samedi 8 novembre 2025

De la Guerre











La guerre, les guerres, on en entend parler presque tous les jours dans les médias. 

Mais ça demeure lointain et abstrait. On essaie d'imaginer ce que ça peut être mais on se trompe probablement lourdement. Sauf à être sur le terrain, l'horreur et la peur véritables, on ne les éprouve jamais véritablement.

Et puis, il n'y a pas la Guerre mais des guerres. Hormis l'angoisse, le vécu d'un Ukrainien n'est probablement pas le même que celui d'un habitant de Gaza. Le déroulement des batailles n'est pas le même.

Généralement, la guerre, on perçoit ça sur le mode d'une confrontation directe entre adversaires. Avec une forte charge symbolique de rivalité et de prestige et même un code de l'honneur. Et au moment final, on affronte physiquement son adversaire, on échange un ultime regard avec lui.

Mais en fait, c'était la guerre des temps anciens; celle d'une rencontre avec un ennemi en chair et en os qui concernait majoritairement les seuls soldats et épargnait, généralement, la population civile.

Mais qu'en est-il aujourd'hui ? On ne se bat plus "face à face". "L'Art de la guerre", ça n'est plus qu'une tuerie mécanisée, informatisée, une compétition de capacités techniques.

C'est la 1ère Guerre Mondiale, probablement la plus épouvantable, qui a introduit cette "innovation". L'ennemi devient invisible, chacun s'enfouit dans ses tranchées et déverse sur l'ennemi une pluie de projectiles. Un déplacement des fronts, de quelques mètres seulement, devient très lent et surtout coûte des milliers de vies humaines. Sortir de sa tranchée, s'exposer, c'est avoir 9 chances sur 10 d'y passer. On vit donc terrés la plupart du temps dans la boue, la saleté, la promiscuité. Pendant des mois, on ne pense plus à rien d'autre qu'à la prochaine cigarette ou à un verre de vodka.

Et surtout, on n'a aucun repos, aucune période d'accalmie. On échange avec l'ennemi un feu roulant continuel. Cela pour briser sa résistance psychologique, pour lui faire perdre la Raison.

Rendre l'autre fou, cet objectif a généralement été atteint parce que ce sont des spectres ou des fantômes qui sont ensuite revenus du front de la 1ère Guerre Mondiale.

Ils étaient certes des survivants mais des survivants complétement insensibles. Des morts-vivants, en réalité. Il faut, à ce sujet, lire Erich Maria Remarque, "A l'Ouest, rien de nouveau". A sa sortie, en 1929, ce petit bouquin a rencontré un succès extraordinaire.

Dans la monstruosité des guerres modernes, il n'y a plus de héros, souligne E-M. Remarque. Rien que des spectres qui "sous l'effet d'un truc, d'un dangereux enchantement, peuvent encore marcher et tuer".

Et leur expérience est incommunicable. Ceux qui retrouvent brièvement leur famille, leurs amis, à l'occasion d'une permission, se sentent incapables de transmettre et de raconter. Comme si un mur infranchissable avait été érigé entre les deux mondes. 

L'incommunicable est tellement pesant qu'une espèce de "rage" envers les planqués envahit les soldats. La distance est devenue telle qu'ils sont finalement heureux de pouvoir revenir sur le front, de retrouver leurs camarades, les seuls avec les quels ils se sentent liés. Une étrange fraternité dans la quelle l'élément individuel ne joue aucun rôle. 

Une fraternité de l'indifférence envers la Mort et son propre destin. Et une fois qu'on l'a éprouvée, on demeure prêts à tuer. C'est ce qui explique que beaucoup de soldats allemands sont revenus du front de la 1ère Guerre Mondiale avec une énorme frustration: ils ont eu le sentiment d'être trahis, ils étaient prêts à continuer.

Et je ne peux évidemment m'empêcher de faire un parallèle avec la guerre de la Russie contre l'Ukraine. On compare souvent celle-ci avec la 1ère Guerre Mondiale. Je crois que c'est, hélas, très juste. C'est, en effet, une guerre statique, de positions. 

C'est aussi une guerre presque abstraite. On se planque quelque part, dans un trou, une cave. De là, on conduit une guerre de drones. Comme dans un jeu vidéo, on pourchasse des cibles et on se réjouit quand on les a pulvérisées. Sauf que c'est réel et que soi-même, on risque d'être repéré, ciblé et pulvérisé.

