samedi 25 janvier 2014

De la cruauté



La cruauté, c’est ce qui dérange le plus à tel point qu’il y a un grand silence là-dessus. Le scandale est trop grand. Comment peut-on prendre plaisir à la souffrance d’autrui ? Ca interroge les gouffres humains. On peut comprendre, à l’extrême rigueur, la violence et la haine, ces passions chaudes qui font partie de la vie et peut-être de ses nécessités. Le crime passionnel, par exemple, c’est, plus ou moins, dans l’ordre des choses, mais la cruauté, elle, elle est inassimilable : c’est une passion froide, superflue, un surcroît incompréhensible.


C’est d’abord la cruauté  des enfants qui torturent impitoyablement les animaux ou des camarades de classe qu’ils choisissent comme boucs-émissaires. On le sait, les enfants sont malfaisants et c’est sans états d’âme qu’ils deviennent des tueurs. Ils sont sans pitié, tout simplement parce qu’ils n’ont pas encore de capacité d’identification à l’autre. L’autre n’est pour eux qu’un objet indifférent. Ils se jugent, et on les juge d’ailleurs, innocents.


C’est ce qui les rend proches des tueurs en série et des meurtriers de masse. Pour le soldat ou le serial killer, à la différence du criminel par passion,  la victime n’est rien, elle n’est qu’un objet, qu’une chose. Ils se sont même vidés de tout sentiment, de toute haine à son égard et c’est comme ça qu’ils arrivent à tuer de sang froid, en toute sérénité, sans éprouver de culpabilité. Il ne faut pas croire, ainsi, que les armées, mêmes les plus cruelles, même les armées nazies, soient constituées de pervers psychopathes, il ne s’agit généralement que de bons pères de famille.


C’est ça la clé de compréhension du crime, celle- là même qu’ont indiquée Freud et Dostoïevsky. Pour la plupart d’entre nous, ce qui fait obstacle au crime, ce qui nous empêche de passer à l’acte, ce n’est pas notre bonté naturelle, qui d’ailleurs n’est qu’une fiction rousseauiste mensongère, c’est la seule crainte du sentiment de culpabilité : « l’œil était dans la tombe… ».


Mais ça veut dire aussi qu’on est tous animés de pulsions meurtrières que la seule barrière culturelle parvient à réprimer. Parfois cette barrière est levée comme chez les enfants (où elle n’est pas encore installée), ou pendant la guerre.  Et il faut bien reconnaître que cette levée des interdits nous procure un plaisir trouble, un sentiment océanique : le plaisir de la guerre, rarement évoqué (Paulina Dalmayer, Robert Redeker), ou l’ « innocent » plaisir du meurtre par procuration (par exemple dans la lecture de romans policiers).


Notre proximité avec le crime et le plaisir que l’on peut y prendre, c’est cela la grande énigme de la condition humaine.Ce dont nous rêvons sans cesse, c'est de la mort de nos proches. « Chaque jour, à chaque heure, dans nos motions inconscientes, nous écartons de notre chemin ceux qui nous gênent, ceux qui nous ont offensé et causé dommage » (Freud : « Psychologie des masses »). Notre hostilité fondamentale à l’encontre de nos semblables, c’est la réalité première et c’est pourquoi le message chrétien d’aimer son prochain comme soi-même relève de l’impossible. La sexualité humaine a pour moteurs l’agression et la cruauté.


Mais tout de même, me direz-vous, on vit dans des sociétés de plus en plus pacifiées, compassionnelles, où l’altruisme est érigé en règle de conduite. Là encore Freud nous refroidit : « La plupart des exaltés de la compassion, des philanthropes, des protecteurs d’animaux se sont développés à partir de petits sadiques et de bourreaux d’animaux ». « Considérations sur la guerre et la mort ».


Notre « part maudite », c’est donc notre cruauté primitive,  intrinsèque. Notre propension naturelle, ce n’est pas la bonté, c’est le crime.


Il arrive d’ailleurs que cette cruauté première se retourne contre nous. C’est comme ça qu’on devient mélancolique, névrosé, voire obsessionnel.


Mais cette agressivité, cet instinct criminel, me direz-vous encore, ça ne concerne que les mecs qui sont effectivement des tueurs et des violeurs nés. Les femmes, elles, sont la bonté, la douceur, la pitié incarnées.


