samedi 12 juillet 2025

Mirage en économie: la réindustrialisation

 
S'il est un sujet qui emporte l'adhésion de tous les hommes politiques (de Donald Trump à Jean-Luc Mélenchon en passant par Marine Le Pen, voire même Emmanuel Macron), c'est bien celui de la nécessaire réindustrialisation de son pays.

On ne cesse de se lamenter. On ne produit presque plus rien, presque tout est importé. On est inondés par des produits à bas coûts, de la camelote étrangère, asiatique en particulier: l'habillement, l'électronique, la pharmacie, l'automobile. Même notre agriculture est menacée par l'Amérique Latine ou par l'Ukraine .


 Tous les leaders populistes sont d'accord là-dessus: il faut produire et consommer national (français ou américain), réimplanter de belles usines qui répondront aux besoins de la population. Et si les produits seront probablement plus chers, le consommateur s'y retrouvera en qualité, durabilité.

Parce qu'aux yeux des écolos et des populistes, le consommateur, il se laisse trop facilement duper, abuser, par la publicité, les réseaux sociaux, les mirages du "bon marché". Le consommateur, il est crédule, il est futile, il gaspille dans des bêtises. Il faut absolument le remettre dans le droit chemin des biens durables et écologiques. Le consommateur, il faut l'éduquer, le rééduquer, lui apprendre à acheter local.

Retrouver notre souveraineté économique en fabriquant chez nous tout ce dont nous avons besoin et en privilégiant nos bons produits nationaux, c'est donc la solution et le nouveau mot d'ordre. Ca permettra, en outre, de résorber nos déficits et de créer des emplois. Et personne n'ose émettre d'objections tellement cela semble de bon sens.

Etrangement, les Etats-Unis et les pays européens pensent qu'ils ont été les dindons de la farce de la mondialisation, qu'ils se se sont carrément fait voler leur richesse manufacturière par les pays en développement. C'est oublier que l'Europe exporte infiniment plus qu'elle n'importe. Et que ce qu'il faut considérer en économie, ce n'est pas la balance des marchandises mais la balance des paiements (comprenant l'intégralité des échanges financiers et notamment les services).


Et de ce point de vue, la situation de pays comme les USA ou la France est beaucoup moins problématique ou déficitaire qu'on ne l'affirme. Et remettre à l'équilibre une balance du commerce extérieur, c'est facile, il faut pour cela éponger la consommation excédentaire. Mais rien à faire, on préfère s'en remettre à des Trissotins de l'économie.

On préfère s'entêter dans l'absurdité économique et personne n'ose se moquer de l'incompétence de Donald Taco-Trump qui se met à bricoler les droits de douane. Sans doute parce qu'en Europe même, on partage cette obsession manufacturière, cette grande ambition, illusion, industrielle. Si on le pouvait, on relèverait nous-mêmes fortement nos droits de douane. Mais comme on n'est pas dans la même position de force que les USA, on multiplie plutôt les subventions et on envisage même des nationalisations (ce qui est tout aussi nocif).

Ce qui me fait rigoler, c'est que Trump est un anticommuniste viscéral. Mais sa politique économique, on a l'impression qu'elle a été inspirée par la Chine de Mao, ou par l'Union Soviétique, voire l'actuelle Corée du Nord. Là-bas, l'industrie nationale produisait tout ce qui était nécessaire à la couverture des besoins de la population et les échanges avec l'extérieur étaient très limités. On connaît les brillants résultats de cette politique. Est-ce vraiment cela que l'on veut aujourd'hui ?

Et puis, j'en ai assez qu'on considère le consommateur comme quelqu'un de fragile, manipulé, aliéné, à rééduquer de toute urgence pour le recentrer sur ses vrais besoins. Le consommateur, il est peut-être idiot comme le pensent les écologistes, mais il est au moins porteur d'une rationalité essentielle; celle qui concerne son pouvoir d'achat. Et celui-ci, il est impacté immédiatement par les hausses ou baisses de prix. Parce que c'est lui et non pas le pays exportateur qui paie directement les droits de douane.


Je me souviens qu'on avait hurlé à propos des poulets ukrainiens à 5 € importés en Europe au lendemain de l'invasion russe. Les médias télévisés français s'étaient même dépêchés de colporter des horreurs sur ces volatiles probablement radioactifs. Comme si toutes les familles françaises avaient les moyens de se payer des poulets de Bresse.