On rencontre finalement peu son ennemi, on ne le regarde jamais dans les yeux. On le foudroie ou il nous foudroie presque instantanément. Un cataclysme brutal sans dimension symbolique.

Il n'y a plus d'héroïsme individuel. Ce n'est que le long martyre d'une vigilance continuelle subi par une troupe uniforme de traumatisés.

Et on en vient à appréhender l'après-guerre. Comment vivre, revivre ? Ca apparaît terrifiant dans un pays peuplé de zombies et morts-vivants. 

Une réparation au moins morale et symbolique est indispensable. Punir la Russie, c'est indispensable. Sinon, le pays s'effondrera dans l'anarchie. 

A cet égard, le cauchemar, c'est Trump, son cynisme et son ami Poutine. Son souhait de pouvoir passer l'éponge et de refaire, le plus vite possible, du business avec la Russie, apparaît plus qu'insultant, carrément monstrueux.




















Images de Arno Henschel, Félix Valloton, Vassily Verechtchaguin, Salvador Dali, Otto Griebel, George Bellows, George Grosz, Ewald Schönberg, Clagget Wilson, Oskar Schlemmer, Oskar Kokoschka. 


Je recommande : 

- Erich-Maria Remarque: "A l'Ouest, rien de nouveau". Un livre bref mais un grand livre qu'on a un peu oublié. Qui synthétise bien ce qu'est le traumatisme irréparable d'une "guerre moderne" de positions.

- Harald Jähner: "L'ivresse des sommets - L'Allemagne et les Allemands  (1918-1939)". Après "Le temps des Loups", un autre grand bouquin sur l'après-guerre". Un livre qui décrit surtout formidablement bien le complet bouleversement mental et social de la société allemande après la 1ère guerre mondiale. La République de Weimar, ça a d'abord été une période de créativité extraordinaire.

- Anastasia Fomitchova: "Engagée volontaire dans la résistance ukrainienne". Je n'ai pas encore eu le temps de lire ce bouquin qui vient de sortir mais je fais confiance à Richard qui me l'a recommandé la semaine dernière. Anastasia est une jeune et brillante universitaire franco-ukrainienne.

- Daniel Kehlmann: "Le roman de Tyll Ulespiègle".  La Guerre de 30 ans (1618-1648), ça n'évoque pas grand chose en France. Mais cette guerre de religions qui a ravagé l'Europe Centrale et conduit à un massacre de ses populations a façonné, profondément, la conscience allemande.


 


samedi 1 novembre 2025

De la Pologne et de la Destruction Créatrice

 









De retour d'un séjour en Pologne et plus précisément en Galicie, sa partie Sud-Est qui côtoie l'Ukraine.

D'abord pour étudier le miracle économique polonais. Et le terme de miracle n'est pas trop fort.


Apprendre que, selon les prévisions de la Banque Mondiale, le PIB polonais per capita dépassera, en 2026, celui du Japon est proprement sidérant.



Et la croissance devrait se poursuivre au cours des prochaines années au point que la Pologne devrait bientôt atteindre un niveau de vie comparable à celui de la France et de l'Allemagne.


Celui qui aurait prophétisé cela, il y a 30 ans, aurait fait rigoler tout le monde, à commencer par les Polonais eux-mêmes.


A l'époque, la Pologne faisait même figure de pays pauvre du bloc communiste.


Ses voisins (RDA, Tchécoslovaquie, Hongrie) la traitaient même avec condescendance.


Aujourd'hui, c'est plutôt Orban, le dirigeant hongrois autoritaire, qui fait la tête. Son pays est englué  dans la stagnation économique (du fait de sa politique économique populiste) et largement dépassé par la Pologne, .


Il faut aussi noter que le chômage est quasi-inexistant en Pologne (2,8 % contre 7,4 % en France) en dépit de l'absorption récente de plus d'1 million d'Ukrainiens sur le marché du travail.


Et pour le moyen terme, la Pologne vient de conquérir, avec l'appui des géants américains du numérique, des positions fortes dans les domaines de la cybersécurité et de l'Intelligence Artificielle.


