samedi 30 mars 2024

Le Songe et l'Eveil

 

Parmi mes bizarreries, il y a sans doute mes horaires "décalés". Je suis souvent à pied d'œuvre dès 3 heures du matin et je me mets aussitôt à fureter, m'activer. Et 3 heures, c'est le début de la vraie nuit: si l'on sort dans la ville, on est à peu près sûrs  de ne croiser absolument personne. Ca explique probablement que je n'ai pas encore pu trouver d'âme compatible. Mais c'est un mode de vie auquel je tiens absolument: "mes nuits sont plus belles que vos jours" dit-on.


Notre rapport au sommeil, ça dit, en fait, beaucoup de nous-mêmes. Je trouve ainsi significatif que, dans la littérature contemporaine, absolument plus personne n'ose évoquer ses rêves ou son sommeil. Un écrivain peut d'ailleurs être sûr que s'il fait cela, son lecteur va se dépêcher d'en sauter le récit. On ne connaît plus que la vie éveillée aujourd'hui.


Pourtant, on se plaisait au 19ème siècle, durant la période du romantisme allemand et du roman gothique, à raconter ses rêves et, surtout, ses cauchemars. Et ça s'est prolongé, au début du 20ème siècle, avec les surréalistes et, bien sûr, Marcel Proust. Ce dernier n'hésite même pas à démarrer "la Recherche" en dissertant longuement sur ses problèmes de sommeil. Difficile de trouver une entrée plus rebutante, plus "hard". Un éditeur exigerait, aujourd'hui, de grandes coupes. 


Et puis, il y a évidemment Freud dont le livre fondateur ( paru significativement en 1900, année charnière) est "L'interprétation du rêve".


Le rêve est l'une des productions les plus signifiantes de nos vies, souligne Freud. Il est même "la voie d'accès royale à l'inconscient". La vulgate affirme que nos rêves sont l'expression de nos désirs profonds. Ils seraient donc généralement de "beaux rêves" aimables et plaisants. C'est, en fait, plus compliqué et moins agréable : les rêves sont à l'image de la condition humaine, ils ne sont pas heureux. Ils sont même "torturants" et pleins d'angoisse car ils traduisent surtout le sentiment de culpabilité que nous éprouvons vis-à-vis de nos impulsions et désirs. 


On ne se sent jamais bien après un rêve, presque déchirés par le sentiment de faute qu'il charrie. On n'est pas des gens simples en fait. On n'a pas une personnalité monobloc. On est toujours tiraillés par des exigences contradictoires, on vit un conflit intérieur permanent. Notre identité, elle est toujours double et duplice.

Mais la modernité n'admet pas du tout ça. La modernité, c'est "la transparence" et les choses univoques. Les états d'âme, la vie nocturne et ses tourments, ça n'est donc pas une préoccupation. On a ainsi évacué tous les problèmes du sommeil. Ou plutôt, on les a simplifiés. Bien dormir, ça relèverait d'abord d'une bonne hygiène de vie. Mais ça se révèle, bien sûr, une thérapie inefficace. Et d'ailleurs, un Français sur trois dit mal dormir et 10 millions d'entre eux ont recours aux somnifères. 


A travers l'insomnie, on cherche bien à échapper à quelque chose. Mais ce quelque chose, qui nous tourmente et nous empêche de dormir, il est devenu quasiment impossible d'en parler aux autres, de l'exprimer.


Alors, on préfère s'abrutir de somnifères et rejeter le sommeil comme un élément perturbateur et secondaire de nos vies. On adopte le train-train de la vie laborieuse, celle qui ne connaît que la vie diurne et valorise les individus francs et directs, tous ceux qui n'ont que de bonnes pensées. Le repoussoir, ce sont les gens "pas clairs", "pas nets", tous ceux qui ne savent pas ce qu'ils veulent ni qui ils sont.


Je rentre évidemment dans cette dernière catégorie. Je préfère l'ombre et le flou à la transparence. La nuit au jour. Et je ne suis d'ailleurs pas une insomniaque même si je dors peu. Parce que j'ai su affronter les monstres qui m'ont rendu visite durant mon sommeil,  je m'éveille toujours avec les idées claires et je carbure aussitôt à plein. 