C'est vrai qu'il y a un grand déclin de l'emploi industriel et agricole depuis plusieurs décennies. Depuis 25 ans, l'industrie, en France, aurait ainsi perdu le quart de ses effectifs. Mais c'est beaucoup moins la conséquence de la concurrence étrangère à bas coûts que celle de l'amélioration de la productivité et de l'automatisation. Et d'ailleurs, si les effectifs de l'industrie ont diminué, la production totale a, quant à elle, augmenté.

L'obsession industrielle des gouvernants occidentaux est, en fait, dangereuse. A défaut de relever les droits de douane comme Trump, on risque de se ruiner en multipliant les aides et subventions en tous genres. Mais qu'imagine-t-on ? Croit-on sérieusement qu'on peut ressusciter une sidérurgie à Dunkerque ou une industrie textile à Roubaix capables de concurrencer l'Inde et le Vietnam ? 


Les emplois industriels sont les emplois d'hier. Et ceux qui subsistent aujourd'hui sont les emplois peu qualifiés et peu rémunérés. En faire la promotion, c'est aller à contre-courant de l'histoire économique, celle de la "destruction créatrice" qu'a si bien décrite Joseph Schumpeter .

La nostalgie est mauvaise conseillère. Les hauts fourneaux, l'automobile, l'habillement, la grande pharmacie, c'est fini sauf pour des segments très spécialisés.

On rentre dans une nouvelle ère, celle des actifs incorporels. Incorporels par opposition aux machines et aux bâtiments. Incorporel pour désigner l'investissement immatériel, celui relevant des données et des logiciels. Et si ça peut rassurer, la France s'en sort très bien en ce domaine.

Préparer l'avenir, c'est plutôt investir dans la formation et l'éducation , notamment dans les disciplines scientifiques et mathématiques. C'est ce qui permettra d'occuper les emplois de demain, notamment dans l'informatique et l'intelligence artificielle.


Images de Casimir Malevitch, Fernand Léger, Clifford Hooper Rowe, Oscar Bluemner, Robert Olstrom, Werner Graul, Paul Hopkins, Robert Hoppe.

Je recommande:

- Philippe Aghion: "Le pouvoir de la destruction créatrice"

- Daron Acemoglu et James A; Robinson: "Prospérité, puissance et pauvreté - Pourquoi certains pays réussissent mieux que d'autres".






samedi 5 juillet 2025

De la décadence

 

Dans mes lectures, j'ai des périodes de "tocades".

En ce moment, j'avale des bouquins sur la chute de Rome.

Je me plonge là-dedans parce que, pour moi, c'est très lié à "l'ambiance" politique mondiale, à l'effet Trump et à la nouvelle coalition des trois empires facho-réacs (Etats-Unis, Russie, Chine) qui prétendent, maintenant, se partager le monde. 

Leur point commun à tous les trois: une même détestation de l'Europe et de sa démocratie. Et ils ont deux abominations principales : 

- l'Etat de Droit qui n'est pour eux qu'une bureaucratie absurde et paralysante; 

- une nouvelle bien-pensance, le "wokisme", qui promeut, paradoxalement, une immoralité générale (l'effacement de la différence des sexes et le "métissage" ethnique et culturel).

A leurs yeux, l'Europe, c'est fini, elle est condamnée à la relégation dans le grand concert des nations. Paralysée par ses réglementations ubuesques et ayant perdu son âme à force de se vautrer dans la débauche.

Et le parallèle est tout de suite établi avec la Chute de Rome, cette chute qui est sans doute l'événement le plus important de l'histoire universelle. Comment l'incroyable, l'impossible, a-t-il pu se produire ?

Et aujourd'hui, l'opinion la plus commune, c'est que la décadence a emporté Rome. Et à Moscou comme à Washington, on ne se prive pas de marteler cette analyse en l'appliquant à l'Europe. Il est vraiment dommage, à ce propos, qu'on ne rediffuse pas les informations russes sur l'Europe. Leur mépris est vraiment édifiant.

Quant à Rome, la décadence y aurait été avant tout morale avec une sexualité débridée incarnée par des personnages comme Héliogabale, Messaline, Néron etc... Et à force de ne plus songer qu'au plaisir, tout le reste, les affaires courantes, la justice, l'activité économique, l'armée, tout cela se serait progressivement délité et parti à vau l'eau jusqu'à la chute finale en 476 (destitution du dernier Empereur romain d'Occident).