Je n’en suis pas sûre ! Moi-même, je l’avoue, je suis une terrible tueuse. Il y  a en moi une soif de destruction. Les femmes peuvent se dispenser de la cruauté physique, tout simplement parce qu'elles peuvent avoir librement recours à la cruauté mentale. Ce que j’adore ainsi, c’est torturer mes amants : leur faire croire, d’abord, qu’ils sont des gens très bien puis, ensuite, les écraser impitoyablement. Pourquoi d'ailleurs cherchons-nous à séduire, nous faisons nous belles, portons des vêtements magnifiques, si ce n'est pour dominer les hommes ?



Parfois, j’en ai honte, je culpabilise, je me dis que je suis abominable, peut-être une salope comme on dit, mais je sais aussi que je n’ai pas le choix si je veux survivre. Là-dessus, Choderlos de Laclos a tout dit : les rapports entre les sexes sont des rapports de pouvoir, ce qui veut dire des rapports de cruauté.


Tableaux d’Otto DIX, bien sûr (1891-1969). Ce qui est curieux, c’est qu’après la guerre, il n’a plus rien produit.


Quant à mon post, il recycle simplement, à nouveau, la pensée de Freud (notamment « Malaise dans la civilisation ») sous des aspects qui me semblent aujourd’hui étrangement occultés. Je renvoie aussi à un petit live « Cruautés » qui vient d’être publié aux P.U.F..

samedi 18 janvier 2014

J'ai lu


Jared DIAMOND : « Le monde jusqu’à hier – Ce que nous apprennent les sociétés traditionnelles ». Par l’auteur d’ « Effondrement » et « De l’inégalité parmi les sociétés ». Un livre qui est le fruit des nombreux séjours de l’auteur (depuis le début des années 60) en Nouvelle-Guinée (ou Papouasie-Nouvelle-Guinée) qui, jusqu’à une époque très récente, abritait de nombreuses sociétés ayant vécu à l’écart de la « civilisation ». 


C’est un bouquin qui nous conduit à réévaluer et relativiser beaucoup de nos comportements et certitudes : les amis, les ennemis, la guerre, la justice, l’éducation des enfants, le traitement des personnes âgées, le multilinguisme … Rien n’est évident, rien ne va de soi. C’est un très bon bouquin d’anthropologie; en plus, c’est américain, donc  ça ne vole pas trop haut et c’est facile à lire. Un seul regret : près de 600 pages quand même, ça aurait pu être plus synthétique.



Timothy SNYDER : « Le prince rouge ». Par l’auteur de « Terres de sang ».  Un livre extraordinaire mais que je ne conseillerais peut-être pas à tout le monde : il faut être fana d’histoire de l’Europe Centrale. Au-delà du destin hors du commun de Guillaume de Habsbourg qui s’était pris de passion pour l’Ukraine,  ce livre pose plein de questions : on a complétement détruit, après la 1ère guerre mondiale,  l’Autriche-Hongrie et l’Empire des Habsbourg et il est de bon ton, aujourd’hui de railler cet Etat conservateur, voire réactionnaire. 


Pourtant, l’Autriche-Hongrie, c’était aussi une grande réussite : le pays-phare de la culture européenne (non, non !  ce n’était pas du tout la France) avec des génies comme s’il en pleuvait, le triomphe des arts et des sciences ; un Etat multi-culturel dans lequel on parlait une bonne dizaine de langues et où toutes les communautés arrivaient à vivre ensemble ; des villes magnifiques (Vienne, Prague, Cracovie, Lemberg, Budapest) avec une architecture homogène; une grande qualité de vie (des cafés, de la musique, une certaine frivolité). A l’heure du triomphe des Etats-nations, l’Autriche-Hongrie, ça peut donner à réfléchir.


Michel FOUCAULT : « La société punitive ». Il s’agit de cours professés en 1973. Ca se lit plus facilement que ses écrits théoriques et c’est plein d’idées lumineuses (en particulier, cette vision d’une guerre civile originelle). Moi, ça m’intéresse beaucoup, parce que je crois vraiment que la société punitive, la société disciplinaire, c’est bien notre réalité, on est en plein dedans  et ça se renforce sans cesse. 


Le pire, c’est que ça s’appuie sur les institutions « bienfaisantes » : l’école, les hôpitaux, la justice. Aujourd’hui, les choses ont évolué et c’est évidemment l’écologie et internet qui constituent les pivots de la nouvelle domination.


