samedi 23 février 2019

Incroyables Merveilleuses



































Le week-end, j'essaie de rompre, le plus possible, avec les contraintes subies pendant ma semaine de labeur.

D'abord, je m'habille différemment. Je ne cherche pas le cool et le décontracté mais au contraire le sexy et le sophistiqué. Finis les tailleurs du boulot, les tenues grises et déprimantes. Vivent les high-heels à straps, les collants à motifs, les jupes à plis qui s'ouvrent et se ferment comme un éventail quand on marche, les tops dentelle qui dessinent une fente ouverte entre les seins, les manteaux cintrés à grands boutons, les bijoux gothiques, les rubans autour du cou, le maquillage smoky, les kiss nails, les faux cils magnétiques, les cheveux flottants avec des mèches balayées. C'est bien sûr d'un goût discutable mais c'est mon ascendance slave qui ressurgit.



Après, je vais parader sur les boulevards. Inutile d'être hypocrite, je n'ai qu'une attente: susciter l'attention des passants, être vue, regardée, matée, sentir que l'on se retourne sur mon passage. Tant pis si c'est trivial, si on me siffle, si on rêve de me déshabiller. J'en retire une jouissance qui me remue aux tréfonds. Contrairement à ce qu'affirment les féministes, capter le regard, être admirée, scrutée, fouillée, sondée, c'est un plaisir premier pour une femme, un plaisir dont un homme ne peut avoir aucune idée. C'est éprouver son pouvoir, le privilège, injuste et cruel, de sa séduction.


J'adore donc me balader dans Paris dans une espèce d'ivresse émotionnelle et c'est ainsi que, le samedi matin,  je descends, souvent, l'Avenue de l'Opéra en sortant des Grands Magasins à Havre-Caumartin où je viens d'assouvir mes compulsions d'achat d'"accessoires", produits de beauté ou fringues. Je fais généralement halte dans un café, "le Nemours" ou le "Café de la Paix", des lieux en accord avec mon accoutrement. J'y attends mes rendez-vous en feuilletant mes journaux, rien que de la presse de gauche, "Le Monde", "Libération", "Les Inrocks", "l'OBS".

J'enchaîne souvent avec un restaurant (mon préféré "La brasserie de Lorraine", Place des Ternes) et puis je poursuis en allant soit au cinéma (UGC Forum des Halles), soit à la FNAC des Ternes, soit voir une exposition, soit (plus rarement) une pièce de théâtre. Le samedi soir, je suis souvent invitée pour aller faire la fête dans des clubs (le "Silencio", le "Montana", le "Salo" et, évidemment, "le Raspoutine"). Inutile de dire que je suis continuellement sollicitée mais j'aime bien jouer de mon côté hautaine et inaccessible.


Je vous entends déjà: c'est presque scandaleux et ça n'a aucun intérêt ce que tu nous racontes là ! Tes loisirs, d'abord ils sont insupportablement snobs et puis ils n'ont vraiment rien d'original, c'est l'emploi du temps banal d'une nana friquée ou maquée. T'as un côté un peu pétasse, tu ne vois pas plus loin que le bout de tes pompes, de tes faux ongles ou de tes mèches. Tu penses à ton maquillage quand des "gilets jaunes" défilent pour remplir leur frigo.

Je suis entièrement d'accord mais j'assume et il ne faut pas m'en vouloir si je vous ai ennuyés, irrités, mais, mais...si je vous parle de ça, qui ne concerne finalement que moi, c'est parce que je viens de découvrir que toutes ces distractions qui nous semblent aller de soi, être évidentes, sont en fait d'apparition récente. Leur date de naissance, c'est il y a un peu plus de deux siècles, au lendemain de la Révolution Française et de la Terreur. C'est la période du Directoire (octobre 1795-novembre 1799).

Historiquement, l'apparition du luxe, de la superficialité, de la Mode, de nouvelles apparences et d'une nouvelle convivialité, c'est une réaction à la Violence et à l'épouvante. On a également connu ça au lendemain des deux guerres mondiales: les "Années folles".

A l'époque du Directoire, après la Terreur, s'est, en effet, inventée une nouvelle socialité qui a bouleversé et durablement façonné la culture européenne.



On a assisté, durant cette courte période, à la naissance de ce qui fait une bonne part de l'agrément de la vie sociale en Europe: la Mode, les restaurants, les musées, les boulevards sur les quels hommes et femmes peuvent s'exhiber. Et puis, sont aussi apparus des centaines de bals publics où l'on pratiquait une danse scandaleuse: la valse. Il faut ajouter que les cafés et les théâtres ont vu leur fréquentation fortement augmenter; il en est allé de même pour les tirages de la presse et des livres.

