Il a donc été décrété que depuis l'Euro de football, le Tour de France et maintenant les jeux Olympiques, la France vivait une grande période de fêtes, un moment d'apaisement de toutes les tensions pas seulement sociales et politiques mais aussi individuelles. Rien de tel pour se réconcilier que "communier" ensemble devant un grand spectacle sportif.
Les Jeux, ça semble d'abord une manière de faire revivre cette grande tradition grecque puis romaine appelée pompeusement "l'évergétisme". Ca consistait en une obligation morale, pour tous les notables, de pratiquer une générosité obligatoire s'exprimant par le financement de grands banquets, spectacles gratuits (notamment de gladiateurs), édifices publics.
"Du pain et des jeux", ou les fêtes comme moteurs symboliques d'une société. La Rome antique, c'était une économie de la dépense et de la prodigalité bien éloignée de l'esprit du capitalisme. Ca définissait largement l'économie politique romaine, la façon dont le spectacle du cirque façonnait les mentalités, les relations du pouvoir avec la plèbe, l'ascendant spirituel des Empereurs.
Cette époque lointaine est-elle vraiment différente de la nôtre ? On répugne certes aujourd'hui à la dépense, à la gratuité, au don sans contrepartie. Mais on sent bien aussi qu'on ne peut pas enfermer une société dans une vision purement utilitaire et mercantile de son destin. Alors, on cherche des soupapes de sécurité pas trop coûteuses à mettre en œuvre (parce qu'il faut bien le dire, même les Jeux Olympiques, ça ne coûte pas grand chose à un pays).
On se distingue quand même des Romains en ce sens que nos fêtes sont bien plus policées. On n'y autorise pas le déchaînement des instincts, l' expression, en toute impunité, de la cruauté. Nos "gladiateurs" ne jouent pas leur peau. Les combats sont bien plus feutrés, leur violence est d'abord symbolique.
On se différencie aussi du Moyen-Age. Le Moyen-Age reposait sur une véritable esthétique de la vie. Il était rythmé, lui aussi, par de nombreuses fêtes pleines d'éclat. De grandes processions religieuses, pleines de couleurs et de passion. Et puis une fantaisie débridée avec les carnavals.
Les carnavals, c'est en voie de disparition au sein du monde moderne. En France, ça ne subsiste plus guère qu'à Dunkerque et aux Antilles et on s'étonne que les Allemands continuent de le célébrer. Personnellement, le carnaval, je trouve ça formidable. Ca offre à chacun la possibilité d'être un autre, de changer complétement d'identité, pendant quelques heures ou quelques jours. Tout devient possible: changer de sexe, devenir un animal, un bandit, une star des médias, un criminel, un grand seigneur. Le carnaval, c'est "la fête du monde à l'envers", le retournement de toutes les valeurs. C'est aussi "la nef des fous" de Jérôme Bosch, ces fous, dérivant sur un fleuve, qui énoncent une autre vérité du monde, peut-être plus libre et sensible.
Une morale laïque à deux balles qui nous incite à faire preuve de persévérance et d'abnégation; à endurer la souffrance et à combattre jusqu'au bout pour vaincre son adversaire; à se mettre entièrement au service et à la disponibilité de son équipe pour la gloire de son pays. Et la communauté toute entière, à commencer par les écoles, est priée de se mettre au diapason de toutes ces belles "valeurs" qui seraient promues par le sport.
C'est "le sens de la fête" aujourd'hui: le sport comme épreuve mortifère et rédemptrice, un sous-christianisme rance. En réalité, les Jeux n'ont rien de ludique ou de festif et ils ne sont guère amusants. Ca n'est pas non plus une grande messe de l'amitié entre les peuples.
C'est même une affaire bigrement sérieuse. Chaque jour, on tient soigneusement le décompte des médailles par pays et on y trouve une objectivation des hiérarchies du monde: l'Occident toujours en tête mais menacé par l'Asie; quant à l'Afrique et les pays musulmans, ils demeurent à la traîne. C'est la grande mise en concurrence des nations, sur une base triviale et concrète, dans une arène darwiniste de l'Histoire: il y a des forts et des faibles. Au final, chaque pays ne parle que de ses médailles et de ses héros.