C'est peut-être cela, d'ailleurs, mon hygiène de vie, ce qui me permet de faire face, cahin-caha, aux vicissitudes de l'existence. Savoir me considérer sans ménagement dans tous les aspects les moins recommandables et les moins "jolis" de ma personne: il ne faut surtout pas entretenir des illusions sur soi-même. Mes rêves, ça m'en apprend donc beaucoup en la matière.

 

J'en tire deux enseignements :

- d'abord que l'on n'éprouve jamais d'amour parfaitement normal. Un amour normal, ce serait celui où le courant tendre, affectueux, romantique, coïnciderait avec le courant sensuel, érotique. Mais ça ne se présente, en fait, jamais comme ça, ça ne colle jamais complétement. En réalité, on est presque tous incapables d'aimer parce qu'on est enfermés dans une terrible contradiction: là où on aime, on ne désire pas et là où on désire, on n'aime pas (Freud, "L'homme aux loups"). 


On ne se sent excités que par des personnes que l'on n'aime pas. Probablement parce que pour désirer, il faut en même temps haïr et qu'en général, on ne hait point ceux que l'on aime. C'est cela qui ressurgit dans nos rêves. Le Grand Amour, ça n'est d'ailleurs qu'une projection sur l'autre de notre propre idéal narcissique. C'est nous-mêmes, en mieux, que l'on croit percevoir chez l'autre. Et ça explique que, dans cet amour que l'on croit partagé, chaque satisfaction érotique est suivie d'une diminution de l'idéalisation de l'autre. La tendresse initiale, elle a vite fait de disparaître. C'est pourquoi, on dit que la chair est triste. C'est pourquoi aussi, il vaut peut-être mieux ne pas avoir de relations sexuelles avec les personnes que l'on aime. Les plus beaux amours, ce sont les amours distants.


- en second lieu, nos rêves nous font éprouver notre part d'immortalité. Immortalité, en ce sens que le passé n'est jamais définitivement séparé, expurgé de nous, et qu'on peut le retrouver.


On a tendance à croire, en effet, que l'on vit simplement dans le présent, dans l'ici et le maintenant. Et que tout s'efface, au fur et à mesure de nos vies. Ce sont les sentiments d'irréversible et de nostalgie.


Mais on découvre que tout ce que nous avons vécu émotionnellement, même et surtout dans notre petite enfance, n'est jamais entièrement perdu. C'est au point que Freud affirme que "l'inconscient ignore le temps" et que rien ne s'y efface jamais. De notre passé, nous conservons ainsi une multitude d'"impressions", de traces sensorielles qui viennent frapper au seuil de notre conscience: le chant de la pluie, l'intensité des couleurs, la première illusion d'un regard. 


Les Impressionnistes ont bien traduit cela. Et Marcel Proust a décrit cette effraction du passé sous le registre de la joie. Sigmund Freud l'a plutôt associée à une angoisse originaire. Mais ce qui est important, c'est cette imbrication étroite du passé et du présent dans nos vies. Sans cesse, le passé, tout mon passé, s'invite à la table de ma vie quotidienne et colore celle-ci d'une étrange tonalité, affective, sensuelle. Il nous appartient de lui faire bon accueil. C'est cela qui est à l'origine de l'Art et fait la beauté de la vie.


Tableaux de Rafal OLBINSKI, Marc CHAGALL, Odilon REDON, Yves KLEIN, Paul KLEE

Je recommande:

- Jean-Yves TADIE: "Le lac inconnu - Entre Proust et Freud". Innombrables sont les points de rencontre entre Proust et Freud: le rêve, les signes du corps, la mémoire, le temps, la mort, la jalousie. Un bref essai par le grand spécialiste de Proust.

- Mircea CARTARESCU: "Solénoïde". Une brique de 800 pages parue en 2019. Un livre monstre du grand écrivain roumain (nobélisable). Un long, très long, rêve-cauchemar. Un bouquin monumental dans l'ombre de Kafka et de Borges. Mais je reconnais qu'il faut vraiment s'accrocher pour parvenir à aller jusqu'au bout de ce bouquin ultra-déprimant.