La Mode, les restaurants, les musées, les bals, les lieux de déambulation, les mails arborés, tout ça n'existait pas dans les États monarchiques, avant la Révolution. Les populations vivaient confinées, cloîtrées, dans leurs domiciles dont elles ne sortaient que pour s'approvisionner et certainement pas pour se distraire ou faire la fête.

Cette austérité a culminé bien sûr au moment de la Révolution Française et surtout de la Terreur.

Et puis brusquement, au lendemain d'un déchaînement inouï de violence, de massacres et d'exécutions innombrables, au lendemain de la mise à mort de Robespierre, la société française s'est soudainement, presque miraculeusement, pacifiée et civilisée.

Fin 1795, on a ainsi vu tout à coup apparaître, dans les rues de Paris, d'étranges jeunes femmes arborant une mode scandaleuse, en protestation contre la Terreur, son moralisme, sa pruderie, sa volonté d'uniformisation.


C'étaient les "Merveilleuses", compagnes des "Incroyables".  Il est de bon ton aujourd'hui de les déprécier. Ce ne seraient que de vulgaires crétines, terriblement superficielles, indifférentes à la misère du peuple. Elles ont pourtant initié une véritable "Révolution culturelle".

Voici comment on peut les décrire (in "La Terreur" de Jean-Clément martin): "Savamment dénudées par des voiles transparents et des vêtements luxueux, elles marchent sur de légères sandales en portant de minuscules sacs inutiles. Leurs cous marqués par un maquillage et leurs cheveux coupés ras derrière évoquent le trajet de la guillotine, et certains corsages sont fermés par des croisillons "à la victime".


On parle de leurs excès et de leurs débauches, de leurs bals scandaleux où les valses étaient l'occasion d'attouchements sexuels. Les principales actrices et égéries sont Juliette Récamier, Madame Tallien et surtout une certaine Rose Tascher de la Pagerie, veuve du général Beauharnais (conventionnel guillotiné), puis maîtresse de Barras (qui a arrêté Robespierre) et enfin épouse d'un jeune général ex-jacobin, Napoléon Bonaparte.

Avec les "Merveilleuses", la Grâce et la légèreté ont tout à coup chassé la peur et l'angoisse ainsi que les sinistres bourreaux de la Révolution.


Le Directoire, ça a donc été un grand moment pour l'apparence. Il faut souligner, au moment où on déplore la disparition de Karl Lagerfeld, que ça a consacré la naissance de la Mode, un bouleversement complet au cours du quel les femmes ont pour la première fois imposé une nouvelle esthétique et fait reculer la pudeur en exhibant leur corps.

Il faut s'interroger là-dessus: pourquoi, au lendemain d'une époque effroyable, celle de la Révolution et de la Terreur, libérer le corps est-il devenu une nécessité ? Il s'agissait sans doute de briser les conventions sociales et sexuelles d'une époque sinistre, grise, corsetée, entravée. Il s'agissait, finalement, d'achever la Révolution en inaugurant celle des mœurs.


Depuis le Directoire, les femmes sont maîtresses de leur apparence et de leur beauté. Ce qui peut être, aussi, un nouvel asservissement.


Quelques images de "Merveilleuses", notamment de Juliette Récamier et de deux exemples de la nouvelle coupe de cheveux: à la Titus ou "à la victime". 

J'ai complété avec quelques réinterprétations saisissantes de John GALLIANO.

Dans le prolongement de ce post, je recommande aussi les célèbres pâtisseries "Au merveilleux" de Fred. Elles s'inspirent justement du Directoire et proposent de multiples meringues à la crème fouettée, gâteau traditionnel du Nord de la France.

Enfin, je vous signale la sortie d'un CD merveilleux et hypnotique: "Dune" du groupe CANINE.

samedi 16 février 2019

La société disciplinaire


La Révolution Française, on le sait, n'a pas simplement aboli la royauté et l'ordre nobiliaire. Ça a surtout été un bouleversement institutionnel complet touchant notamment la Justice, l'enseignement, les malades.

Aux châtiments exemplaires, on a ainsi substitué la prison et la guillotine; et puis, on a créé les établissements d'enseignement avec les grandes écoles et la promotion au mérite; enfin, on a érigé les hôpitaux généraux et les établissements psychiatriques. Tout cela est allé de pair avec la naissance de la société bureaucratique dans le prolongement de la rédaction du Code Civil.