On est priés de célébrer les meilleurs et ça ne pose curieusement aucun problème dès lors qu'il s'agit de sportifs. Comme si on continuait de révérer davantage la force brute plutôt que l'intelligence. Les champions deviennent des modèles moraux et physiques et on est tous invités à suivre leur exemple. Le sport permet de reconnaître les individus capables de performance, ceux qui s'intègreront dans le monde du travail et y œuvreront avec efficacité.
Où sont le plaisir et la joie dans tout cela ? Dans les médias, on nous soûle avec la "magie des Jeux" et le "rêve olympique". Je vois plutôt des foules qui obéissent à des injonctions, des mots d'ordre. Et puis, c'est le grand délire nationaliste: on ne parle que de la France et de ses victoires. Les autres pays, ils n'existent tout simplement pas. Et pourtant, on ne cesse de parler de "grande fraternité des peuples". La vérité, c'est qu'on souhaite simplement que la France "écrase" tous les autres pays en raflant toutes les médailles. C'est une autre forme, même pas polie, de la guerre.
Quant à la Beauté, je vois surtout un triomphe de la laideur et du kitsch. Ou plutôt, disons que la Beauté, elle est tout à fait secondaire. Ce qui compte, c'est l'étalage de la force, de sa capacité à établir un rapport de puissance sur les autres.
Cela pour dire que je ne "communie" guère avec la grande ferveur parisienne. Je ne me rends, bien sûr, sur aucun site olympique et je ne regarde quasiment rien à la télé (je ne comprends d'ailleurs pas grand-chose à la plupart des disciplines). Et ce n'est pas seulement parce que je n'ai pas le temps.
Je retire quand même un certain plaisir de la période présente. En effet, contre toute attente et en dehors des sites olympiques, le centre-ville parisien est étrangement vide, étrangement calme. Je peux donc m'y promener tranquillement en utilisant même, en toute sécurité, un vélo.
Et puis, je le reconnais: l'ambiance, l'atmosphère, ne sont plus les mêmes. Le spectacle de la rue semble baigné d'une étrange allégresse. Tout à coup, les passants échangent et se parlent. Finis les grognons et les mal-embouchés, tout le monde devient gentil et souriant. Même les policiers, même les serveurs, même les commerçants, deviennent rigolards et bavards.
Mais rien à faire, la Kermesse des jeux, elle n'arrive pas à m'accrocher, elle m'ennuie et m'irrite. Je ne parviens pas à me sentir concernée par les médailles françaises et l'enthousiasme qui va avec. C'est peut-être la preuve que je ne suis pas complétement intégrée, que je demeure une indécrottable nationaliste ukrainienne. Et c'est vrai que, de ce côté, les Jeux, c'est vraiment le cadet de nos soucis. La joie obligatoire affichée apparaît presque obscène.
Pourtant, je pense être nettement plus sportive que la moyenne. Mais je suis une sportive qui ne s'intéresse pas à la médiatisation du sport et au délire collectif qui l'accompagne.
Et d'ailleurs, est-ce que le sport ça a quelque chose à voir avec la collectivité ? De ma propre expérience, celle de la course à pied, je n'ai retiré aucune vertu sociale, ça n'a été qu'une expression de ma dinguerie propre. Une démarche purement individuelle aux troubles motivations.
La valeur morale du sport, je n'y crois pas non plus, ça ne fait pas de vous une "belle personne", ça n'a rien d'exemplaire.
Ma motivation personnelle, elle était, elle est, principalement narcissique : être mince et légère, presque aérienne, c'est-à-dire ne pas être soumise à mon corps. Et puis, il y a une espèce de volonté de puissance. Il s'agit de ne pas être comme tout le monde, de se différencier des autres; les autres, c'est à dire tous ceux qui ne bougent pas, qui se laissent aller; les autres pour les quels on en vient à éprouver un certain mépris.
Plus profondément, le sport, c'est aussi une manière de combattre l'angoisse de la mort en se délivrant de la pesanteur de son corps, en devenant presque un pur esprit dont la volonté seule commande le cours de nos vies. Le grand fantasme du sportif, c'est d'être un élu, de toucher à l'immortalité par l'effacement d'un corps que l'on maîtrise entièrement.
