samedi 28 juin 2025

Mes passions persanes


 Chaque matin, depuis plus de 3 ans, je me réveille avec les tripes nouées par l'angoisse.

C'est avec fébrilité que j'ouvre mon ordinateur et allume la radio. Quelle catastrophe, quel drame, vont me tomber aujourd'hui sur la tête ? Quelle monstruosité ont pu inventer, cette nuit, Trump ou Poutine ?

Ca concernait d'abord l'Ukraine. S'y ajoute maintenant l'Iran.

L'Iran et l'Ukraine, difficile d'imaginer deux pays d'apparences plus dissemblables et pourtant ils m'ont façonnée l'un et l'autre. Un peu comme si j'avais eu deux vies, deux parcours distincts, mais qui ont fusionné quand même. 

Je ne vais pas donner mon avis sur les situations militaires actuelles. De toute façon, personne n'a idée de l'évolution à venir: vers le pire ou vers le meilleur ? Je me contenterai donc d'essayer d'exprimer ce que ces événements réveillent aujourd'hui de ma sensibilité.

De l'Iran, je dirai d'abord que sa découverte m'a permis de réfléchir à ce que signifie être une femme, mais peut-être pas dans le sens que l'on suppose immédiatement à l'Ouest.


 Evidemment, c'est d'abord un choc quand on débarque d'Ukraine, un pays où la présence et la domination des femmes s'expriment immédiatement et fortement, très simplement dans la rue où elles ne craignent pas de s'exhiber. C'est même au point qu'on parle souvent des Ukrainiennes avec plein de sous-entendus en Europe. 

Mais c'est largement dans la culture matriarcale des pays slaves où les femmes sont plutôt redoutées et émancipées. Et même si ça apparaîtra peut-être idiot à certains, j'ai tendance à penser qu'il y a des pays féminins (comme les pays slaves) et des pays masculins (comme l'Allemagne, la Grande-Bretagne, les Etats-Unis). La différence, elle se mesure à l'apparence vestimentaire des filles et aux contacts qui peuvent se nouer dans l'espace public. Les pays latins (France, Espagne, Italie), je les classe plutôt au milieu de ces deux tendances.

Et l'Iran, je vais sans doute étonner en disant que je le place au rang des pays féminins. En Occident, on vit dans le cliché de femmes iraniennes entièrement opprimées, vivant toutes dans une indifférenciation générale, celle du triste voile, le "tchador", sous le quel elles se cacheraient soigneusement.

C'est largement faux et j'irai même jusqu'à dire que le spectacle de la rue, à Téhéran, est presque aussi attrayant qu'à Kyïv. Evidemment, on croise quelques noirs corbeaux mais, dans les grandes villes, ils sont minoritaires. 

En Iran, les femmes éclipsent carrément les hommes. Les hommes sont plutôt ternes, sinistres et répressifs. Les femmes sont belles, distinguées et omniprésentes dans la vie sociale et économique. Elles sont plus diplômées que les hommes et on les voit partout, arpentant seules les rues, dans des cafés ou au volant d'une automobile. Elles n'hésitent même pas à "accrocher" et à draguer dans les lieux publics. 

Certes, comme les Ukrainiennes, elles en font souvent trop en matière d'apparence. Beaucoup sont des "fashionistas" au risque du ridicule. Au cours de mon dernier séjour, j'avais ainsi été impressionnée par le nombre de jeunes femmes portant un sparadrap sur le nez (signe d'une récente rhinoplastie consécutive à l'obsession nationale d'un nez trop proéminent).

Mais il n'est pas étonnant que ce soient les femmes qui, en Iran, essaient de conduire la révolte contre les mollahs. Des femmes éduquées, cultivées, affirmées (telles Golshifteh Farahani ou  Abnousse Shalmani) qui portent l'espoir d'une vraie Révolution pas seulement politique mais aussi des mœurs.

