisé: l'infinie liberté, ça devient vite l'angoisse infinie, ça condamne à l'errance et l'insatisfaction perpétuelles.
J'ai eu des parents éclairés et libéraux. Jamais violents, bien sûr, et très tolérants. L'idéal en quelque sorte. Mais ma sœur et moi, on a vraiment été de sales gosses, absolument infectes, toujours à rouspéter, contester, et à faire les 400 coups en matière amoureuse. Mais il est vrai que deux filles à peu près du même âge ont vite fait de rentrer dans une compétition sexuelle effrénée. La quelle est la plus belle, la plus aimée des hommes ? A moi, ceux qui ont du pouvoir, à elle, les marginaux. Ca fait vraiment des étincelles, c'est une lutte féroce laissant des traces indélébiles.
La famille, ça n'est jamais un ensemble harmonieux. Des emboîtements approximatifs, des équilibres hasardeux, ça fonctionne donc avec beaucoup de coincements et grippages mais aussi avec de brusques cassures et rejets. Ca a au moins une vertu: ça n'est jamais inerte, c'est toujours en mouvement, avec crises, colères et réconciliations. C'est aussi ce qui nous fait bouger, évoluer, nous rend "adultes".
Mais on ne se dépêtre jamais complétement de sa famille. Parmi les enfants, on dit souvent que, dans un groupe de trois, il y en a généralement un qui incarne l'héritage familial, l'ordre et l'argent. Un second qui se construit en miroir du premier, devient un intello de gauche, contre tous les pouvoirs. Et le troisième qui est un artiste, un rêveur éthéré et sensible.
Et c'est vrai que ma sœur et moi, même si on était globalement deux toquées, on a un peu emprunté à ces trois catégories mais en ne se superposant complétement à aucune. Moi évidemment, le pouvoir et l'argent (mais pas que ça non plus, j'espère) et elle, l'Art et la sensualité. Forcément, on se détestait et s'admirait à la fois. Mais en réalité, on illustrait bien toutes les deux notre époque: celle d'une génération soumise à des injonctions contradictoires, écartelée entre l'épanouissement et le cynisme. Mais cette duplicité, c'est peut-être mieux finalement: les gens les moins intéressants, ce sont les personnalités monoblocs, ceux qui "savent ce qu'ils veulent", comme on dit.
Quoi qu'il en soit, pour ce qui me concerne, j'appartiens, depuis plusieurs années, à la catégorie des "sans famille". Et les "sans famille", je pense qu'ils n'ont pas du tout la même psychologie que les autres. Pas seulement parce que les anniversaires et les Noëls ne signifient plus rien pour eux. Pas seulement aussi parce qu'on se sent toujours coupables de la mort précoce de ses proches et qu'on se met à ruminer ça sans cesse. Mais surtout parce que les "sans famille", même s'ils sont encore jeunes, sentent bien qu'on vient de les traîner, tout à coup, en plein milieu du "champ de tir". Ca vous rend, inévitablement, très dur.
Pour échapper à ces idées noires, j'aime bien me pencher sur les biographies de grands écrivains et penseurs. Les critiques professionnels disent pourtant que la vie n'explique pas l'œuvre. Il faut lire, à ce sujet, l'essai de Proust : "Contre Sainte-Beuve".
Sans doute, mais on écrit aussi pour lutter contre la Mort, la sienne propre et celle de ses proches qui ne cessent de nous hanter. Et l'œuvre de Marcel Proust développe justement une conception du temps où le passé et le présent se rejoignent et existent même simultanément. Proust révèle ainsi la part d'immortalité en tout homme.
Et parmi les personnages qui me fascinent, il y a aussi Nietzsche que j'évoquais il y a quinze jours. Celui qui proclamait l'avènement du surhomme et le renversement des valeurs était un personnage solitaire et timide. D'une politesse surannée et d'un langage châtié. Torturé par les femmes mais ne sachant trop comment les approcher.
Quelqu'un de timoré donc. Mais Nietzsche (comme Proust) a pourtant bénéficié d'un environnement familial (père, mère, sœur) très, voire excessivement, aimant. Il a toujours été choyé et adoré.
Toute sa vie, il a en fait lutté contre la perspective de la Mort. Sa conception de l'Eternel Retour est ainsi une réponse à l'angoisse qui le taraudait. Ca a débuté, alors qu'il n'avait que 5 ans, avec la mort précoce de son père (à 36 ans et probablement d'une tumeur au cerveau) suivie, quelques mois plus tard, de celle de son petit frère (à 2 ans).
A partir du décès de son père, Nietzsche a vécu (à Naumburg) dans un milieu exclusivement féminin, "un grand cheptel de femmes" selon son expression, composé de bigotes luthériennes, à moitié folles et incultes modérées. Mais toutes vénéraient le jeune Fritz, leur petit prodige.