Rome est donc brandi comme exemple: voilà ce qui arrive quand on ne cherche qu'à jouir et à se mélanger. On a tous en tête le titre du bouquin de l'historien anglais Edward Gibbon: "Histoire de la décadence de l'Empire romain".

Et c'est vrai qu'on trouve aujourd'hui une énorme littérature sur la question avec une foultitude d'approches et de théories. Mais cette multiplication des théories, depuis deux siècles,  sur la fin de l'Empire d'Occident reflète surtout l'angoisse des peuples face à leur propre disparition.

Et puis ces analyses sont biaisées parce qu'elles reflètent, généralement, les préoccupations de l'époque au cours de laquelle elles ont été élaborées. 

* Tordons d'abord le cou à à l'idée reçue de la grande débauche romaine qui aurait entraîné la chute. C'est un peu "Le Satyricon" de Fellini. Mais les Romains, dans l'ensemble de la population, étaient tout sauf des jouisseurs. Loin de l'érotisme débridé des Grecs, ils portaient plutôt sur la sexualité un regard angoissé, puritain. C'était le sexe et l'effroi, la naissance de cette culpabilité qui continue de nous ronger. La "bagatelle", ça n'était pas l'obsession première.

* Quant aux autres analyses, on a d'abord dit que l'avènement du Christianisme aurait scellé la fin de Rome (Voltaire, Gibbon, Renan). C'est oublier que l'église s'est d'emblée fortement structurée, institutionnalisée, en reprenant l'architecture administrative romaine. Et du reste, Byzance a survécu plus d'un millénaire.

* On a également développé, "dans l'air du temps", une approche écologique, celle du Britannique Kyle Harper. Un petit âge glaciaire et les épidémies de peste auraient précipité la Chute de Rome. C'est tellement réducteur que c'est anodin.

* Ou alors, il n'y aurait tout simplement pas eu de "grande catastrophe" avec une fin brutale de la "romanitude". Le Moyen-Age n'en aurait été qu'un prolongement avec des barbares romanisés et un maintien des principales institutions romaines (Peter Brown).Un point de vue intéressant mais, sans doute, idéologique: il est fait, cette fois ci, l'éloge du multi-culturalisme avec la volonté de proclamer l'équivalence des cultures et les bienfaits qu'apporteraient les Barbares aux "civilisés" grâce à un fructueux métissage. 

Toutes ces visions "modernes" de "la Chute" reposant sur un grand facteur explicatif ne sont finalement que des approches biaisées, détournées. On préférer s'empêtrer et s'embrouiller dans les théories et on a du mal à considérer la réalité brute des choses.

C'est peut-être trop simple, mais la réalité, la vérité, c'est que l'Empire d'Occident a été, brutalement, vaincu militairement par les Barbares. Et ces Barbares, c'étaient les peuples germaniques et plus encore les Huns qui venaient de révolutionner l'Art de la Guerre avec leur extrême mobilité face à des légions statiques. Il est venu un moment (en 410 avec le sac de Rome) où l'Empire a été submergé et n'a plus été en mesure de défendre ses frontières. La pression était devenue trop forte et l'assimilation des Barbares impossible. 

Et c'est vrai que la Chute de Rome était inéluctable. Parce que, comme le souligne bien l'historien Michel de Jaeghere, "il est illusoire de prétendre faire subsister une zone de civilisation entourée d'une périphérie livrée à l'anarchie et à la misère. Parce que la prospérité attirera toujours irrésistiblement vers elle les populations qui en ont connaissance". Et puis, il y a aussi la séduction exercée par le mode de vie des femmes.


Les Barbares veulent alors "s'emparer des richesses produites par la civilisation, faute d'avoir été capables d'adopter les disciplines qui en avaient permis la production". Et il ne faut pas enjoliver les choses, ne pas se détourner des faits parce qu'il y a effectivement eu, après la chute de Rome, un véritable effondrement politique économique, culturel: disparition des villes, de l'agriculture, des arts, de la culture littéraire, de la Paix et de la sécurité. On réhabilite aujourd'hui le Moyen-Age, ça n'était effectivement pas la grande obscurité mais il faut aussi relativiser.