Et surtout, il ne faut pas oublier qu'en Iran, il y a la place publique et le domicile privé. Et ça ne se superpose absolument pas. Pour le comprendre et l'éprouver, il faut avoir participé à une "soirée iranienne". L'alcool aidant, ça devient vite complétement débridé et les femmes n'hésitent pas à mener la danse. Une partie importante de la société iranienne vit, en fait, dans une schizophrénie complète, un dédoublement entier de sa personnalité.


 Et ça va même plus loin. En Occident, on croit que les mots et les paroles ont une signification unique. En Iran, tout est plutôt à double sens et doit être interprété. Ce qui désoriente ainsi le plus les Occidentaux en Iran, c'est cette règle chiite absolue de politesse qu'est le "Târof": l'hôte est tenu de proposer à son invité tout ce qu'il peut désirer (un chauffeur de taxi vous dira, par exemple, que sa course est, pour vous, gratuite). Mais l'invité est, lui-même, obligé, de refuser. Et ça donne alors alors lieu à un échange de politesses qui peut être très long. C'est extrêmement complexe et les étrangers ne comprennent généralement pas ça; ils sont alors perçus comme des brutes sauvages. 

Tout est polysémique en Iran et c'est souvent désorientant. Il ne faut jamais prendre les choses et les mots "au pied de la lettre". J'ai moi-même, au début, commis plein d'impairs à ce sujet et je continue, sans doute, d'en commettre. Mais il faut comprendre que votre interlocuteur ne vous ment pas et n'est pas hypocrite. Simplement, en Occident, le langage, la conversation, reposent sur un sens littéral. En Iran, les mots ont plutôt une valeur connotative, affective. Ca explique, par exemple, que presque tout le monde y est fou de poésie et que les personnes les plus modestes soient capables de vous réciter des textes entiers de Hafez ou Ferdowsi.

Voilà pour le nouveau "cadre mental" que m'a fait découvrir l'Iran. J'y ajouterai un nouveau cadre géographique, esthétique et sensuel. Voici quelques-unes de mes découvertes : 

- d'abord la montagne, la vraie montagne. Quand on vient d'Ukraine ou de Russie où la campagne est plutôt plate et monotone, on est d'abord stupéfaits quand on se retrouve dans les villes iraniennes perchées dans des montagnes majestueuses. A Téhéran, c'est facile de se repérer: on dévale la pente ou bien on la grimpe jusqu'au Mont Tochal (à 3 942 mètres d'altitude mais où il est très facile et très rapide de se rendre). Et un peu plus loin, on voit le Mont Damavand (à 5 610 mètres mais lui-même assez facile à escalader). Plus tard, j'ai commencé à travailler à Grenoble. Ca me rappelait un peu Téhéran mais en version miniature.

- la découverte aussi des jardins persans, illustrations de notre futur Paradis. Leurs bassins de fraîcheur, leurs fleurs, leurs parfums entêtants. Ils sont associés à un amour des oiseaux qui les habitent. C'est sans doute pour cette raison que je continue d'entretenir une grande famille de merles chez moi.

- la perception d'une lumière forte, brutale, aveuglante. Les contrastes sont toujours violents, on ne connaît pas les clairs-obscurs, les ciels nuageux qui accompagnent la mélancolie européenne. La palette chromatique est, en fait, très réduite: le bleu azur du ciel et le jaune ocre de la terre. Le vert des prairies et forêts, c'est quasi inconnu (sauf sur la Caspienne). L'Iran, c'est largement, en fait, un monde en jaune et bleu. 

- une quasi absence d'humidité. L'atmosphère est même tellement sèche qu'elle est imprégnée d'électricité statique. On prend souvent une "décharge" en touchant simplement une voiture ou, même, en donnant une simple poignée de main.