- Lola GRUBER: "Horn venait la nuit". L'un des grands livres de ce début d'année. Comment nous sommes hantés par l'histoire, la vie de nos familles, de tous ceux qui nous sont, à la fois, si proches et si lointains.  Le réel se tisse sans cesse du souvenir et de ses marques. Un bouquin qui se passe en Moravie (République tchèque), en Slovaquie et en Hongrie.

Au cinéma, je recommande, sur ces thèmes de la nuit, du rêve et du temps : "La bête" de Bertrand Bonello (Le grand film de ces derniers mois) et "Vampire humaniste cherche suicidaire consentant" de la cinéaste québécoise  Ariane Louis-Seize (incroyable de s'appeler comme ça). Ce dernier film (qui n'est pas un film d'horreur) est vraiment original et pose plein de questions essentielles notamment celle-ci: toutes les sociétés reposent sur le crime. 



samedi 23 mars 2024

Du sentiment d'imposture et de la mythomanie

 

Les relations humaines les plus banales, on a tendance à croire qu'elles se tissent sur un mode neutre, égalitaire et bienveillant.


En fait, dès qu'on rentre en contact avec quelqu'un, s'établit un rapport de confrontation/domination. Le conflit est le moteur de la vie. On est agités par un irrépressible besoin de reconnaissance, même au sein de sa famille, même avec ses voisins, ses collègues ou ses amis.


Dans chaque interaction sociale, même la plus banale, on cherche, avec plus ou moins de subtilité, à s'affirmer. Cela parce que l'on veut être reconnu comme "le maître", celui qui dicte aux autres leurs opinions et suscite leur admiration. On a tous besoin de se sentir désirés par les autres. C'est même notre carburant parce que si on en vient à se sentir nul(le), pas intéressant(e), pas désirable, c'est la dépression assurée. La lutte et la victoire symboliques, c'est ce qui nous fait vivre,


Les relations humaines sont, à chaque instant, modelées par une violence hiérarchique. Mais on prend soin de dissimuler cette brutalité sous les dehors de la politesse et d'une apparente attention à l'autre. Mais, en réalité, on se fiche bien des propos de notre interlocuteur. On cherche simplement à le rapetisser pour asseoir notre domination sur lui. Et à cette fin, tous les moyens sont bons: le mensonge, la tromperie, la mystification.


Ca fonctionne à tous les niveaux de la société et plus particulièrement, bien sûr, dans les relations entre les sexes. D'emblée, il y en a un qui cherche à prendre le pouvoir et qui est sans scrupules sur les méthodes utilisées.


Evidemment, l'initiative, elle est encore, dans 99% des cas, du côté des mecs. La Révolution en la matière, elle n'est pas près de se produire.


Mais ce qui est le plus sidérant, c'est les gros sabots qui continuent d'être chaussés à cette occasion. Ma copine Daria et moi, on aime échanger sur toutes nos aventures sentimentales et c'est cet aspect qui nous fait le plus hurler de rire.


Il est vrai que je dois passer pour une proie facile parce qu'en dehors de mon apparence extérieure, je fais tout pour impressionner le moins possible. Je ne brille vraiment pas dans une conversation, je me tiens plutôt coite et je dois, généralement, passer pour une idiote.


Surtout, je n'évoque jamais ma situation professionnelle ni mes études. Je laisse simplement entendre que je survis laborieusement grâce à un job alimentaire (administration et comptabilité).


C'est ma tactique générale. Ne jamais me découvrir, toujours apparaître neutre, insaisissable. C'est sans doute parce que, comme beaucoup d'étrangers qui se sont assimilés, je souffre du syndrome de l'imposteur. Je n'arrive pas à intégrer que j'aie pu réussir en France au point de vivre dans le quartier de la Plaine Monceau. On ne peut que me détester pour cela. Qu'est-ce qu'elle vient encombrer nos plates bandes, celle-là ?


Je suis convaincue que ma situation est imméritée; elle n'est due qu'au hasard, à la chance, voire au favoritisme (parce que ne suis pas trop mal foutue). Je me dis ainsi que les voisins de mon immeuble, tous des bourgeois bien installés, doivent me soupçonner de vivre d'activités peu recommandables.