La chute de Rome, ça a bien été, quelles que soient les théories développées, un véritable drame dans l'Histoire de l'humanité. Il y a tout de même bien, en effet, des degrés d'avancement dans la civilisation (tant pis si vous trouvez mes propos d'esprit colonialiste). On prétend aujourd'hui que toutes les civilisations se valent. Oui ! Mais il y a des nuances à apporter. L'Europe, c'est peut-être, en effet, comme le voient les Russes et les Américains, une Rome décadente. Mais ils oublient qu'ils sont, en l'occurrence, les Barbares, ceux qui n'ont pas d'autre argument que la haine généralisée et la menace des armes.



L'Europe, la culture et la démocratie européennes, contre les barbaries russe et américaine. Ca a aussi une implication sexuelle parce qu'il s'agit aussi d'un combat du féminisme contre le virilisme et le machisme. 

On dira sans doute que j'exagère, que je force le trait. Mais face à une grande "internationale des brutes" qui la méprise, l'Europe est en train de devenir absolument minoritaire et déchirée, gagnée, elle-même, par les nationalismes, les conflits internes et la beaufitude.

Les premières images sont des peintres pompiers, très prisé à la fin du 19ème siècle, Jean-Noël Sylvestre et Jean-Léon Gerome.

Je recommande:

- Peter HEATHER: "Rome et les Barbares". J'ai été passionnée et convaincue par ce gros bouquin (800 pages). Il m'a surtout permis de découvrir qui étaient "les Barbares". C'était très confus pour moi. Sa publication en Grande-Bretagne remonte à 2005 mais il n'est sorti que récemment en France, en septembre 2024. 

- Michel de JAEGHERE: "Les derniers jours, la fin de l'Empire romain d'Occident". Un livre très intelligent dans le prolongement de Peter Heather.

Et puis, il y a tous les livres de Paul Veyne (notamment "Sexe et pouvoir à Rome") et tous ceux de Lucien Jerphagnon.


samedi 28 juin 2025

Mes passions persanes


 Chaque matin, depuis plus de 3 ans, je me réveille avec les tripes nouées par l'angoisse.

C'est avec fébrilité que j'ouvre mon ordinateur et allume la radio. Quelle catastrophe, quel drame, vont me tomber aujourd'hui sur la tête ? Quelle monstruosité ont pu inventer, cette nuit, Trump ou Poutine ?

Ca concernait d'abord l'Ukraine. S'y ajoute maintenant l'Iran.

L'Iran et l'Ukraine, difficile d'imaginer deux pays d'apparences plus dissemblables et pourtant ils m'ont façonnée l'un et l'autre. Un peu comme si j'avais eu deux vies, deux parcours distincts, mais qui ont fusionné quand même. 

Je ne vais pas donner mon avis sur les situations militaires actuelles. De toute façon, personne n'a idée de l'évolution à venir: vers le pire ou vers le meilleur ? Je me contenterai donc d'essayer d'exprimer ce que ces événements réveillent aujourd'hui de ma sensibilité.

De l'Iran, je dirai d'abord que sa découverte m'a permis de réfléchir à ce que signifie être une femme, mais peut-être pas dans le sens que l'on suppose immédiatement à l'Ouest.


 Evidemment, c'est d'abord un choc quand on débarque d'Ukraine, un pays où la présence et la domination des femmes s'expriment immédiatement et fortement, très simplement dans la rue où elles ne craignent pas de s'exhiber. C'est même au point qu'on parle souvent des Ukrainiennes avec plein de sous-entendus en Europe. 

Mais c'est largement dans la culture matriarcale des pays slaves où les femmes sont plutôt redoutées et émancipées. Et même si ça apparaîtra peut-être idiot à certains, j'ai tendance à penser qu'il y a des pays féminins (comme les pays slaves) et des pays masculins (comme l'Allemagne, la Grande-Bretagne, les Etats-Unis). La différence, elle se mesure à l'apparence vestimentaire des filles et aux contacts qui peuvent se nouer dans l'espace public. Les pays latins (France, Espagne, Italie), je les classe plutôt au milieu de ces deux tendances.

Et l'Iran, je vais sans doute étonner en disant que je le place au rang des pays féminins. En Occident, on vit dans le cliché de femmes iraniennes entièrement opprimées, vivant toutes dans une indifférenciation générale, celle du triste voile, le "tchador", sous le quel elles se cacheraient soigneusement.