Depuis deux siècles, toutes ces nouvelles institutions façonnent la modernité de l'ensemble des pays développés.


 
C'est de plus en plus dénoncé aujourd'hui et ça donne lieu à un débat sans fin:

- d'un côté, il y a ceux (Marcel Gauchet) qui voient dans ces institutions la reconnaissance, dans le droit fil de la philosophie des Lumières, de l'individu autonome et responsable;

- de l'autre, il y a les penseurs libertaires (Michel Foucault et tous ses épigones) qui voient là le début de la société disciplinaire, d'un encadrement et d'un contrôle généralisés des individus à travers la diffusion de multiples micro-pouvoirs. C'est la vision nietzschéenne (et même kafkaïenne) de la société comme domestication de l'homme.
  
Évidemment, la vision libertaire est plus séduisante, elle a pour elle l'attrait de son romantisme. Mais sérieusement, est-ce qu'on vit vraiment aujourd'hui dans un système social d'une violence et d'une cruauté implacables ?  J'ai tout de même l'impression que le jeu démocratique amortit beaucoup de choses.



















Mais c'est vrai aussi que les aspects les plus infimes et les plus intimes de nos vies sont désormais codés, réglementés et que des armées entières de fonctionnaires et de serviteurs de l’État  sont aujourd'hui mobilisés pour nous prendre en charge, nous placer en situation de dépendance et nous maintenir dans le droit chemin.


A cet égard, les chiffres peuvent être plus parlants que les analyses. J'ai ainsi noté en consultant les sites des différents ministères que :

- sur une population de 67,2 millions de Français, la population active ressortait à 29,6 millions. Ces 29,6 millions de la population active comprennent un peu moins de 3 millions de chômeurs mais aussi 5,53 millions de fonctionnaires (État, collectivités, hôpitaux, soit 72 fonctionnaires pour 1 000 habitants), 950 000 agriculteurs et 3,1 millions de salariés dans l'industrie.

Commentaire: les "actifs" en France sont beaucoup moins nombreux que les "inactifs" (jeunes, retraités). Quant à ceux qui exercent une activité directement productive (agriculture, industrie) et qui "entretiennent" donc les inactifs, ils sont incroyablement minoritaires. Ils pourraient avoir de bonnes raisons de se révolter.


Dans le domaine de la santé, il faut remarquer que:

- le nombre de séjours en hospitalisation complète est d'un peu plus de 12 millions sur une année. Ça veut dire qu'un Français a une "chance" tous les 5,5 ans d'être hospitalisé, ce qui n'est pas négligeable.

- 420 000 patients sont hospitalisés en psychiatrie. C'est tout de même l'équivalent d'une ville comme Toulouse.

- 728 000 personnes résident en établissements pour personnes âgées (EHPAD, USLD). C'est à comparer aux 9,5 millions de personnes âgées de plus de 70 ans.

L'ensemble de ce secteur emploie 1,2 million de personnels hospitaliers. Il faut évidemment ajouter toute la médecine libérale (120 000 médecins).

Quelques données font par ailleurs réfléchir: près d'un Français sur 4 consommerait des somnifères et anti-dépresseurs. Bref, les Français sont accros aux psychotropes et détiennent même, en la matière, un record mondial. Enfin, il y aurait un peu plus de 12 000 suicides chaque année et surtout un peu plus de 160 000 tentatives. Là encore, les chiffres ne sont pas comparativement favorables à la France: on y est singulièrement déprimé.

S'agissant de la Justice, j'ai noté que:

- il y aurait plus d'1 million d'infractions

- le nombre annuel de délits avoisinerait 600 000.
- à peu près 2 400 crimes sont commis chaque année.
- le nombre de personnes détenues dans les prisons est d'un peu plus de 70 000 dont seulement 2 800 femmes.

Commentaire:  les infractions et délits sont presque chose banale. En revanche, on a assez peu de chances d'être victime d'un crime. De même, la probabilité (100 détenus pour 100 000 habitants) d'être incarcéré est faible (surtout si l'on est une femme).

Pour tous ces crimes, délits et infractions, le Ministère de la Justice emploie 81 000 agents dont 28 000 surveillants de prison. Il faut ajouter 245 000 représentants des forces de l'ordre (144 000 policiers et 98 000 gendarmes).