- les règles d'hygiène. C'est peut-être ce qui m'a le plus influencée parce que je continue d'en perpétuer de nombreuses règles. Chez moi, je fais d'abord très attention à la propreté des sols (alors que c'est presque secondaire en Occident). Et puis, l'abomination, pour moi, c'est d'être en sueur, d'avoir mes règles, d'avoir mauvaise haleine ou odeur corporelle. Et je préfère, aussi, me retenir d'aller aux toilettes si je ne peux pas trouver à me doucher: pas question de souiller ma jolie culotte (je suis une vraie musulmane sur ce point: je trouve répugnant le papier toilette). Les notions de pur et l'impur, ça structure très fortement les conduites en pays d'Islam et ça se traduit de façon très concrète, dans une opposition forte du propre et sale.

Et je terminerai avec une dernière interrogation. Où va maintenant le pays alors que l'espoir d'un renversement du régime semble s'être évanoui ? Je n'en sais rien mais je préciserai que les Iraniens ne se sentent que secondairement musulmans. Ils sont, plutôt, tous portés par une forme particulière et très forte de nationalisme: plus que de l'Islam (la pire insulte, c'est de les confondre avec des Arabes), ils se sentent les héritiers d'une grande civilisation, celle de Cyrus et des Achéménides, du Zoroastrisme et des Sassanides. C'est peut-être une chimère mais elle est porteuse de rêve.


Quelques images d'artistes femmes iraniennes, notamment Shirin Neshat, Marjane Satrapi, Newsha Tavakolian, Roya Akhavan, Forough Elaie.

Je recommande :

- Sadegh HEDAYAT; "La chouette aveugle" de Sadegh HEDAYAT. J'en ai déjà maintes fois parlé. C'est LE grand bouquin, absolument fascinant, de la littérature persane contemporaine. On vient de publier, l'an dernier, aux "Belles Lettres", une nouvelle édition très documentée. Mais on peut aussi se contenter de la première édition chez José Corti.

- Iradj PEZESHKZAD: "Mon oncle Napoléon". Le second grand bouquin contemporain. D'une loufoquerie absolue mais qui est bien à l'image du pays dans le quel on ne s'étonne à peu près de rien. Remarquable mais peut-être faut-il avoir un peu vécu à Téhéran pour vraiment l'apprécier.

- Nahal TAJADOD: "Passeport à l'iranienne" et "Les porteurs de lumière". Elle est l'épouse du regretté Jean-Claude Carrière (scénariste notamment des films de Luis Bunuel). Le premier livre décrit la vie à Téhéran et notamment toutes les subtilités du târof. Le second est un livre d'histoire, celle de la Perse des Sassanides du III ème au VIIème siècle après J.C.. On ignore à peu près tout en Europe de cette Perse manichéenne et zoroastrienne. Et on ignore également que s'y est développée une église chrétienne, celle des Nestoriens qui ont essaimé jusqu'en Inde, en Chine et en Mongolie. Fascinant.

- Abnousse SHALMANI: "Khomeiny, Sade et moi"; "J'ai péché, péché dans le plaisir". Je me reconnais absolument dans cette femme, également journaliste et chroniqueuse internationale, aujourd'hui, sur LCI. Ses analyses sont toujours très pertinentes.

- Armin AREFI: "Dentelles et tchador" et "Un printemps à Téhéran". Il est le journaliste qui, à mes yeux, décrit, de la manière la plus juste, la vie quotidienne en Iran. Ce n'est pas du tout ce qu'on imagine.


samedi 21 juin 2025

Addictions

 

Les addictions, on ne parle que de ça aujourd'hui et on en voit à peu près partout: depuis la simple dépendance à l'alcool, au tabac, aux drogues, à la nourriture (boulimie, anorexie), au sport, au jeu, au sexe, jusqu'à, aujourd'hui, aux fameux écrans de smartphones.











On serait finalement tous addicts et le sujet est devenu tellement immense qu'on ne sait plus si toutes ces conduites ont un point commun.

Pourtant, on ne se préoccupe de la question que depuis assez peu de temps. Baudelaire a bien sûr parlé des "Paradis artificiels" et Dostoïevsky du "joueur" mais ça n'était perçu que comme des conduites singulières, presque marginales.