Ou alors, mon rêve le plus fréquent:  je dois repasser tous mes examens, d'abord le baccalauréat, et bien sûr, j'échoue lamentablement. Je n'ai plus d'autre solution que de retourner là-bas, d'où je viens, pour me coltiner des gosses et un mari alcoolique dans une affreuse banlieue de l'époque stalinienne.


Je porte donc en moi un fort sentiment d'illégitimité qui explique beaucoup mon comportement et mon attitude générale. Mais j'agis alors de manière paradoxale : j'ai un sentiment d'imposture mais je me mets à la pratiquer moi-même de manière retournée, en m'affichant de manière dépréciée.


Et puis, j'ai l'impression que ça contribue à beaucoup enhardir ceux qui s'approchent de moi, pour me draguer. Comme ils m'abordent avec un sentiment de supériorité, ils ne semblent trouver aucune limite en ma compagnie. Ils font aussitôt étalage de leur vie extraordinaire. Tous des grands artistes ou sportifs ou bien des professions prestigieuses. Et puis des loisirs extraordinaires avec de multiples séjours dans des endroits paradisiaques.


Je les écoute, je fais semblant d'être admirative, je glisse juste quelques remarques dont ils ne perçoivent pas la perfidie. Evidemment, ils se montrent plein de commisération quand je dis que je passe mes vacances dans "les pays de l'Est" et que je fais "de la comptabilité". Mais ils sont alors convaincus que je vais me dépêcher de sauter dans leur lit.


Mais quand je les éconduis sèchement, ils deviennent fous furieux. Quelle conne je dois être, moi qui n'ai que mon cul comme atout, pour ne pas saisir ma chance de rencontrer des types aussi bien qu'eux !



Les expériences de ce type, je ne sais pas pourquoi mais je les multiplie. Sans doute parce qu'on m'assimile tout de suite à l'image de la fille paumée de l'Est. C'est plutôt lassant et déplaisant. Mais ça m'en apprend beaucoup sur la psychologie humaine.


Je me dis finalement qu'il y a, dans la société, deux catégories de personnes : il y a les imposteurs (qu'on peut aussi appeler mythomanes, usurpateurs, mystificateurs) et ceux qui souffrent du sentiment d'imposture. Toute une dialectique sociale et un rapport de domination se construisent là-dessus.



C'est la confrontation de ceux qui se font mousser, qui se font apparaître plus brillants qu'ils ne sont, et de ceux qui cachent leur jeu et se font apparaître modestes.


Les imposteurs et les mythomanes sont sans doute les plus nombreux dans nos sociétés. C'est même encouragé au point qu'on entretient avec eux une étrange complicité et fascination. C'est en effet la logique de la société du spectacle et de l'apparence: on se doit d'être pleins de qualités, dynamiques, séduisants, originaux et créatifs. On s'engage donc dans la surenchère. L'important, c'est d'apparaître exceptionnel. On a alors vite fait de sombrer dans l'esbrouffe et le mensonge et finalement, on n'abuse souvent, mais pas toujours, que soi-même.


Le mensonge, c'est, en fait, la grande question. Les imposteurs-mythomanes nous trompent en volant l'identité d'un autre ou en s'inventant une histoire personnelle. Mentir comme ils respirent, s'inventer des vies parfaites, c'est leur carburant.


Mais ils n'ont pas d'autre choix que mentir. S'ils arrêtent, c'est fichu, ils n'ont plus qu'à se flinguer parce qu'ils sont ramenés à la réalité brute de leur existence de minables. Si les mythomanes trompent les autres (mais aussi eux-mêmes), c'est parce que leurs mensonges ne reflètent, en fait, que leur mal-être, leur sentiment d'échec personnel et le dégoût qu'ils ont de leur personne.


Mentir, c'est ce donc ce qui les maintient en vie, en rendant celle-ci supportable. C'est ce qui nous fascine et nous terrifie chez eux.