S'agissant enfin de l'enseignement, il y aurait un peu plus de 12,3 millions d'écoliers, collégiens et lycéens. S'ajoutent 2, 6 millions étudiants de l'enseignement supérieur dont 1,6 million fréquente l'université.

L’Éducation Nationale emploierait au total 1,1 million enseignants.

Aujourd'hui, 80 % d'une classe d'âge a le bac avec un taux de réussite proche de 90 %. C'était moins de 20 %,  dans les années 60, avec un taux de réussite de 60 %. Peut-être que les élèves sont plus intelligents aujourd'hui mais on peut aussi penser que ce "progrès" du niveau d'éducation résulte surtout d'une volonté étatique de maintenir un maximum de jeunes sous le joug scolaire.


Je vous laisse analyser tous ces énormes chiffres. A vous de vous forger une opinion.

J'en retire quand même, à titre personnel, le sentiment que nos sociétés ont bien changé. La production de richesses et de biens matériels n'est plus leur principale préoccupation. C'est à tel point qu'on se paie même le luxe d'entretenir des masses immenses d'"inactifs" et d'"improductifs". Les sociétés occidentales se sont en fait transformées en de gigantesques et toutes puissantes administrations d’État chargées de réguler et contrôler nos vies.

On peut voir ça positivement: c'est l’État bienveillant qui nous soigne, nous éduque, nous materne, nous gronde, nous punit.

On peut aussi considérer que c'est l’État qui nous opprime et nous assujettit, l État bureaucratique qui  fait de nous un troupeau de moutons dociles pour une vie paisible et sans aventures.

Au final, Kafka était peut-être effectivement bon prophète !

Images de Jean-Jacques LEQUEU (1757-1826), architecte et dessinateur au talent déconcertant. Il a traversé la Révolution française. Une exposition lui est aujourd'hui consacrée au Petit Palais.

Au cinéma, je recommande 2 films traitant de l'exercice du pouvoir: "La favorite" du Grec Yorgos LANTHIMOS et "Vice" d'Adam Mc KAY;

samedi 9 février 2019

L'Europe au crépuscule



On rentre dans une période pré-électorale.
Je m'intéresse d'abord aux élections présidentielles en Ukraine (1er tour, le dernier dimanche de mars) mais je suis également les élections européennes (fin mai).
Mais c'est à vrai dire consternant, inquiétant: difficile d'imaginer scrutins plus dissemblables, aux enjeux et préoccupations aussi éloignés.


En Ukraine du moins, c'est clair! Il y a pléthore de candidats, une vingtaine, mais l'immense majorité se réclame d'une vague tendance centre-droite. Ce qui est sûr, c'est que les pro-Russes ont été balayés. Quant à l'extrême-droite, contrairement à la propagande intéressée du Kremlin, son poids demeure faible, bien inférieur à celui de la France, Hollande, Autriche.


Tous les sondages donnent la revenante Ioulia Timochenko gagnante. Je lui suis plutôt moi-même favorable, elle est un mélange détonnant d'affectivité et de dureté. Ce qui est sûr, c'est que Poutine ne sera pas content si elle est élue et rien que pour ça, elle recueillera beaucoup de voix.

Trois thèmes principaux, étroitement liés, dominent la campagne: comment mettre dehors la Russie et s'en affranchir, comment intégrer l'Europe, comment faire décoller l'économie.




Avec la Russie, personne n'envisage une conciliation et des relations pacifiées. Ça s'appuie sur un constat: la Russie n'a aucune intention pacifique, aucun projet constructif avec l'Ukraine. Elle ne cherche qu'à conduire une politique de destruction et de déstabilisation.

Il en va d'ailleurs de même des relations de la Russie avec l'Europe. La Russie ne rêve que de sa dislocation et elle ne veut surtout pas d'un partenaire européen fort et uni. C'est d'ailleurs pourquoi  elle ne cherche à traiter qu'avec des nations ou des partis isolés pour mieux les circonvenir (la Grèce, la Hongrie, l'Italie, les partis d'extrême-droite européens).



J'ai l'impression qu'on n'a pas bien conscience de ça en Europe de l'Ouest. Le projet russe, c'est l'"Union Eurasienne" qui est tout le contraire d'une démocratie libérale: c'est la réalisation du Bolchevisme national  en extrayant et en combinant tout ce qui est utile du fascisme et du stalinisme. Tout ça, c'est développé avec force par l'idéologue du Kremlin, Alexandre Douguine (dans son bouquin "The foundations of Geopolitics") et ça alimente le travail de sape des démocraties européennes conduit par la Russie.