Deux figures majeures: sa mère Franziska, aussi belle que sotte a-t-on dit, mais qui lui a toujours exprimé un soutien indéfectible.
Et surtout sa sœur Elisabeth, le "Lama", elle très intelligente mais dure, inflexible, presque virile dans son comportement. On a pu qualifier de presque incestueuse la relation de Nietzsche à sa cadette (de seulement deux années). Il ne faut pas le nier: ça a été largement occulté jusqu'alors mais le frère et la sœur se sont adorés, aimés à mort. Elle a été sa confidente principale et ils ont même vécu longtemps ensemble comme un véritable couple (à Leipzig puis à Bâle où Nietzsche était jeune professeur d'université). Leur proximité était si forte qu'elle les a, évidemment, empêchés, l'un et l'autre, de se marier (Elisabeth ne le fera que très tardivement, à 39 ans) et d'avoir des enfants.
Et dans ce ménage étrange, le mec, c'était elle. Celle qui était le manager et faisait tourner la boutique. C'est elle qui s'occupait de toutes les questions matérielles et prenait intégralement en charge son frère. Cela parce qu'elle était subjuguée par son intelligence et sa créativité et qu'elle l'adorait de manière absolue. Sans doute comprenait-elle très mal sa pensée mais elle était pleine de bonne volonté. C'était donc elle qui assurait la promotion de son œuvre et de son génie, qui l'exhibait, le faisait sortir, contrôlait ses relations (notamment avec Lou-Andreas Salomé). Elle a aussi fortement œuvré au rapprochement avec les Wagner (en devenant amie de Cosima). Ce fut, au total, une passion monstre, un vrai drame shakespearien.
Mais, comme il est normal dans la passion, ça a aussi été l'amour-haine entre les deux. Ou plutôt l'amour et la trahison. Surtout quand Elisabeth épousera le sinistre Bernhardt Förster, colon amateur au Paraguay et antisémite professionnel (il se suicidera, en 1889, quelques mois après que Nietzsche ait sombré dans la folie).
Et puis une deuxième fois quand la sœur de Nietzsche, devenue, presque simultanément, veuve et orpheline de son frère, mais toujours dingue de ce dernier, commencera à bidouiller, recomposer, ses archives pour les mettre en accord avec ses propres idées. Une horrible cuisine, une falsification complète (notamment pour le livre "La volonté de Puissance") qu'elle parachèvera en devenant une admiratrice de Hitler (qui lui rendra une célèbre visite).
Quant à Nietzsche, ses velléités de s'affranchir de sa sœur ont, d'emblée, été contrariées par ses problèmes de santé: il avait d'abord besoin d'une infirmière parce qu'il souffrait, dès son plus jeune âge, de migraines ophtalmiques liées à une forte myopie. Il était alors incapable de lire, parfois pendant plusieurs jours. Puis, quand il est devenu adulte, se sont ajoutés des maux de tête lancinants. Quel terrible paradoxe pour lui qui ne cessait de prôner la grande santé !
On peut dire aujourd'hui qu'il souffrait probablement d'une syphilis. Mais ce qui est intéressant et troublant, c'est que les souffrances de Nietzche s'apparentaient étroitement à celles de son père (des douleurs au cerveau puis une cécité finale). Et il ne cessait sans doute d'y penser avec angoisse.
Ca explique probablement qu'il ait décidé d'abandonner, à seulement 35 ans, son poste de professeur à Bâle. Pour échapper à la maladie, ne pas reproduire le Destin de son père et quitter sa sœur par la même occasion.
Il a, à partir de là, mené une vie folle. Errant seul, de ville en ville, dans des hôtels minables: Gênes, Nice, Turin, Sils-Maria. Ne mangeant presque rien et consacrant 3 à 8 heures par jour à la marche. Ecrivant sans cesse la nuit. Un mode de vie épuisant qui ne l'a évidemment pas sauvé. Comme cela a été maintes fois raconté, ça s'est terminé le 3 janvier 1889 (il n'avait que 44 ans) sur une place de Turin où il s'est mis, tout à coup, à embrasser un âne (ou un cheval).
Je trouve ça fascinant et admirable. La vie de Nietzsche illustre toutes les ambiguïtés des relations familiales, tous les sentiments troubles qui les fécondent et les empoisonnent. C'est évident: pour vivre dans la sérénité, il ne suffit pas d'être inconditionnellement aimé de ses proches comme cela a été le cas pour Nietzsche.
Images de Boleslaw BIEGAS, Daniel GREENE, Paula REGO, Paul FENNIAK, Sophie CALLE, Jean-Claude DRESSE, Kacper KALINOWXKI, Kamil VOJNAR, Leon SPILLIAERT.