Mais est-ce qu'on n'est pas tous des menteurs ? Moi-même, est-ce que je n'en suis pas une à tout cacher, tout dissimuler, de ma vie personnelle ? Il est vrai aussi que je peux me permettre ce luxe de la  modestie parce que je ne traîne pas de sentiment d'échec et que je n'éprouve pas le besoin d'embellir les choses. De ma situation réelle, je suis satisfaite mais qu'en serait-il si ça n'était pas le cas ? Peut-être que je me mettrais à broder, enjoliver ma vie.


Il existe, en fait, une convention tacite qui implique que nous disons tous, a priori, la vérité. Mais est-ce que ce ne sont pas, plutôt, des mensonges que nous proférons ? On vit sans cesse dans le semblant, l'artifice, la mystification. On croit, à tort, qu'on a une identité profonde, une vie intérieure. Mais ce ne sont que des foutaises aux quelles ne croient que les adeptes du yoga ou de la méditation et les psychologues du bien-être. Je suis peut-être une dingue ou une débile mais je n'ai vraiment pas l'impression d'avoir une vie intérieure, des pensées cachées riches et profondes.



On est très superficiels, en fait, on ne vit que dans la surface, l'apparence. Il n'y a rien de profond en nous, on n'est que peaux et masques. Et c'est pourquoi on ne sait pratiquer que la dissimulation et la manipulation. Mais c'est peut-être ce qui fait, justement, la beauté, l'esthétique, de la vie.



Tableaux de Léonor FINI, Dorothea TANNING, Françoise de FELICE, Lesser URY, Pablo PICASSO, Emil NOLDE, Edouard MANET, Edvard MUNCH, Felix VALLOTON, Ossip ZADKINE, Auguste RENOIR, Angel Fernandez de SOTO,. Les photographies, des années 50, sont de Paul ALMASY (Hongrois expatrié).

Je recommande :

- Emmanuel CARRERE: "L'adversaire". C'est déjà ancien (2000) mais, si vous ne l'avez pas encore lu, précipitez vous. Une réflexion magistrale sur le mensonge et le paraître social.

- Patrick AVRANE : "Les imposteurs". Un livre de psychanalyse (2009) sans jargon et faisant une large place à des récits individuels. C'est bizarre : en ces temps de transparence obligée, les imposteurs se multiplient. Mais en trompant les autres, ils se trompent aussi eux-mêmes.

- Sonia KRONLUND : "L'homme aux mille visages". Un livre tout récent qui relate le parcours extraordinaire d'un menteur-imposteur compulsif opérant au Brésil, en France, en Pologne. Ce qui est surtout étonnant, ce sont les risques incroyables qu'il n'hésite pas à prendre.






samedi 16 mars 2024

La tentation totalitaire

 

Le constat est cruel: si l'on met en parallèle les deux grands conflits en cours, il est évident que celui qui suscite les adhésions les plus fortes, celle des jeunes en particulier, c'est bien celui entre Israël et la bande de Gaza.


L'Ukraine, les jeunes de l'Europe de l'Ouest s'en fichent de plus en plus. Et il faut bien constater que les quelques manifestations en sa faveur ne rassemblent aucun étudiant français, aucun militant politique "de gauche". Juste quelques malheureux Ukrainiens et ressortissants des pays d'Europe Centrale.  


J'ai, pour ma part, cessé d'essayer de dialoguer avec de jeunes mélenchono-gauchistes. On me sert tout de suite, avec l'aplomb ironique de ceux à qui "on ne la fait pas", deux arguments : d'abord l'Otan qui aurait initialement provoqué la Russie et puis celui du "deux poids, deux mesures". On ne s'intéresserait à l'Ukraine que parce qu'elle a la bonne couleur, celle de l'Occident, et on se ficherait bien des autres causes. L'Ukraine, c'est le bastion avancé de l'impérialisme, inféodé aux USA. Qu'est-ce qu'on peut répondre à de pareils ânes butés ?


Mais l'indifférence ne concerne pas que l'Ukraine. Qui s'intéresse, parmi les jeunes Français, au mouvement "Femmes, Vie, Liberté" (Zân, Zendegui, Azadi), en Iran ? Juste une attention polie et distante. L'esprit n'est vraiment pas à la bagatelle chez les militants révolutionnaires et ce n'est tout de même pas d'Iran qu'on va recevoir des leçons de féminisme. Et pourtant...