Dans ce contexte, il est effectivement vain d'envisager un accord, une entente, avec la Russie. Sur ce point, je suis d'accord avec les Ukrainiens. Mais ensuite, comment se débarrasser et s'affranchir des Russes ? Le souhait général est bien sûr de rejoindre l'OTAN mais la frilosité affichée de l'Occident en la matière (par peur de déplaire à Poutine) risque de conduire à des solutions militaires individuelles évidemment hasardeuses.

La seconde revendication forte des Ukrainiens, c'est leur adhésion à l'Europe. Selon un sondage, 80 % des Ukrainiens y seraient favorables (contre seulement seulement 8 % de Russes). Là encore, la réaction occidentale est a priori négative: on ne va tout de même pas s'encombrer de ces pouilleux et de ces misérables. On en a déjà bien assez avec les Roumains et les Bulgares sans compter tous ces pays insignifiants qu'on mélange tous et qu'on ne sait pas situer (la Lettonie, la Slovénie, la Slovaquie, l'Estonie etc...) et tous les braillards qui font du dumping social et nous envoient de la viande pourrie (la Pologne, la République Tchèque, la Hongrie). Inutile de rappeler que l'Ukraine a été l'un des foyers de la culture européenne, c'est totalement méconnu. Il est certes compréhensible que l'on n'accorde pas une adhésion immédiate à l'Ukraine mais un grand pas pourrait être effectué si on lui accordait, du moins, le statut de postulant.

C'est seulement quand ces deux questions essentielles, la relation à la Russie et à l'Europe, auront trouvé une solution que l'Ukraine pourra espérer voir son économie démarrer. La difficulté actuelle, c'est que l'avenir est aujourd'hui trop incertain et qu'en conséquence, personne (notamment le capital étranger) n'investit en Ukraine. C'est étonnant: toutes les grandes marques et toutes les grandes entreprises ont déserté le pays. Pourtant l'Ukraine a de grands atouts: une agriculture forte et une population éduquée, notamment.



Malheureusement, je me dis souvent que tout cela n'est qu'un rêve. L'Europe de l'Ouest n'en a strictement rien à fiche de l'Ukraine et préférera toujours la politique du statu-quo par peur (de la Russie) et inertie.

Surtout, l'Europe n'a plus de projet elle-même et vit maintenant dans le fantasme de son éclatement, incapable de contenir les dérives populistes qui la minent. C'est le repli généralisé sur soi-même, ses haines et ses peurs.



La France elle-même, dont le Président était fer-de-lance de l'Europe, est en train de fabriquer un effrayant populisme dont Donald Trump serait le modèle.

Je pense en effet que de même que Barack Obama (trop éduqué, trop distingué, trop policé et Noir..) a produit, par réaction, Trump, Emmanuel Macron (trop jeune, trop brillant, trop diplômé) a produit les Gilets Jaunes. Par un étrange et pervers retournement, on en vient à juger Emmanuel Macron arrogant et méprisant alors même que ce sont ses détracteurs qui m'apparaissent d'un incroyable mépris et arrogance.

Un jeune à qui tout réussit, on ne peut que le haïr. On préfère les vieux qui trainent des casseroles et qui ont subi des échecs (Mitterrand, Chirac), on s'en sent plus proches.


Quoi qu'il en soit, on prend plaisir en France à se moquer de Trump et des Américains (comme ils doivent être bêtes pour avoir choisi un pareil Président !).

Mais personne ne semble s'être rendu compte que la pensée Trump, le Trumpisme, vient de conquérir la France.

On en retrouve tous les ingrédients: l'inculture, la vulgarité, la dénonciation des élites et des diplômes, la violence pas seulement physique mais surtout verbale, le recours frénétique aux réseaux sociaux, les procès faits aux journalistes, l'intolérance, le complotisme, le sexisme.

Rien de réjouissant, l'ambiance, l'atmosphère deviennent, à vrai dire, irrespirables. C'est le triomphe du ressentiment et des passions tristes. Dans ce contexte, l'Europe devient un projet beaucoup trop grand pour les esprits devenus petits des Français et elle va sans doute passer à la trappe et poursuivre sa déliquescence.



Images de: Helen FRANKENTHALER (Star Gazing), Raymond JONSON (The Night Chicago), Geneviève ASSE (ouverture de la nuit), Roy LICHTENSTEIN, Augusto GIACOMMETI (Sternenhimmel), Peter DOIG (Milky Way), Henri Michaux (le prince de la nuit), Winslow HOMER (nuit d'été).

samedi 2 février 2019

Lire, c'est vivre


Une petite pause cette semaine avec le simple recensement de quelques livres qui viennent de me marquer.