C'est peut-être cela, la véritable jouissance, non dite, du sportif: avoir le sentiment fugace d'échapper à la Mort. Ca n'est qu'une expérience singulière, sans aucune vertu sociale. Les sportifs sont des humains comme les autres. On est tous dévorés par l'angoisse et on ne cesse de chercher des anesthésiants.
Ce post est d'abord illustré par de nombreuses images de la Cérémonie d'ouverture des J.O.. C'est quasiment la seule chose que j'ai regardée mais je l'ai beaucoup appréciée: surprenante, déroutante, onirique, délirante. Et aussi, un vrai théâtre "populaire". Ce qui est intéressant, ce sont les multiples réactions scandalisées, outrées, dans le monde entier. Mais on oublie qu'une œuvre d'Art n'est réussie que si, justement, elle n'est pas porteuse d'un message univoque. L'œuvre d'Art ne veut rien dire, ne signifie rien par elle-même, elle n'est là que pour susciter interrogations, questionnements.
En contrepoint, des images de Leni Riefenstahl, grande réalisatrice et photographe mais aussi propagandiste, par l'image, de Hitler. Avec les Jeux de Berlin en 1936 et son film "les Dieux du Stade", elle a établi la scénographie et l'esthétique de tous les Jeux qui ont suivi (ce que l'on se garde bien de reconnaître).
Et enfin des photographies de l'Américaine, Angela STRASSHEIN. Peintures de Joan Miro, Roy de Maistre, Wilfredo LAM.
Et une photographie de l'Ukrainienne Jaroslava Makhoutchikh (22 ans, 1,80 m, 53 kilos), championne olympique et recordwoman du monde (2,10m) de saut en hauteur.
Je recommande :
- Jérôme PRIEUR; "Les Jeux de 36". Une réédition en poche avec une préface de Johann Chapoutot (auteur du remarqué "Libres d'obéir"). Un livre glaçant : les Jeux de Berlin, c'est la matrice des Jeux contemporains. On en poursuit le modèle. Ca peut faire hurler: il faut cesser de voir des Nazis partout ! Mais lisez ce bouquin vraiment très percutant...
Quant à la Fête autrefois, je rappelle les livres essentiels de Paul Veyne ("Le Pain et le Cirque") et de J. Huizinga ("L'automne du Moyen-Age").
Je mentionne enfin un film "Karnaval" réalisé par Thomas Vincent (en 1999) avec Sandrine Testud. Il évoque le carnaval de Dunkerque et je crois me souvenir qu'il est intéressant.
Enfin, j'ai décidé de m'accorder un petit break. Je pars pour Jurmala. A vous de deviner, découvrir, où c'est. Pas de post donc pendant un ou deux samedis. Mais on peut continuer de m'écrire.
2 commentaires:
Jurmala, c'est évidemment en Lettonie, je n'ai pas eu besoin de Google pour le savoir, même si je n'y suis pas allé. Je me souviens du très bon livre "Courlande", de Jean-Paul Kauffmann.
Alors que, enfant ou adolescent, j'ai suivi les Jeux Olympiques à la télévision, aujourd'hui, comme toute l'actualité sportive, je ne m'y intéresse absolument plus. Même les extraits de la cérémonie d'ouverture, que j'ai vu de loin en loin sur Youtube, m'ont ennuyé et semblé terriblement kitsch, avec une volonté de transgression, voire de provocation assez puérile.
Merci Nuages,
Jurmala... je ne suis pas sûre que ce qui est une évidence pour vous le soit pour tous les Européens de l'Ouest. Sait-on même bien situer la Lettonie ?
Pour des raisons pratiques, je me suis en fait fixée à Riga plutôt qu'à Jurmala. Ce qui est impressionnant, c'est que, dans ces deux villes, la langue russe est archi dominante.
Mais ni Jurmala, ni Riga ne sont en Courlande. La Courlande, c'est une autre histoire, celle d'un Grand Duché qui fut même une petite puissance coloniale.
Quant à la cérémonie d'ouverture des J.O., elle a du moins eu le mérite de susciter une foule de débats et de réactions outrées ou enthousiastes. La qualité d'une œuvre d'Art se mesure bien à sa puissance de provocation. Si tout le monde trouve ça bien, c'est que ça ne vaut sans doute pas grand chose.
Bien à vous,
Carmilla
Enregistrer un commentaire