samedi 26 mars 2011

« L’ Apocalypse joyeuse »



Berlin, cette semaine !


L’Allemagne, j’aime beaucoup. Il y a chez les allemands une culture, un goût pour l’analyse théorique, une capacité de réflexion incomparables. Une conversation avec un allemand, c’est toujours grave et profond.



Evidemment, je déteste aussi leur côté « alles in ordnung », leur avarice, leurs délires écologistes et surtout leur intrusion continuelle dans votre vie, mais ça c’est autre chose. Et puis, ils sont tous habillés « pratique », c'est-à-dire comme des ploucs. La séduction, on ne connaît pas en Allemagne. En revanche, être moche n’est pas un problème.


Berlin, j’adore. La ville devient magnifique, hyper moderne, très agréable. Et puis, ça bouge, c’est vivant, underground, trash, punk. Jeune et cosmopolite mais pas du tout de la même manière qu’en France. On vient surtout de l’est, on parle toutes les langues slaves, on est cultivé, éduqué.



J’ai beaucoup travaillé mais j’ai aussi passé mes soirées à boire de la bière dans les brasseries en mangeant des harengs et de l’anguille. Ambiance festive, débridée.


Quand je suis à Berlin, je pense souvent à cette période de la République de Weimar qui a précédé le nazisme, celle de l’apogée de l’expressionisme, mouvement dont je suis une fan. Ca a été, pendant une petite dizaine d’années une période de créativité culturelle extraordinaire. Plus jamais même, l’Allemaqne n’a retrouvé pareille effervescence.



Ce qui est intéressant, c’est que l’expressionisme n’a pas été un simple mouvement intellectuel, comme le surréalisme qui prenait naissance à la même époque en France. L’expressionisme, ça a  vraiment été un mouvement populaire. Il ne concernait d’ailleurs pas seulement la peinture (Kirchner, Pechstein, Franz Marc, Karl Schmidt-Rottluff, etc..) ou la littérature (Gottfried Benn, Yvan Goll, Ewers, Georg Trakl); c’était aussi la musique, le théâtre et le cinéma (Fritz Lang, Friedrich Murnau).


Surtout, l’expressionisme est inséparable de la naissance du cabaret qui a pris, à cette époque, une importance unique. Le cabaret accueillait toutes les classes sociales et il donnait lieu à l’expression des plaisirs et des divertissements les plus scabreux. Il faut évidemment revoir le film de Sternberg L'Ange Bleu, pour avoir une idée de la licence morale qui régnait alors.


" On ne nous a pas demandé
Lorsque nous n'avions pas de visage
Si nous voulions vivre ou non

Maintenant, je vais seule à travers une grande ville
et je ne sais pas si elle m'aime
Je regarde dans les pièces, par les portes et les fenêtres
Et j'attends, et j'attends
Quelque chose.


Si je devais me souhaiter quelque chose
Je serais bien embarrassée
Car ce que je devrais souhaiter
Serait-ce un temps meilleur ou pire

Si je devais me souhaiter quelque chose
Je souhaiterais être un peu heureuse
Car si j'étais trop heureuse
J'aurais une nostalgie pour la tristesse.”


Marlène DIETRICH.
(Chanson composée par F. Holländerpendant le tournage de l'Ange Bleu )

Cette exceptionnelle efflorescence artistique, le nazisme va s’attacher à l’éradiquer le plus rapidement possible. Il ne faut en effet pas l’oublier : contrairement à certaines mythologies parfois développées, les mouvements d’extrême droite reposent d’abord sur l’anti-intellectualisme. Les dignitaires nazis, à commencer par Hitler, étaient ainsi d’une médiocrité intellectuelle effarante (cf. les travaux de Kershaw, Fest et Lionel Richard). Ils étaient tous des ratés et des humiliés chez qui prédominait la soif de revanche.

Cette analyse du totalitarisme demeure, me semble-t-il, pertinente, notamment en France. On y a beau jeu de dénoncer le racisme alors que ce n’est peut-être plus la question cruciale. En revanche, le populisme et la démagogie, à peu près tout le monde s’y adonne en toute bonne conscience. Et c’est peut-être ça qui est inquiétant.

Affiche du célèbre film expressionniste : « Le cabinet du Dr Caligari ».
Josef FENNEKER illustrateur expressionniste

samedi 19 mars 2011

« Les guêpes piquent les visages qui pleurent »




Les Japonais sont généralement considérés avec suspicion.



En Chine et en Corée, ils sont même carrément détestés à cause du silence entretenu sur leurs crimes de guerre.





En Europe, on les juge énigmatiques, impénétrables, pour ne pas dire hypocrites. L’image est même celle de fourmis industrieuses, une multitude indifférenciée obéissant aveuglément, bref l’achèvement d’un monde orwellien.





L’extraordinaire attitude de la population durant les récents événements, son calme, sa dignité, est en train de corriger cette image. Aucune plainte, aucune revendication ; on se dit que les Japonais ont quelque chose de plus que nous, une force morale supérieure, une plus grande capacité à affronter la vie.