Il a fallu attendre Freud, en réalité, pour que la dépendance commence à être théorisée. Et il est vrai qu'il était lui-même concerné. Il a d'abord expérimenté, sur lui-même, la cocaïne. Et il était surtout un fumeur compulsif (20 cigares par jour! On admire la compréhension de l'entourage) qui n'envisageait absolument pas un arrêt du tabac:  c'eût été se priver d'un plaisir essentiel. Et il a continué de fumer jusqu'à sa mort alors même qu'un cancer de la mâchoire lui faisait souffrir un martyre.

Freud a finalement peu écrit sur les addictions. Mais il a fourni, me semble-t-il, la clé de compréhension essentielle de leur mécanisme. Ce qui se joue, à travers elles, c'est le conflit entre le plaisir et la réalité, entre la pulsion de vie et la pulsion de mort.

Ca a toujours été très fort chez moi. J'ai d'abord vu la vie comme un immense terrain de jeu à expérimenter et je n'avais pas peur, pas froid aux yeux. J'ai donc à peu près tout expérimenté, j'ai fait jouer le principe de plaisir à plein.

Heureusement, l'alcool, le tabac, les drogues, ça ne me plaisait pas trop. Sans doute parce que je suis trop narcissique, trop attachée à l'image que je donne de moi-même pour en donner une vision dégradée d'abandon et de laisser-aller. 

Fondamentalement, je suis addict au désir des autres, je désire être désirée; par les hommes, bien sûr, mais pas seulement, c'est plus général, ça relève d'une volonté de puissance soigneusement masquée.

Ca explique le souci que j'ai de mon apparence. Pas question d'apparaître négligée. Et puis le souci extrême que j'ai de mon corps qui s'exprime au travers de mon idéal de minceur et de légèreté. Ca explique ma folie du sport et mon attention à tout ce que je mange (je suis une adepte du régime méditerranéen). Et ça va jusqu'à orienter mon attitude générale: mon élocution appliquée, mon comportement réservé et distancié.

Mais cette belle image ultra-maîtrisée que je m'efforce de donner de moi-même, je m'attache, parfois aussi, à la détruire, je cherche à me punir. Je ne suis pas nymphomane mais je cède à des types peu recommandables, des manipulateurs bas de gamme dont j'ai pourtant immédiatement décrypté le jeu.

C'est sans doute parce que je ne me sens jamais complétement à ma place, que j'éprouve, moi la minable Ukrainienne, un sentiment d'imposture. J'ai alors besoin de me faire mal, de me salir. Les nazes, je les cherche bien. Mais se débarrasser des nazes est ensuite éprouvant, harassant. 

On disserte beaucoup aujourd'hui sur le consentement. Mais je dirais aussi que l'on consent aussi pour s'infliger une punition, pour éprouver la sombre honte de l'humiliation. C'est la pulsion de mort qui s'attache à ravager l'identité qu'on s'est forgée. On est tous hantés par une fureur auto-destructrice.

C'est aussi mon point de vue, sans doute iconoclaste aujourd'hui, sur la relation entre les sexes. Une femme est moins attirée par un homme pour ses qualités supposées que par la capacité qu'elle perçoit en lui de la faire sombrer, de faire voler en éclats la cage de son identité sociale. Qu'importe alors l'humiliation ! Mais ça joue peut-être pareillement du côté des hommes. Même si c'est un cliché, l'amour et la mort sont étroitement liés. On a tous un peu envie de se faire du mal.

Mais l'addiction n'est pas allée, chez moi, jusqu'au point de prendre possession de ma vie entière. Je suis quand même très maîtrisée, en règle générale.

Et sur ce chapitre de la dépendance, il faut évidemment évoquer la forme extravagante prise par une récente addiction: celle aux smartphones et aux réseaux sociaux. On accepte un détournement et une captation de notre attention au monde. Un hold-up complet auquel on consent d'autant plus qu'on est pris dans une fièvre émotionnelle et que toute privation nous plonge dans l'état de manque du drogué.