Jack El-HAI : « Le nazi et le psychiatre ». Un récit étonnant : celui de la rencontre entre un jeune psychiatre américain, Douglas Kelley, et les criminels nazis jugés à Nuremberg. Il s’agissait de déterminer si les principaux dignitaires nazis n’étaient pas atteints de troubles mentaux (et s’ils pouvaient donc être jugés) et s’il existait une personnalité nazie. Les analyses de Kelley ont été sans équivoque : les nazis étaient des gens d’une absolue « normalité », sûrement pas des fous. Ca rejoint les thèses d’Hannah Arendt sur la banalité du mal, c’est d’autant plus effrayant. Une incroyable galerie de portraits très vivante, en particulier de Göring mais aussi de Hess, de Ribbentrop, de Frank, de Kaltenbrunner. Un livre essentiel et très troublant. Une conclusion tragique : 10 ans après le procès de Nuremberg, Douglas Kelley s’est suicidé en ingérant …une capsule de cyanure (i. e. en choisissant la même mort que Göring).


Roman SENTCHINE : « Les Eltychev ». Voici un vrai roman de la province russe, bien glauque et bien sinistre. Une famille minable dans un village minable, en plein hiver, avec l’alcool et la pauvreté pour seuls horizons. Roman Sentchine, né en 1971 dans la République de Touva, est une figure montante de la littérature russe.



Owen MATTHEWS : « Moscou Babylone ». L’exact contrepoint du livre précédent. Moscou dans les années 90. Une vie à la Dostoïevsky, d’orgies et de résilience. Par l’auteur des « Enfants de Staline ». « En Russie, j’ai aimé et j’ai tué. Et j’ai découvert que, des deux, c’est l’amour qui est le plus terrible ».



Images de Zbigniew CHROSTEK, peintre polonais (né en 1958 à Katowice).


Au cinéma, je recommande absolument : « La vénus à la fourrure de Roman Polanski, « Nymph()maniac » de Lars Von Trier et le tout récent « Pour ton anniversaire » de Denis Dercourt. J’insiste même sur ce dernier film qui est un extraordinaire condensé de la culture allemande. L’un des meilleurs films de ces derniers mois.

  

dimanche 12 janvier 2014

L'argent


Les problèmes d’argent, je ne veux pas en entendre parler.  Je dépense d’abord, je vois après :

Je rêve du Japon, je prends un billet d’avion pour Tokyo.
Des fringues ou des pompes me plaisent, j’achète.
A la Fnac, tout ce qui m’intéresse, livres, CD, tablette, remplit tout de suite mon sac.
Je trouve des ormeaux ou des légines chez Daguerre, j’organise tout de suite un festin avec les copines.




Je déteste l’esprit d’économie, les comptables, les avares.

Je consulte le moins possible mon compte en banque, je ne fais pas de budget prévisionnel, je me veux au-dessus de ça. J’achète des actions et après, je me désintéresse de l’évolution de leur cours. Je regarde seulement de temps en temps où ça en est. J’ignore où j’en suis avec le fisc, je sais tout juste que c’est beaucoup.




Ca peut, peut-être, sembler bizarre pour quelqu’un qui, comme moi, travaille dans le domaine de la finance. Mais je pense justement que les bons financiers sont des gens qui entretiennent une certaine distance avec l’argent. Ce qui est sûr, c’est qu’on ne devient pas riche en économisant sou à sou. Il faut plutôt, paradoxalement, savoir dépenser et accepter de perdre.




C’est vrai aussi que ma belle attitude détachée, c’est facilité par le fait que, de l’argent, je dois l’avouer, j’en ai suffisamment pour ne pas avoir à y penser. Ce n’est pas que je sois riche, simplement, j’ai des besoins très circonscrits.

En écrivant cela, je sais bien que je peux apparaître scandaleuse, voire insultante. C’est difficile dans un pays comme la France où la rancoeur et la jalousie sociales sont extrêmes. Dans ma vie sociale et professionnelle, je suis très vigilante là-dessus, je la joue, le plus possible, profil bas. Je me présente comme une obscure technocrate. Comme ça, j’ai encore une double vie.





C’est sûr que ma situation relativement privilégiée peut apparaître injuste parce que je n’ai sûrement pas travaillé plus que les autres pour en arriver là. Mais ça ne l’est peut-être pas complétement non plus parce que je ne suis pas entièrement « substituable » : mon boulot, peu de gens peuvent l’exercer et puis,  je ne suis jamais à l’abri d’un crash qui me vaudrait plongée dans l’indignité.




Mais au total, c’est quand même vrai que je peux m’interroger sur la légitimité de ma situation matérielle. Parfois, j’éprouve un sentiment d’imposture ou de culpabilité mais on ne peut pas non plus vivre avec ça. Valeria Bruni-Tedeschi a admirablement exprimé ça dans ses films et, surtout, elle l’a transfiguré en adoptant un humour ravageur, en renvoyant dos à dos les riches et les envieux.