C’est sûr que le calme et la réserve des Japonais sont en décalage complet avec l’idéologie « moderne » qui prône la spontanéité et l’expressivité.





Je ne crois pas qu’Emmanuel Kant se soit jamais intéressé au Japon mais c’est un pays qui, sans aucun doute, l’aurait enchanté : la morale et la politesse y sont portées à leur degré le plus pur, celui d’une forme abstraite configurée par sa simple rationalité et totalement déconnectée de toute considération affective et émotionnelle.




Moi, je trouve ça admirable et d’ailleurs, dans ma vie personnelle et professionnelle, je m’attache à toujours être comme ça, toujours imperturbable, impassible, contrôlée. C’est pour moi l’assurance de n’être jamais vaincue dans une confrontation.


Il y a ainsi chez les Japonais une aspiration très forte au calme et à la sérénité avec une répugnance profonde pour le conflit, le désaccord. Mais l’ordre et l’harmonie ne sont pas recherchés pour eux-mêmes, ils sous-tendent surtout une vision esthétique de la vie ; et c’est vrai que l’on peut dire du Japon qu’il est le pays de la Beauté ; beauté peut-être pas immédiate, naturelle, mais plutôt beauté construite, façonnée, la belle synthèse, la belle épure, celle qui résulte de la rencontre de quelques éléments qui font tout à coup sens.



Mais la Beauté, l’harmonie, chacun sait que c’est provisoire, éphémère. Le Temps, c’est une porte qui tourne sur ses gonds, continuellement et brutalement réversible : tantôt la belle harmonie, tantôt l’horreur. Mais ce n’est pas ça qui doit inciter à changer d’attitude, suivant le battant qui nous fait face. Il faut atteindre une même maîtrise face à la beauté ou à l’horreur.



C’est ainsi que nous parvenons à vivre et à survivre.



A ce sujet, je vous invite vivement à lire ou à relire le petit livre de John HERSEY : « HIROSHIMA ». Par une curieuse coïncidence, on vient juste de le rééditer (Texto chez Tallandier). C’est « LE » livre qu’il faut avoir lu sur Hiroshima.

De sa lecture, on ne ressort pas indemne :


« Toutes les deux ou trois maisons, on entendait les cris de personnes ensevelies et abandonnées, hurlant invariablement, sans déroger aux formes de la politesse : « Tasukete kure ! Au secours, s’il vous plaît ! »



« Ceux qui avaient mal se taisaient ; personne ne pleurait, ni ne criait de douleur encore moins ; pas une plainte ; de tous ceux qui succombèrent, pas un seul ne mourut bruyamment ; les enfants même étaient muets ; très peu de gens parlaient. Et quand on donna à boire à certains blessés dont le visage disparaissait presque sous les brûlures, ils burent chacun à leur tour, puis, se soulevant un peu, firent une petite révérence pour remercier. »



Un pays où l’on crie : « Au secours, s’il vous plaît ! », c’est évidemment bouleversant ; c’est la forme achevée de la civilisation.


Fuco Ueda est une jeune illustratrice japonaise dont l’œuvre est déjà importante. Elle s’emploie à utiliser des couleurs acidulées qui contrastent d’autant plus avec des scènes de malaise. Je n’ai en fait sélectionné ici que de gentilles images.

samedi 12 mars 2011

Plaidoyer pour un droit aux identités multiples


On voyage sans cesse dans votre blog, me dites-vous, et finalement on ne sait jamais où on est et qui vous êtes.



C’est vrai ! Ce matin, dans la lumière éclatante du printemps naissant, j’ai arpenté le Ku’damm, en sortant du KaDeWe ; ou bien j’ai descendu Omotesando pour me rendre à Harajuku ; ou bien j’ai chiné à Manucheri après avoir visité le musée du verre ; ou bien je suis allée sur la tombe de Maïakovski à Novodievitchi (Новодевичье кладбище).

C’est faux ! Ce matin, tu es simplement passée devant la lanterne des morts du Parc Monceau puis l’église orthodoxe de la rue Daru avant de te rendre à ton bureau où tu as produit, comme à l’accoutumée, une montagne d’analyses financières.

Je serais donc restée ici. Pourtant, j’ai bien accueilli en moi chacun de ces univers aujourd’hui, simplement par le souvenir, les contacts par mail ou téléphone et surtout la superposition continue des mots et des langues.
La vie vous semble peut-être simple et vous êtes assuré de votre identité : ce que vous êtes, c’est ce que vous faites chaque jour, votre travail, vos trajets aller et retour.



La répétition et la quotidienneté, c’est ce qui fonde vos certitudes, assure votre équilibre. Ce qui fait que vous êtes sûrs d’être bien vous, d’être bien là hic et nunc.