D'ores et déjà, beaucoup de jeunes consacrent plus de temps à ce monde virtuel qu'à la vie réelle. Et le rôle de l'éducation parentale devient secondaire, insignifiant. D'ailleurs, les jeunes ne vivent plus en famille ni même à l'école (les vrais profs, ce sont les "penseurs" du smartphone) mais entre eux. 

Entre eux, c'est-à-dire en meutes et en bandes, au gré des humeurs et rumeurs d'un caïd, de ses exclusions et vénérations. On en revient à l'état de guerre de Hobbes ou à la horde primitive de Freud conduite par un grand mâle dominant.

Mais je ne veux pas non plus moraliser à ce sujet. Certes, la situation est récente et complétement nouvelle mais est-ce qu'elle va forcément conduire à la production d'une génération d'abrutis ? Les addictions, on en guérit et on en sort parfois aussi. Et on est alors renforcés. La pulsion de vie triomphe quand même, généralement, de la pulsion de mort. C'est le processus de la civilisation.

Images relevant de l'imaginaire européen du début du 20ème siècle, principalement d'Europe Centrale.

Je recommande :

- Yann DIENER: "La mâchoire de Freud". Un étrange bouquin dont on a trop peu parlé. Il parle d'abord de la lourde prothèse que Freud a du supporter pour pouvoir parler durant les 15 dernières années de sa vie. Quel paradoxe pour celui qui faisait des mots et de la parole l'instrument de la libération de l'homme ! Le livre débouche ensuite sur une réflexion très pertinente sur l'intelligence artificielle. On utilise tous, de plus en plus, des mots informatisés. On devient des Frankenstein du langage.

- Laura POGGIOLI: "Epoque". J'avais beaucoup aimé son 1er bouquin où elle évoque son expérience russe. Cette fois-ci, elle parle des addictions: celle aux réseaux sociaux et au smartphone et aussi celle au sexe particulièrement quand on est une femme. Qu'est-ce qui nous agite, nous remue, dans ces pratiques déviantes ? Le tour de force, c'est que Laura Poggioli parvient à évoquer ces dérives complexes avec force et simplicité.



samedi 14 juin 2025

De la Santé mentale


On vient de faire de la santé mentale, en France, une grande cause nationale. Tout le monde réclame désormais, à cor et à cris, un renforcement des structures psychiatriques, notamment en milieu scolaire. Les jeunes, en particulier, iraient mal, dit-on. Et les violences à l'école, il faudrait davantage de médecins scolaires pour les prévenir. 


Visiblement, le sujet accroche. Presque tout le monde a sa petite idée sur la question et, d'ailleurs, presque tout le monde se croit grand psychologue. On adore catégoriser les autres, bavasser sur leurs failles et insuffisances. Pire: on aime les "tuer psychiquement" en leur faisant part de notre diagnostic sans appel.


Et puis, dans les médias, on multiplie les émissions recueillant les confidences, on organise des débats d'"experts" qui viennent asséner un diagnostic. On rend public le trouble mental parce que l'on pense qu'il faut d'abord parler et que la plus mauvaise chose, c'est de garder pour soi sa souffrance. Nul ne s'avise de ce que porter en place publique son malaise, ça peut aussi être le meilleur moyen de se retrouver définitivement enfermé dans un statut de victime. 


Le contraste est immense avec les décennies passées, cette époque de l'anti-psychiatrie et de la fin proclamée des structures asilaires. On parlait même des "flickiatres" et on faisait la promotion de la schizophrénie révolutionnaire. C'était l'époque glorieuse de la psychanalyse, de Cooper, Laing, Lacan, Foucault, Deleuze. Thomas Szasz allait jusqu'à parler du mythe de la maladie mentale (qui n'existerait tout simplement pas) et d'une véritable fabrique de la Folie.


