C'est une question que je me pose souvent: aurais-je aimé vivre à une autre époque que la mienne ?
A de multiples égards, la réponse est évidemment non. A contre-courant du stupide déclinisme ambiant, je crois au Progrès avec un grand P. Je suis et demeure, en effet, une inconditionnelle adepte de la philosophie des Lumières. Jamais l'humanité n'a atteint un tel niveau de développement matériel et culturel et je suis convaincue que le mouvement n'est pas près de s'arrêter ou de se retourner. Les grands dangers, c'est le repli sur soi, l'esprit de ressentiment et le nihilisme. C'est ce qu'avait théorisé Alexis de Tocqueville sous la forme de la contagion généralisée de la jalousie et de la haine. On commence malheureusement à être submergés par ça aujourd'hui.
J'aime donc le monde dans lequel je vis et je n'ai pas envie de l'échanger. Ma grande réserve, c'est cette impression que j'ai souvent de vivre dans un monde gris et atone. Celui de la banalité dans le quel il est souvent englué et où tout se vaut, tout est indifférent. Celui de la marchandisation générale grâce à laquelle tout peut s'acquérir, tout peut s'échanger. Les choses sans prix, inéchangeables, ça n'existe plus. Tout peut s'acheter par l'argent, même les émotions.
Le 20ème siècle et son prolongement actuel, c'est celui de la naissance de l'ennui et de la dépression qui sont devenus les formes vides de nos existences. On vit désormais sous anesthésiants permanents (thérapies du bien-être, loisirs grégaires, addiction au monde virtuel des réseaux sociaux). C'est le triomphe du conformisme et de la pensée commune. Et d'ailleurs, on ne pense plus mais on juge, on cloue au pilori les dissidents.
C'est ce que Spinoza appelait "les passions tristes", celles qui composent la vie sans intensité qui est la nôtre .
La saveur de la vie, voilà ce qui nous manque aujourd'hui. Cette "âpre saveur de la vie" qu'évoque admirablement l'historien J. Huizinga dans son "Automne du Moyen-Age". Cette époque sans doute cruelle et violente mais au cours de la quelle tout était vécu avec une extraordinaire intensité parce que les contrastes étaient plus forts (la vie et la mort, les saisons, les couleurs) et que chaque événement était ritualisé (des fêtes délirantes et magnifiques). Le Moyen-Age était d'une extraordinaire vitalité avec une interpénétration constante de l'imaginaire et de la réalité. Chaque instant vous scarifiait, vous marquait au fer rouge, tant il était éprouvé avec force.
Sans remonter jusqu'au Moyen-Age, on peut aussi évoquer, au risque d'indigner et d'être taxée d'affreuse réactionnaire, le 18ème siècle, le dernier âge de la monarchie absolue. C'est très compliqué... certes l'existence était rude sous le règne des Bourbons: des hiérarchies immuables, un poids écrasant de la religion, la mort et la faim omniprésentes. Mais, en même temps, un "air de liberté" a soufflé sur l'esprit du siècle et une multitude d'écrivains, de peintres, de musiciens témoignent d'une existence heureuse et d'une véritable douceur de vivre.
Un "art de vivre" à la française, un art raffiné (notamment d'un féminisme audacieux et avancé) dans le cadre duquel la liberté des mœurs et de pensée a été portée au plus haut. Qu'est-il d'ailleurs, de plus beau, de plus puissant, que la littérature française du 18ème siècle, à la fois limpide et subversive ? Des bouquins qui nous font rougir encore aujourd'hui et même nous scandalisent. Ce fut le siècle des Libertins. En comparaison, la littérature contemporaine française, sociale, sociétale, engagée, apparaît mièvre et popote: une littérature de bonnes sœurs pleurnichardes. Ca ne m'aurait donc pas déplu de vivre au 18ème siècle à condition, bien sûr, d'être une marquise et de tenir, au lieu d'un misérable blog aujourd'hui, un salon littéraire.
Changement de décor complet au 19ème siècle avec la naissance de la société démocratique et industrielle. C'est aussi l'éclosion du monde petit-bourgeois et calculateur. La réduction de chaque chose à son aspect utilitaire, mercantile. Celui de la rapacité économe, de l'avarice sordide. L'aplatissement général des passions et de l'imaginaire, la banalisation de la vie et de l'amour.
Là-dessus, Balzac a tout écrit. Le 19ème siècle a inauguré le "désenchantement du monde" et, aujourd'hui encore, on n'est pas sortis du processus et de ses conséquences psychologiques. C'est le message de Nietzsche dans "le Gai Savoir" ("L'insensé"):
Dieu est mort mais
"nous tous, nous sommes ses assassins ! Mais comment avons-nous fait cela ? Comment avons-nous pu vider la mer ? Qui nous a donné l'éponge pour effacer l'horizon ? Qu'avons-nous fait lorsque nous avons détaché cette terre de la chaîne de son soleil ? Où la conduisent maintenant ses mouvements ? Où la conduisent nos mouvements ? Loin de tous les soleils ? Ne tombons-nous pas sans cesse ? En avant, en arrière, de côté, de tous les côtés ? Y-a-t-il encore un en-haut et un en-bas ? N'errons-nous pas comme à travers un néant infini ? Le vide ne nous poursuit-il pas de son haleine ? Ne fait-il pas plus froid ? Ne voyez-vous pas sans cesse venir la nuit, plus de nuit ? Ne faut-il pas allumer les lanternes avant midi ?"