L’argent, c’est sûr, corrompt. Pas seulement celui qui en possède mais aussi ceux qui n'en ont pas, les pauvres, et finalement ca contamine l’ensemble des relations interindividuelles. Sans cesse, on vous évalue, vous jauge en fonction de votre supposée fortune. Chez beaucoup, c’est même une obsession et l’argent va jusqu’à structurer nos relations amoureuses. C’est d’autant plus fort que c’est occulté mais on est bien rentrés dans l’âge du cynisme affectif avec, pour ingrédients, la jalousie et la mise à l’écart des déshérités.




On déteste tous, bien sûr, les riches mais ils nous fascinent et on méprise aussi les pauvres.

D’ailleurs, le vrai problème n’est pas de manquer d’argent. Ce qui est jugé intolérable, c’est que d’autres en aient. L’égalitarisme, la vertu, ce n’est souvent que l’envers de la haine.

A cause de l’argent, il est donc bien difficile d’établir une relation d’égalité, désintéressée, avec quelqu’un. Trop souvent, soufflent les mauvaises passions de la jalousie. C’est l’une des rançons de l’esprit démocratique poussé à l’extrême.





Images du peintre expressionniste-abstrait américain Richard Diebenkorn (1922-1993)

Sur l’argent, je conseille deux livres :

-       Jean-Claude Carrière : « L’argent – sa vie, sa mort »
-       Niall Ferguson : « L’irrésistible ascension de l’argent »



samedi 4 janvier 2014

En Lituanie


La Lituanie au mois de décembre, c’est évidemment un peu sombre et lugubre, surtout quand il n’y a pas de neige.




Mais c’était aussi ce que j’étais allée chercher. Et puis la Lituanie, ça se réfère à mes rêves d’enfant  et d’adolescente. Le pays était, pour moi, brumeux, mystérieux, mythique, plein de bêtes féroces, fées, elfes et lutins.





TRAKAI









WILNO

Ca n’est, hélas, pas tout à fait ça. La campagne, surtout, et les petites villes, massacrées par l’architecture soviétique, sont décevantes.






A gauche, l'entrée de mon hôtel

Il reste que Vilnius (ou Wilno, ou Vilna)  est une merveilleuse ville baroque. J’aime beaucoup aussi Klaïpéda, la mythique Memel allemande. C’est curieux mais peu de Français savent que Klaïpéda était destinée à devenir protectorat français et a été sous administration française de 1920 à 1923.



Ce que j’aime bien en Lituanie, c’est le multiculturalisme. On y parle encore indifféremment russe, polonais, lituanien. Malheureusement, c’est en forte régression parce que, depuis l’indépendance, il y a une lituanisation généralisée de la société. 





C’est non seulement un peu ridicule mais c’est aussi inquiétant parce que ça va jusqu’à falsifier l’histoire du pays en occultant complètement l’apport essentiel des autres cultures, la polonaise en particulier. On ne dit pas grand-chose, non plus, de la disparition de la  «Jérusalem du Nord » (l’ancien surnom de Vilnius, Wilno, Vilna) et de la participation active de la population lituanienne au génocide.



Il est vrai que la Lituanie est l’héritière d’une histoire culturelle extraordinaire. Ce qui est fascinant, c’est que, sur ce territoire perdu, le début du 20 ème siècle, a vu la naissance d’artistes de premier plan : Ciurlionis et Lipchitz en Lituanie ;  mais aussi, tout près, en Biélorussie, Soutine et Chagall et en Lettonie, à Daugavpils, Marc Rothko. Il faut aussi mentionner Romain Gary (qui a continuellement menti sur son enfance) à Wilno et Hannah Arendt, à Koenigsberg.


Photos de Camilla Le Golem en Lituanie sur Sigma DP 2 et 3 Merrill
Si vous vous intéressez aux Pays Baltes, il faut lire : « Les âmes baltes » de Jan BROKKEN en dépit de mes réserves sur certains articles.
Il faut aussi absolument lire : « Lokis » de Prosper Mérimée, une extraordinaire nouvelle vampirique se déroulant en Lituanie.


Je mentionne aussi : « La promesse de l’aube » de Romain Gary
J’admire également la peinture et la musique de Ciurlonis.

Achetez vous aussi un disque d’Arvo Pärt, le grand musicien estonien et revisitez la peinture de Marc Rothko (qui n’est pas un peintre américain comme on le pense généralement).  

Enfin, si vous aimez les vacances à la mer, je vous conseille absolument d'aller sur la presqu'île de Nida où vous pourrez louer une maison peinte, en bois, lituanienne. C'est désert et merveilleux. Thomas Mann y avait une maison que l'on peut aujourd'hui visiter.