Mais non ! Moi je suis convaincue qu’il s’agit d’une complète illusion. C’est une réalité qu’on refoule, mais, en fait, on passe tous son temps à voyager ailleurs et à s’identifier à quelqu’un d’autre. On s’accommode même très bien de vivre continûment à plusieurs niveaux : c’est l’exercice le plus pur, le plus inaliénable, de notre liberté. Il y a en chacun de nous un pouvoir extraordinaire de fragmentation et de multiplication de notre identité. La preuve : vous rêvez, lisez des romans, allez au cinéma… bref cherchez à fuir l’oppression de la réalité et à donner un sens esthétique à votre vie. Misérables sont les gens « à l’aise », bien dans leur peau et dans leur travail. Ils se privent d’une multitude de vies.

« Je est un autre », dit-on communément. C’est en fait beaucoup plus que cela : je est mille autres, dirais-je, tant est grande notre plasticité psychique qui nous permet de nous fondre à mille lieux et personnes différentes.



La vie est une superposition continue d’images et d’émotions contradictoires qui remettent sans cesse en cause notre stabilité.
S’ouvrir à cette multiplicité, c’est refuser le totalitarisme de l’Etat de droit et de l’identité imposée ; c’est repousser nos limites, notre finitude, au risque, évidemment, de sombrer dans la folie.





Martial RAYSSE, ancien chef de file des «nouveaux réalistes ». Ce qui est intéressant, c’est que, dans les années 70, il a totalement rompu avec cette période pour revenir à des formes plus classiques.

samedi 5 mars 2011

Der Tod in Wien



Passage en coup de vent à Vienne.

Juste le temps tout de même d’aller rêver dans trois cafés : le Griensteidl (fréquenté par Hofmannsthal, Karl Kraus, Schönberg et Arthur Schnitzler), le Schwarzenberg (Otto Wagner, Koloman Moser, Joseph Hoffman) et le Café Central (Stefan Zweig, Franz Werfel et … Leon Trotski).

C’est sûr que Vienne a produit, au début du 20 ème siècle, une incroyable foule de génies. Mais c’est sûr aussi qu’on a bien du mal à retrouver dans la ville actuelle l’ambiance de cette effervescence intellectuelle passée. Ca fait vraiment ville du 3ème âge et c’est d’ailleurs la destination favorite des Tours Operators.


Mais je me dis aussi qu’il y a peut-être une duplicité essentielle de l’esprit viennois : la coexistence explosive de l’esprit petit-bourgeois à la François-Joseph et de l’esprit de rébellion à la Karl Kraus, Weininger ou, plus près de nous, Thomas Bernhard.

Je suis ainsi toujours stupéfaite de considérer que Ludwig Wittgenstein et Adolf Hitler ont pu se côtoyer : les personnalités les plus opposées que l’on puisse concevoir. Un seul point commun toutefois : une même fascination viennoise pour la mort et l’Apocalypse.



Wittgenstein, j’avoue qu’en dépit de tous mes efforts, je n’ai pas réussi à comprendre grand-chose à ses bouquins. Mais sa vie en revanche est, pour moi, un roman extraordinaire : le sommet de la pensée abstraite mais… suicide, folie, judéité, richesse extrême, ascèse, sainteté et perversion.

Quelle interprétation donner aussi de ce qu’il a écrit à la fin de sa vie : « on ne peut raisonnablement ressentir de la rage, même contre Hitler, encore moins contre Dieu » ?


Difficile d’être plus noir et scandaleux. Guère d’illusions sur la nature humaine et la finalité de cette comédie tragique que nous sommes condamnés à jouer.

Mais comment comprendre que l’une des cultures les plus brillantes d’Europe ait pu finalement sombrer dans l’abjection nazie ?

Cette ambiguïté complète, cette contamination possible de la culture par l’esprit du mal, j’ai choisi aujourd’hui de l’illustrer avec des œuvres de l’affichiste Theo Matejko, un viennois de l’entre deux guerres.



J’avoue que lorsque je les avais découvertes, j’avais été enthousiasmée par ses oeuvres des années 20. Theo Matejko a tout de même été, au lendemain de la première guerre mondiale, illustrateur du Berliner Illustrierte Zeitung et a créé des affiches pour Murnau, Ernst Lubitsch et Fritz Lang.


Après, j’ai eu envie de vomir quand j’ai découvert qu’il avait adhéré au national-socialisme et s’était consacré activement à la propagande nazie.




Ca m’a bouleversée parce que cette corruption extrême touche vraiment aux limites de ma compréhension. Je ne partage pas certaines analyses contemporaines laissant entendre que de nombreux intellectuels avaient pu se rallier au nazisme et au fascisme. La vérité était qu’ils étaient absolument minoritaires : la médiocrité intellectuelle est la caractéristique première, hier comme aujourd’hui, des partis d’extrême-droite, ramassis de pauvres types et de brutes assoiffés de revanche sociale.


Theo MATEJKO, affichiste viennois puis propagandiste nazi

Sur la vie de Wittgenstein, je renvoie aux livres de Christiane Chauviré et de Roland Jaccard