Un peu d'Allemagne tout d'abord. La littérature contemporaine allemande, c'est peu connu en France, on préfère les assommants romans américains. Les hasards de l'actualité font que 3 de mes écrivains allemands préférés (ajoutez Juli ZEH) viennent de publier:

- Bernard SCHLINK : "Olga". Le portrait, de la fin 19 ème siècle aux années 70, d'une femme originaire de Prusse Orientale. Le croisement d'un destin individuel et de l'Histoire.



- Christoph HEIN : "L'ombre d'un père". Par l'auteur de "Paula T - Une femme allemande". L'Histoire allemande depuis la 2nde guerre. Le poids de la mémoire et de la culpabilité.

- Robert MENASSE: "La capitale". Un livre d'actualité, le récit hilarant des aventures de fonctionnaires européens à Bruxelles. Robert Menasse est autrichien, ce qui explique sans doute son humour et sa plume acide.


A propos de l'Allemagne, je mentionne également un livre de Nicolas OFFENSTADT:  "Le pays disparu - Sur les traces de la RDA". Habituellement, je ne parle pas des livres que je n'ai pas aimés mais celui-ci a reçu trop de critiques élogieuses pour que je ne réagisse pas. L'auteur souhaite ressusciter l'ancienne RDA disparue il y a 30 ans, ce qui est un projet estimable. Mais il reconnaît qu'il n'a jamais mis les pieds dans le pays quand il existait. Du coup, il se contente d'une approche archiviste et muséale. Ça se transforme vite en une entreprise de justification et de célébration. Un livre douteux qui passe complétement à côté de l'existence réelle des habitants du pays. J'intitulerais volontiers ce livre: "Les mensonges de l'objectivité".



En contrepoint, je recommande vivement les livres de deux écrivains qui savent de quoi ils parlent et qui ont vécu de l'intérieur le communisme:

- Elena BALZAMO: "Triangle isocèle". Un tout petit livre mais très juste et qui va à l'essentiel. Elena Balzamo a vécu en URSS et décrit très bien les mécanismes de la dictature ordinaire: une sorte d'endormissement généralisé au sein duquel on trouvait quelques échappées. Et puis les portraits de soutiens étrangers du régime, complices actifs et intéressés... Il y a enfin des réflexions intéressantes sur le multi-linguisme, le multi-culturalisme.
  
- Gyorgy DRAGOMAN: "Le bûcher". Dragoman fait partie de l'importante minorité hongroise de Roumanie. Un livre terrifiant qui ressuscite bien les mécanismes de peur, manipulation, terreur exercés durant la dictature communiste. Un traumatisme général qui perdure aujourd'hui et explique le malaise actuel.


Maintenant un peu de littérature en Hébreu.

- Eshkol NEVO: "Trois étages". La littérature d'Israël, je connais mal. J'avais emmené ce bouquin à Tel-Aviv et j'ai été enthousiasmée. Une étonnante modernité, de la psychanalyse en action. Connaît-on jamais ses voisins ? Des personnages paranoïaques et tourmentés qui illustrent chacun une instance freudienne: le çà, le moi et le surmoi.

 Enfin de la littérature française:

- Sarah CHICHE: "Les enténébrés". J'ai déjà évoqué, récemment, "Une histoire érotique de la psychanalyse". Presque simultanément vient de sortir ce sombre roman. Qu'est-ce qui surgit du Mal dans l'Histoire dans le psychisme familial ? L'amour est-il encore possible ?

 - Jean ROLIN: "Crac". La découverte des châteaux des croisés au Liban, en Syrie, en Jordanie sur les pas de Lawrence d'Arabie. Un point de vue très insolite qui m'a appris plein de choses.

- Michel HOUELLEBECQ: "Sérotonine". Je n'ai, bien sûr, pas la prétention d'ajouter quoi que ce soit aux innombrables critiques déjà publiées. Plus que des romans, les livres de Michel Houellebecq sont, pour moi, de véritables bouquins de sociologie.

Images de Leonora Carrington (1917-2011), Remedios Varo (1908-1963), Zdzislaw Beksinski (1929-2005).

Au cinéma, je recommande "Les fauves" de Vincent Mariette et "Les estivants" de Valeria Bruni Tedeschi.