Le renversement est prodigieux. Au lendemain de la chute du Mur, les Polonais se sont précipités, par millions, en Grande-Bretagne pour y trouver du travail. D'ores et déjà, ce sont les Britanniques, eux-mêmes, qui peuvent considérer avec intérêt une offre d'emploi en Pologne. 


Comment comprendre cela alors que le pays, au début des années 90, semblait cumuler les handicaps ? Une industrie et une agriculture dépassées, archaïques, en retard de plusieurs décennies.


La recette a consisté, en fait, à ne justement pas chercher à maintenir à flots, à tout prix, la vieille économie (le charbon, la sidérurgie, la construction navale) et même à bazarder tout cela.


Les vieux machins, on les a carrément mis à la poubelle et ça a vraiment été dramatique durant la première décennie.


Le passage à l'économie de marché a été vraiment radical, sans gants. Il s'est effectué sous la conduite d'un grand économiste, Leszek Balcerowicz, qui aurait largement mérité le Prix Nobel d'Economie.


Et justement, à propos de Prix Nobel d'Economie, la France vient d'en obtenir un, en la personne de Philippe Aghion. Et Philippe Aghion théorise justement ce que la Pologne a pratiqué: la destruction créatrice.


Et j'ai observé, presque avec étonnement, que la plupart des journalistes français, qui ne l'avaient pourtant probablement pas lu, se dépêchaient de descendre leur Prix Nobel, Philippe Aghion: un zélateur de l'ultra-libéralisme et de la start-up nation, un défenseur de la politique de l'offre. Pire un inspirateur de Macron. Le repoussoir absolu dans un pays qui glorifie Piketty et Zucman, stars médiatiques qui voient dans la taxation des riches la solution à nos problèmes.


La "destruction créatrice", il est vrai que c'est une idée particulièrement dérangeante. Elle a été développée, en 1942, par Joseph Schumpeter, un Austro-Hongrois (Moravie) émigré aux USA.
Il s'inspire curieusement non seulement de Marx mais aussi de Nietzsche.


La destruction créatrice, c'est cette idée que l'économie, elle ne repose pas sur un simple perfectionnement linéaire. Son évolution, elle est plutôt faite de ruptures et de cassures, généralement imprévisibles. Sans cesse, de nouvelles technologies rendent obsolètes les anciennes et viennent bouleverser l'ordre économique existant.
 

La force motrice de l'économie, ce qui fait sa croissance, c'est l'innovation. Aucune situation, aucune rente, n'est donc jamais acquise: les stars d'aujourd'hui verront bientôt leur étoile pâlir, voire s'éteindre.


C'est pourquoi, il est inutile, voire franchement contre-productif, de s'accrocher à son ancienne industrie. C'est ce qui explique les difficultés actuelles du Japon et de l'Allemagne, empêtrés dans leur électronique et leur automobile.


Faire table rase du passé, ça peut aussi être salutaire. C'est ce qui a réussi à la Pologne. Et la Destruction Créatrice, ce bel oxymore, on peut dire que ça a vraiment caractérisé l'Histoire de la Pologne. Un pays maintes fois  rayé de la carte, asservi, ravagé, qui finit, malgré tout par renaître de ses cendres. Comme s'il y avait une revanche finale de l'Histoire.


Mais la Pologne, ça n'est quand même pas que ça, l'avenir via la destruction créatrice. On n'efface jamais complétement le passé. Subsiste toujours le souvenir de l'angoisse et de l'horreur subies.
 

C'est aussi un pays baigné dans une froide épouvante. Surtout dans la Galicie où j'étais, hanté, peuplé de fantômes.


Ceux notamment de la très importante communauté juive qui y était établie.


Les Juifs, il sont peu nombreux aujourd'hui, évidemment. Mais il subsiste, tout de même, une architecture urbaine, des quartiers, des cafés, des synagogues, des cimetières. Une mélancolie terrifiée, angoissée, qui parcourt tout cet espace de l'Europe Centrale.

 Et puis, la Galicie, c'est pour moi une région éminemment littéraire. 


On y croise d'abord Honoré de Balzac qui s'est rendu, à deux reprises, à Berditchev (en Ukraine) et y a tout de même passé plus de 2 années. C'était à la fin des années 40 au 19ème siècle. Il s'est d'abord rendu en train jusqu'à Cracovie et a ensuite effectué en simple malle-poste les reste du voyage.