Parmi les photos, la 1ère est de sa mère, Franziska; les deux autres sont de sa sœur.
A lire :
- Guy BOLEY: "A ma sœur et unique". Un bouquin injustement passé quasi inaperçu. Sans doute parce qu'il n'est pas d'un professionnel, ni de la Philosophie, ni de l'Histoire. J'étais moi-même sceptique parce que je n'aime pas ces fausses biographies dans les quelles tout est romancé à outrance. Ce n'est pas le cas ici et la relation d'amour-trahison entre Nietzsche et sa sœur est décrite avec une grande justesse psychologique. C'est aussi très bien documenté. Je vous conseille donc ce livre passionnant même si vous connaissez très mal la pensée de Nietzsche et même si la philosophie n'est pas votre tasse de thé. Un seul défaut: son écriture est belle mais souvent trop emphatique.
* Sur Nietzsche, je recommande, par ailleurs:
- le livre de référence de Rüdiger Safranski: "Nietzsche - Biographie d'une pensée",
- Franziska NIETZSCHE : "Les billets de la folie". On vient d'éditer la correspondance de la mère de Nietzsche relatant les dernières années de la vie de son fils après qu'il ait sombré dans la folie. Ca n'apprend pas grand chose mais ça montre du moins que la mère de Nietzsche était moins sotte qu'on a pu le dire. Et puis l'amour absolu qu'elle portait à son fils, même si elle ne comprenait absolument rien à son œuvre, est vraiment impressionnant.
- le livre-roman (paru en 2019) : "Nietzsche au Paraguay" de Christophe et Nathalie PRINCE. Vraiment formidable et passionnant. Un roman sur Nueva Germania, cette colonie raciste allemande créée au Paraguay à la fin des années 1880. C'est l'époux d'Elizabeth, un fou mégalomane, qui conduisait cette aventure. Le roman repose largement sur les échanges de lettres entre Nietzsche et sa sœur.
* Et enfin:
- Noham SELCER: "Les chaînes de Markov". Qu'est-ce qui dicte les aléas de la vie amoureuse ? Est-il possible de les anticiper ? Les chaînes de Markov, c'est un processus mathématique permettant de prévoir, à partir du présent, les changements à venir. On est toujours tiraillés entre des aspirations généreuses et la nécessité de survivre économiquement.
6 commentaires:
Bonjour Carmilla, merci pour ce comme d'habitude très intéressant sujet où l'on apprend plein de choses et davantage sur votre personnalité. Intéressant également de culpabiliser à propos de la mort de ses parents...
Étant moi-même sans famille, je me reconnais pas mal dans votre récit.
Pour finir, etonnant que la sportive exigeante que vous êtes n'ayez "pondu" un billet consacré aux JO. Sourire.
Bien à vous, sportivement Julie :)
Merci Julie,
Merci d'abord pour votre appréciation positive sur mon blog. Mais il faut relativiser les choses.
Aussi longtemps que l'on a des parents, des frères, des sœurs, je crois qu'on a tendance à se considérer immortels. Quand cette "barrière" protectrice disparaît précocement, on devient psychologiquement très différents: sans doute plus "durs", plus exigeants. On hiérarchise davantage les choses, on distingue le futile et l'important, on n'a pas de temps à perdre.
Je crois aussi que l'on se fait toujours des reproches concernant la mort des membres de sa famille. On ne les a, bien sûr, pas assassinés directement mais on regrette de les avoir déçus, d'avoir été odieux(se), ingrat(e). On regrette toutes les disputes qu'on a eues avec eux. Et puis, il faut bien dire qu'ils viennent hanter nos rêves et cauchemars.
Quant aux J.O., il n'est pas impossible que j'écrive à leur sujet. Mais il est vrai que je ne regarde quasiment pas de sport à la télévision. D'abord parce que je ne comprends à peu près rien à la plupart des disciplines retransmises. Hormis la course à pied, la natation, le tennis et le vélo, je n'ai absolument aucune expérience et donc aucune idée de la difficulté des autres sports. Je m'y sens donc complétement étrangère.
Et puis, je n'aime pas le délire nationaliste du sport. Déjà, on ne parle que des sportifs français et des médailles françaises. Comme si les autres pays n'existaient pas. Si vous voulez vous informer sur eux, il faut faire des recherches compliquées.
Bien à vous,
Carmilla
Merci Carmilla, votre longue réponse m'honore.
Merci Julie,
Mais il m'apparaît aussi important de répondre avec soin à mes lecteurs (je suppose qu'l y a une attente en ce sens de leur part) que de rédiger mes petits posts.
Bien à vous,
Carmilla
Oui, Carmilla, vos réponses sont vivement attendues.
Merci,
Bien à vous,
Carmilla
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