Gaza, en revanche, déplace les foules, suscite l'enthousiasme des jeunes. Des lycéens, des profs, des "intellectuels" s'engagent, avec passion, en sa faveur. On mélange tout et on veut subordonner l'aide du gouvernement français à l'Ukraine à un soutien inconditionnel à Gaza. Quant au "génocide israélien", il efface le génocide russe. Et on brandit même des foulards et des voiles en symbole de révolte (?). Pourquoi n'aurait on pas le droit d'affirmer son identité ? On se met à aimer ce qui nous oppresse. Les Iraniennes peuvent remettre leur tchador. 


Le soutien des jeunes occidentaux à la Palestine, les "belles âmes" peuvent bien sûr considérer ça positivement, y voir une expression des idées généreuses d'une jeunesse soucieuse de défendre les opprimés.

 

Personnellement, je trouve ça plutôt glaçant et sinistre. Comment comprendre que des étudiants parisiens, censés être éduqués (ceux de Sciences-Po notamment), s'enflamment pour Gaza au point de mettre en place une véritable ségrégation ? Cette préférence accordée, par les jeunes occidentaux, aux "barbus de l'Islam" ne relève pas seulement de la bêtise et de l'ignorance, mais surtout d'un esprit profondément répressif et puritain. 


On marche sur la tête, on procède à une fantastique inversion des rôles. Parce que la démocratie, elle n'est sûrement pas à Gaza mais, plutôt, en Israël. Oserais-je le dire ? Le peu que j'ai connu d'Israël m'a émerveillée: la beauté, la culture, la qualité de vie, l'extraordinaire cosmopolitisme (on y rencontre toute l'Europe Centrale et aussi une large part de la population, un cinquième, composée d'Arabes, musulmans et Palestiniens). Quant aux jeunes femmes d'Israël, le moins qu'on puisse dire, c'est qu'elles sont émancipées. 


Mais à l'Etat démocratique d'Israël, on préfère Gaza et on se livre à une véritable surenchère victimaire: le peuple palestinien est le peuple opprimé, supplicié, par excellence. On le pare du titre mondial de peuple banni, réprouvé. Et on se met alors, logiquement, à imputer tous les maux, y compris celui de génocide, au minuscule Etat d'Israël. Et surtout, on exige de l'agressé (Israël) qu'il se soumette à l'agresseur. C'est hélas le même processus que pour l'Ukraine.


On n'a tiré aucun enseignement de l'aveuglement et de l'imbécilité totalitaires qui avaient transformé, dans les années 60-70, de nombreux étudiants européens en militants intransigeants du trotskysme ou du maoïsme. On a oublié le véritable terrorisme intellectuel qui était alors pratiqué.


Alors, les jeunes sont-ils des cons ou des fachos ? J'avoue que, personnellement, j'en veux plutôt à ces idiots qui soutiennent indirectement, en toute mauvaise foi, des dictatures. 


Moi, c'est sûr qu'à 18-20 ans, je n'étais vraiment séduite par aucune utopie révolutionnaire. Et pour cause: le bonheur des peuples sous un régime marxiste ou islamique, j'ai tout de même connu un peu ça. Plutôt que Marx et le Coran (que j'ai, malgré tout, étudiés avec attention), je préférais donc trouver un refuge en lisant la littérature libertine française du 18ème siècle et les romans noirs du 19ème. Disons que j'étais plus intéressée par le sexe et les aventures sentimentales que par le matérialisme historique et dialectique. Et j'ai d'ailleurs toujours détesté le puritanisme des militants politiques. S'en prendre au corps des femmes, c'est le premier moyen d'affermir une dictature.


Alors Gaza, oui bien sûr, c'est dramatique ! On ne peut que compatir aux souffrances infligées à sa population. Mais derrière Gaza, je ne cesse de voir le Hamas et le Hezbollah. Et le modèle politique, en même temps que le financeur, du Hamas et du Hezbollah, c'est, il faut tout de même le rappeler, l'Iran des mollahs. 