C'est largement faux et j'irai même jusqu'à dire que le spectacle de la rue, à Téhéran, est presque aussi attrayant qu'à Kyïv. Evidemment, on croise quelques noirs corbeaux mais, dans les grandes villes, ils sont minoritaires. 

En Iran, les femmes éclipsent carrément les hommes. Les hommes sont plutôt ternes, sinistres et répressifs. Les femmes sont belles, distinguées et omniprésentes dans la vie sociale et économique. Elles sont plus diplômées que les hommes et on les voit partout, arpentant seules les rues, dans des cafés ou au volant d'une automobile. Elles n'hésitent même pas à "accrocher" et à draguer dans les lieux publics. 

Certes, comme les Ukrainiennes, elles en font souvent trop en matière d'apparence. Beaucoup sont des "fashionistas" au risque du ridicule. Au cours de mon dernier séjour, j'avais ainsi été impressionnée par le nombre de jeunes femmes portant un sparadrap sur le nez (signe d'une récente rhinoplastie consécutive à l'obsession nationale d'un nez trop proéminent).

Mais il n'est pas étonnant que ce soient les femmes qui, en Iran, essaient de conduire la révolte contre les mollahs. Des femmes éduquées, cultivées, affirmées (telles Golshifteh Farahani ou  Abnousse Shalmani) qui portent l'espoir d'une vraie Révolution pas seulement politique mais aussi des mœurs.

Et surtout, il ne faut pas oublier qu'en Iran, il y a la place publique et le domicile privé. Et ça ne se superpose absolument pas. Pour le comprendre et l'éprouver, il faut avoir participé à une "soirée iranienne". L'alcool aidant, ça devient vite complétement débridé et les femmes n'hésitent pas à mener la danse. Une partie importante de la société iranienne vit, en fait, dans une schizophrénie complète, un dédoublement entier de sa personnalité.


 Et ça va même plus loin. En Occident, on croit que les mots et les paroles ont une signification unique. En Iran, tout est plutôt à double sens et doit être interprété. Ce qui désoriente ainsi le plus les Occidentaux en Iran, c'est cette règle chiite absolue de politesse qu'est le "Târof": l'hôte est tenu de proposer à son invité tout ce qu'il peut désirer (un chauffeur de taxi vous dira, par exemple, que sa course est, pour vous, gratuite). Mais l'invité est, lui-même, obligé, de refuser. Et ça donne alors alors lieu à un échange de politesses qui peut être très long. C'est extrêmement complexe et les étrangers ne comprennent généralement pas ça; ils sont alors perçus comme des brutes sauvages. 

Tout est polysémique en Iran et c'est souvent désorientant. Il ne faut jamais prendre les choses et les mots "au pied de la lettre". J'ai moi-même, au début, commis plein d'impairs à ce sujet et je continue, sans doute, d'en commettre. Mais il faut comprendre que votre interlocuteur ne vous ment pas et n'est pas hypocrite. Simplement, en Occident, le langage, la conversation, reposent sur un sens littéral. En Iran, les mots ont plutôt une valeur connotative, affective. Ca explique, par exemple, que presque tout le monde y est fou de poésie et que les personnes les plus modestes soient capables de vous réciter des textes entiers de Hafez ou Ferdowsi.

Voilà pour le nouveau "cadre mental" que m'a fait découvrir l'Iran. J'y ajouterai un nouveau cadre géographique, esthétique et sensuel. Voici quelques-unes de mes découvertes : 

- d'abord la montagne, la vraie montagne. Quand on vient d'Ukraine ou de Russie où la campagne est plutôt plate et monotone, on est d'abord stupéfaits quand on se retrouve dans les villes iraniennes perchées dans des montagnes majestueuses. A Téhéran, c'est facile de se repérer: on dévale la pente ou bien on la grimpe jusqu'au Mont Tochal (à 3 942 mètres d'altitude mais où il est très facile et très rapide de se rendre). Et un peu plus loin, on voit le Mont Damavand (à 5 610 mètres mais lui-même assez facile à escalader). Plus tard, j'ai commencé à travailler à Grenoble. Ca me rappelait un peu Téhéran mais en version miniature.

- la découverte aussi des jardins persans, illustrations de notre futur Paradis. Leurs bassins de fraîcheur, leurs fleurs, leurs parfums entêtants. Ils sont associés à un amour des oiseaux qui les habitent. C'est sans doute pour cette raison que je continue d'entretenir une grande famille de merles chez moi.