Enorme retour de bâton aujourd'hui. On voue désormais aux gémonies ces penseurs. La psychiatrie est réhabilitée et la psychanalyse discréditée. Presque tout le monde s'en félicite et rares sont ceux qui s'interrogent et expriment des réserves. 

Personnellement, je suis sceptique. Peut-être parce que j'ai vécu dans des sociétés slaves où les gens étaient nettement plus dingos qu'ici sans que ça suscite de réprobation ou inquiétude particulières. Mais  aujourd'hui, les sociétés occidentales semblent de plus en plus en quête d'ordre et de normalité. Un ordre pas seulement politique mais aussi mental. On voudrait vivre dans un monde à la Orwell composé de gens sains et équilibrés. 

En adepte de la pensée des Lumières, ça me heurte profondément. Qu'en est-il de mon libre arbitre quand j'abandonne le cours de ma vie pour le confier à des spécialistes ? Et ces spécialistes, j'ai l'impression qu'ils n'ont pas tellement évolué dans leurs thérapies si j'en juge par le nombre effrayant de leurs prescriptions d'anti-dépresseurs (près de 5 millions annuellement) et d'hypnotiques-anxiolytiques (près de 10 millions). Presque 15 millions de Français vivent ainsi comme des zombies, dans une espèce de coton-brouillard permanent. 

Cette grande camisole chimique à la quelle à peu près personne n'échappe, ça n'émeut pas grand monde. On est tous des dépressifs, virtuels ou réels, et on se satisfait de cet assujettissement à la psychiatrie. Mieux, on en redemande ! Le renversement est complet: personne n'est malade mental, proclamait-on autrefois; on est tous de potentiels malades mentaux, dit-on aujourd'hui.

Je veux pour preuve de ce grand retour de la psychiatrie, le succès du récent bouquin du journaliste de France-Inter, Nicolas Demorand. Il n'hésite pas à déclarer: "je suis malade mental". Il se déclare "bipolaire", l'appellation plus chic des anciens maniaco-dépressifs. C'est-à-dire qu'il vivrait, en quelque sorte, sur courant alternatif permanent: à des phases de créativité et d'exaltation succèderaient des périodes de prostration et d'abattement. 


Des milliers de lecteurs se sont reconnus en lui, se sont diagnostiqués, eux-mêmes, bipolaires, et l'ont remercié d'avoir publiquement évoqué sa maladie. Ca les aurait déculpabilisés: se pensant autrefois minoritaires, ils ont maintenant le sentiment de relever d'une grande communauté, celle des hyper-sensibles qui créent dans la souffrance.

Les déprimés créatifs, finalement on les aime bien. Ils correspondent bien à l'air du Temps, misérabiliste et victimaire. 

Emmanuel Carrère a adopté un peu la même posture dans son bouquin "Yoga". Le vague à l'âme, le coup de blues, les affres existentiels, ça parle à tout le monde. Ca a un côté héros romantique en butte à l'absurdité du monde, cherchant à donner un sens à sa vie.

Moi, je ne me m'associerai pas au concert de louanges qui a entouré la publication du livre de Nicolas Demorand. Je dirai que c'est un simple "torchon" même si je ne l'ai que feuilleté en librairie. Significativement, il l'intitule "Intérieur nuit". Comme s'il y avait, en chacun de nous, un gouffre intérieur, indicible, incompréhensible. Comme si on était tous des hommes malades à la Dostoïevsky ("Carnets du sous-sol"), irrésistiblement emportés par les démons et l'irrationnel.

Nicolas Demorand s'interdit, en fait, de chercher à comprendre son mal-être. Et c'est sans doute pour cette raison qu'il n'envisage pas d'autre thérapie que médicamenteuse pour faire face à ses obligations sociales et professionnelles. De sa vie personnelle, de ses accidents, de ses traumatismes, il ne nous dit rien. Il est plutôt dans le registre continu de la plainte, sans cesse dans la recherche de la bonne molécule qui le remettra à flots. La "maladie" bipolaire épouse ici les intérêts de l'industrie pharmaceutique. C'est aussi l'illustration de la société libérale et de ses affres avec les oscillations, à la Fitzgerald, entre la gloire et la déchéance.