Il est vrai qu'il commençait à être malade mais le plus étonnant, c'est que, durant ce long séjour, lui qui était extraordinairement prolifique, n'a quasiment rien écrit.


Pourtant, il vivait dans une région absolument extraordinaire (que je connais bien). Berditchev, c'est tout de même le foyer de naissance du Hassidisme.
 

Il aurait été intéressant de savoir comment Balzac, qui partageait les préjugés de son époque envers les Juifs (Gobseck, le baron de Nucingen), percevait ces Juifs ultra-orthodoxes.


Mais la Galicie, ça n'est pas que Balzac, c'est aussi Isaac Bashevis Singer, George Trakl, Bruno Schulz, Sacher Masoch, le père et la mère de Sigmund Freud, Joseph Roth ("La marche de Radetzky"), Samuel-Joseph Agnon, Stanislaw Lem, Joseph Conrad et même, encore plus à l'Est, Paul Celan.


Je me suis déplacée, en train, sur cette ligne qui va jusqu'à la frontière ukrainienne. Même si j'ai moi-même bien du mal à les identifier, c'est fou le nombre de compatriotes que j'ai pu croiser.


La Pologne et l'Ukraine, ce sont deux pays extrêmement proches. Il est vrai qu'on ne sait généralement pas, à l'Ouest, que l'Ukraine a plus longtemps été sous domination polonaise que russe.


Mais combien de temps, encore, les Polonais vont-ils continuer d'accueillir ce flot énorme d'Ukrainiens et s'en sentir solidaires ?


Je n'ai pas connaissance d'une quelconque discrimination aujourd'hui. Mais il faut bien constater quand même la montée en puissance de voix politiques réclamant, comme dans beaucoup de pays en Europe, une préférence nationale.


L'Histoire du Monde est, hélas, terrible. Mais le pire n'est pas toujours certain. Comment renverser la haine ? C'est toute la question.






Mes petites photos de Pologne, plus précisément de Cracovie, Tarnow et Przemysl. De l'Ouest de la Galicie, en fait. Tarnow, c'était une ville abritant une communauté juive très importante. Przemysl, c'est la ville frontière avec l'Ukraine, et aussi une ancienne place forte Austro-Hongroise face à la Russie tsariste. C'est ici que le poète George Trakl a été envoyé au début de la 1ère Guerre Mondiale et a succombé à l'épouvante.

Cracovie fait évidemment partie de ces villes européennes qu'il faut avoir visitées. Mais attention ! Il faut absolument éviter les périodes touristiques. Sinon, on arpentera les rues comme dans les couloirs du métro parisien.

Je recommande:

- Philippe Aghion: "Le pouvoir de la destruction créatrice". Certes, c'est un bouquin d'économie mais il me semble accessible à des non-initiés. Et puis, il soulève plein de réflexions philosophiques sur l'Histoire du monde: le progrès n'est pas dans la continuité de l'ancien monde, il passe plutôt par une rupture, un effacement/dépassement.

- Andrzej Stasiuk: "Le passage". J'ai déjà évoqué ce bouquin qui se situe précisément à l'Est de la Pologne. Vous me maudirez, peut-être, de vous l'avoir conseillé parce qu'il est difficile, déconcertant, sinistre de chez sinistre. Et surtout, absolument déprimant, abominable. Mais il traduit bien cette déglingue générale de l'âme que l'on éprouve là-bas. Rien ne tient vraiment debout, ni les choses, ni les lieux, ni l'éthique. Tout s'effondre, tout est pourri, corrompu, tout fiche le camp. Survivre dans ce bourbier, c'est la principale préoccupation.

- Michal Lozinski: "Stramer". L'histoire d'une famille juive de Tarnow jusqu'à la 2nde guerre mondiale. Un très bon bouquin qui évoque irrésistiblement Isaac Bashevis Singer.

- Olga Tokarczuk: "E.E.". C'est un des premiers (1995) romans d'Olga Tokarczuk qui vient d'être édité. Ca se passe à Wroclaw (Breslau) et ça traite du spiritisme et de la naissance de la psychiatrie moderne.