- la perception d'une lumière forte, brutale, aveuglante. Les contrastes sont toujours violents, on ne connaît pas les clairs-obscurs, les ciels nuageux qui accompagnent la mélancolie européenne. La palette chromatique est, en fait, très réduite: le bleu azur du ciel et le jaune ocre de la terre. Le vert des prairies et forêts, c'est quasi inconnu (sauf sur la Caspienne). L'Iran, c'est largement, en fait, un monde en jaune et bleu. 

- une quasi absence d'humidité. L'atmosphère est même tellement sèche qu'elle est imprégnée d'électricité statique. On prend souvent une "décharge" en touchant simplement une voiture ou, même, en donnant une simple poignée de main.

- les règles d'hygiène. C'est peut-être ce qui m'a le plus influencée parce que je continue d'en perpétuer de nombreuses règles. Chez moi, je fais d'abord très attention à la propreté des sols (alors que c'est presque secondaire en Occident). Et puis, l'abomination, pour moi, c'est d'être en sueur, d'avoir mes règles, d'avoir mauvaise haleine ou odeur corporelle. Et je préfère, aussi, me retenir d'aller aux toilettes si je ne peux pas trouver à me doucher: pas question de souiller ma jolie culotte (je suis une vraie musulmane sur ce point: je trouve répugnant le papier toilette). Les notions de pur et l'impur, ça structure très fortement les conduites en pays d'Islam et ça se traduit de façon très concrète, dans une opposition forte du propre et sale.

Et je terminerai avec une dernière interrogation. Où va maintenant le pays alors que l'espoir d'un renversement du régime semble s'être évanoui ? Je n'en sais rien mais je préciserai que les Iraniens ne se sentent que secondairement musulmans. Ils sont, plutôt, tous portés par une forme particulière et très forte de nationalisme: plus que de l'Islam (la pire insulte, c'est de les confondre avec des Arabes), ils se sentent les héritiers d'une grande civilisation, celle de Cyrus et des Achéménides, du Zoroastrisme et des Sassanides. C'est peut-être une chimère mais elle est porteuse de rêve.


Quelques images d'artistes femmes iraniennes, notamment Shirin Neshat, Marjane Satrapi, Newsha Tavakolian, Roya Akhavan, Forough Elaie.

Je recommande :

- Sadegh HEDAYAT; "La chouette aveugle" de Sadegh HEDAYAT. J'en ai déjà maintes fois parlé. C'est LE grand bouquin, absolument fascinant, de la littérature persane contemporaine. On vient de publier, l'an dernier, aux "Belles Lettres", une nouvelle édition très documentée. Mais on peut aussi se contenter de la première édition chez José Corti.

- Iradj PEZESHKZAD: "Mon oncle Napoléon". Le second grand bouquin contemporain. D'une loufoquerie absolue mais qui est bien à l'image du pays dans le quel on ne s'étonne à peu près de rien. Remarquable mais peut-être faut-il avoir un peu vécu à Téhéran pour vraiment l'apprécier.

- Nahal TAJADOD: "Passeport à l'iranienne" et "Les porteurs de lumière". Elle est l'épouse du regretté Jean-Claude Carrière (scénariste notamment des films de Luis Bunuel). Le premier livre décrit la vie à Téhéran et notamment toutes les subtilités du târof. Le second est un livre d'histoire, celle de la Perse des Sassanides du III ème au VIIème siècle après J.C.. On ignore à peu près tout en Europe de cette Perse manichéenne et zoroastrienne. Et on ignore également que s'y est développée une église chrétienne, celle des Nestoriens qui ont essaimé jusqu'en Inde, en Chine et en Mongolie. Fascinant.

- Abnousse SHALMANI: "Khomeiny, Sade et moi"; "J'ai péché, péché dans le plaisir". Je me reconnais absolument dans cette femme, également journaliste et chroniqueuse internationale, aujourd'hui, sur LCI. Ses analyses sont toujours très pertinentes.

- Armin AREFI: "Dentelles et tchador" et "Un printemps à Téhéran". Il est le journaliste qui, à mes yeux, décrit, de la manière la plus juste, la vie quotidienne en Iran. Ce n'est pas du tout ce qu'on imagine.