Mais le gouffre noir qui serait en nous, je n'y crois pas. Il n'y a pas, chez nous, d'un côté le rationnel et de l'autre l'irrationnel. Ce qu'a plutôt démontré Freud et la psychanalyse, c'est que même les phénomènes les plus illogiques sont justifiables d'une analyse rationnelle. Rien n'est absurde ou anecdotique dans le cheminement de nos vies, tout est cohérent, tout s'explique : sous une apparence complexe et tortueuse, tout est message. Il faut simplement faire effort, savoir lire, lever les résistances à la révélation de notre vérité. Mais on préfère souvent vivre dans le déni de notre grammaire profonde.


C'est donc d'abord une illusion de croire que la maladie mentale, ça existe à l'état brut. Que ça serait presque inscrit dans une espèce de fragilité ou de prédisposition psychologique naturelles. C'est plutôt un parcours semé d'embûches, de troubles et d'agressions subies avec les quels on essaie de composer tant bien que mal.


Et puis, la Santé Mentale, on ne sait pas non plus à quoi ça peut correspondre. Un monde dans le quel personne ne serait malade est aussi, voire plus, effrayant qu'un monde dans le quel tout le monde est  malade (ce qui caractérise peut-être le monde contemporain). 

La réalité, c'est plutôt que l'identification des maladies mentales résulte simplement de la ligne de partage qu'une société établit entre le normal et le pathologique. Les "fous" d'hier ne sont plus les "fous" d'aujourd'hui. Il y avait autrefois plein d'hystériques, de névrosés et de paranoïaques. Ces gens là semblent avoir disparu et, sur le devant de la scène, on promeut plutôt les bipolaires, les pervers (notamment narcissiques), les manipulateurs et les incestueux. Mais ces catégorisations nouvelles ne sont-elles pas réductrices et stigmatisantes ?

Images de S.I. Witkiewicz, Emil Nolde, Egon Schiele, Jean Dubuffet, Wilfredo Lam, Yayoi Kusama.

Je recommande :

- Etienne Fabre: "Un certain Louis Wolfson". En 1970, est paru, en France, un livre Ovni: "Le Schizo et les langues", préfacé par Gilles Deleuze. Son auteur est américain et se déclare schizophrène. L'écriture du livre est fulgurante, d'une nouveauté radicale. Mais aussitôt après la publication de son livre, Louis Wolfson disparaît. Qu'est-il devenu ? Dans ce livre, Etienne Fabre part sur ses traces et dresse un portrait incandescent de Louis Wolfson. Un livre puissant et passionnant.

- Alice Carrière: "Tout Rien Quelqu'un". Un autre livre absolument singulier. Alice Carrière est la fille de la peintre américaine Jennifer Bartlett et de l'acteur franco-allemand Mathieu Carrière. Une mère trop distante et un père trop proche: un mal-être continu. Un parcours de vie entre soirées underground et branchées à New-York et établissements psychiatriques. Un bouquin vertigineux et remarquablement écrit.

- Patrick Lemoine et Sophie Viguier-Vinson : "La santé psychique des écrivains et de leurs personnages". Un bouquin dont je me méfiais d'abord avec ses "diagnostics du psychiatre". Mais il est bien souligné que l'auteur, l'écrivain, ne se confond pas toujours avec ses personnages. Et il est vrai que les grands troubles psychiques sont omniprésents dans la littérature. Ce bouquin se révèle très clair et pédagogique avec plein de petites remarques incisives. C'est un autre regard auquel on n'est pas obligés d'adhérer mais chacun pourra tirer profit de cette approche de la littérature.