Le retrait des dieux du monde, de tous les dieux, c'est effectivement l'événement le plus important de l'histoire de l'humanité. Mais en tuant Dieu, on a aussi tué le mystère, le sacrilège, la passion.
Tout est plat aujourd'hui, sans profondeur, ni transcendance. C'est l'épuisement du "règne de l'invisible". Il n'existe plus que des choses claires et compréhensibles. Rien que des gens bien peignés, sans zones d'ombres, entièrement prévisibles. Evidemment incapables de grands sentiments, de dépassement d'eux-mêmes.
L'art et la littérature sont à l'image de ce nouveau monde: de plus en plus abstraits, désincarnés, puritains. Baignés dans la lumière de leur fausse clarté, de leur mensongère évidence.
De ténèbres, il n'y en aurait plus. Mais c'est précisément ce que je me refuse à penser. On continue tous d'être tiraillés, j'en suis convaincue, par "cette part obscure de nous-mêmes" qui nous effraie et nous fascine à la fois. On sent bien qu'on est à la fois soi-même et un(e) autre. Qu'on est capables du pire comme du meilleur, qu'on est à la fois des saints et des criminels.
Nous nous croyons modernes parce que, dans nos sociétés occidentales, le visible aurait effacé l'invisible. On est devenus incapables de considérer que ces deux dimensions continuent de coexister, qu'elles sont même étroitement imbriquées, et que l'invisible ne cesse d'affleurer, de toquer à la porte de notre vie consciente. Etrangement, c'est dans un pays aussi moderne que le Japon que l'on continue de considérer que le réel ne se réduit pas à son apparence mais qu'il est littéralement hanté, peuplé de fantômes et de monstres.
Moi, ça m'a toujours beaucoup travaillée et ça continue de le faire. J'ai déjà évoqué ma passion gothique adolescente et mon goût pour le roman noir. J'étais évidemment outrancière mais je renie pas ça. Bizarrement, j'avais surtout du succès auprès de messieurs bien installés. Je crois que je les secouais gravement.
Mais c'est ça la vraie vie: ne pas se laisser réduire à sa façade sociale, trouver des portes de sortie, un appel d'air. Oser remuer ses ténèbres et leur donner expression.
Images de Edward OKUN (cet enterrement étrange, peint en 1914, a pour titre: "les quatre cordes d'un violon"), Jerzy ROJKOWSKI, BRUEGHEL l'Ancien, FRAGONARD, Caspard David FRIEDRICH, Salvador DALI, Carlos SCHWABE.
Je recommande :
D'abord deux bouquins d'histoire (sociale et littéraire)
- Agnès WALCH: "La vie sous l'Ancien Régime". Un livre absolument singulier qui ose évoquer la "douceur de vivre" sous l'ancien régime. Sont notamment évoqués l'amour, les fêtes, les sens, le paraître, la violence, les lettres.
- Annie LEBRUN: "Les châteaux de la subversion.". Le grand livre consacré au roman gothique du 19ème siècle.
Enfin deux nouveautés marquantes :
- Sheridan Le FANU: "Oncle Silas". Les éditions Corti viennent de rééditer ce grand thriller gothique du 19ème siècle. Sheridan le Fanu (l'auteur de "Carmilla") était admiré par James Joyce et Jorge-Luis Borges. Dans l'"oncle Silas", il décrit admirablement la peur d'une jeune fille, ses émotions les plus intenses et sa perception altérée du réel.
- Olga TOKARCZUK : "Le banquet des Empouses". Un grand bouquin par la Prix Nobel 2018. Ca démarre par une espèce de parodie de "la montagne magique" de Thomas Mann dans une "pension pour messieurs" des Sudètes polonaises. La grande occupation, c'est un concours de propos misogynes. Mais bien vite, ça prend une dimension fantastique en se peuplant d'"empouses", ces vampires femelles, ces succubes, de l'Antiquité. Une ambiance résolument gothique qui nous interroge sur la puissance déstabilisante du féminisme.
Je vous conseille, en outre, d'aller voir l'excellent film d'Elise Girard: "Sidonie au Japon" avec Isabelle Huppert. Il y est bien montré que pour les Japonais, le réel ne se réduit pas à sa dimension prosaïque mais est toujours à double tiroir, ouvrant accès aux spectres et revenants. Le monde demeure enchanté au Japon. C'est sans doute lié à l'influence, qui demeure très forte, de leur religion principale, le shintoïsme.