Des mollahs qui se frottent sûrement les mains du bordel total qu'ils viennent de semer au Proche-Orient. Secoués par le grondement de la Révolution chez eux, ils étaient en perte de vitesse et d'influence. Et surtout, un rapprochement général des pays arabes (le Maroc, les Emirats Arabes Unis, l'Arabie Saoudite) et d'Israël  se profilait avec des accords de paix et de sécurité. La Paix, c'est ce dont ne veulent surtout pas les mollahs iraniens dont le pouvoir ne repose, depuis 1979, que sur la guerre et la déstabilisation générale. 


D'une certaine manière, l'attaque terroriste du 7 octobre 2023 contre Israël était absurde, insensée. Elle était tellement épouvantable, un véritable pogrom, qu'elle ne pouvait que provoquer une réaction forte et légitime d'Israël. Mais son absurdité se révèle aujourd'hui un coup de génie politique des mollahs. D'autant que dans cette affaire, le monde arabo-musulman s'est tenu sinistrement coi et a évité d'exprimer toute réprobation morale: une véritable faillite sur le plan de l'éthique internationale !


Les voilà requinqués, nos barbus iraniens. Ils étaient crevards mais ils reprennent du poil de la bête d'autant qu'ils ont maintenant deux grands amis: d'abord la Russie qu'ils alimentent généreusement en armes mais aussi la Chine. Les trois sinistres compères viennent d'ailleurs de mener des exercices militaires conjoints dans le Golfe d'Oman, non loin de la Mer Rouge. C'est aussi une manière d'appuyer les rebelles houtis, autres créatures des mollahs, qui contrôlent de vastes régions du Yémen et mènent des attaques contre des navires dans la région.


Et surtout, la République Islamique d'Iran redevient, grâce au chaos général créé par le Hamas, le véritable patron du Proche-Orient. Le foutoir est maintenant tel, les passions à ce point exacerbées, que tout espoir de paix durable y est maintenant anéanti.


Le grand cadavre des mollahs est en train de ressusciter sur les ruines fumantes de la pacification qui s'esquissait au Moyen-Orient. Les "barbus de Téhéran" sont devenus les mères maquerelles du Grand  Bordel qu'ils viennent d'y installer.


Mais j'espère, je pense, que ça n'est qu'un ultime sursaut. Parce qu'en Iran, la cocotte-minute est tellement sous pression qu'elle ne peut qu'exploser.


Rappelons nous cette manifestation dans un stade de Téhéran au mois d'octobre dernier. Les spectateurs criaient :"va te foutre dans le cul ton drapeau palestinien". Ca n'était pas très élégant mais, du moins, très significatif.


Ce n'est sûrement pas contre Israël qu'il faut se révolter, c'est contre Téhéran et sa clique de religieux tueurs. Le vrai combat, ce n'est pas Gaza. Le vrai combat, c'est le mouvement "Femmes, vie, liberté". En Iran bien sûr, mais aussi en France. La liberté des corps et l'éducation à la démocratie, c'est indissociable. Et ce sont les femmes qui sont les plus aptes à les promouvoir.


Mes conseils littéraires :

- En matière de littérature d'Israël, tout le monde connaît, bien sûr, la grande Zeruya SHALEV (normalement nobélisable mais...). Mon livre préféré : "Vie amoureuse".

- Personnellement, j'aime beaucoup Eshkol NEVO. C'est très psy et très troublant. On aime évidemment la psychanalyse en Israël. Je recommande, en particulier, "Trois étages" et son tout dernier, qui vient, juste de sortir : "Turbulences". C'est un recueil de 3 nouvelles qui pose cette question essentielle: est-ce qu'on connaît vraiment les autres, en particulier nos proches ?

- Jean-Pierre FILIU: "Histoire du Moyen-Orient de 395 à nos jours". Un très bon bouquin de synthèse, juste et précis, sur cet Orient compliqué.

- Gilles KEPEL: "Prophète en son pays". Un auteur qui ne craint pas de dénoncer les idéologies dominantes, du tiers-mondisme d'hier à l'islamo-gauchisme d'aujourd'hui.

- Chowra MAKAREMI: "Femme ! Vie ! Liberté !" et Marjane SATRAPI, Collectif : "Femme ! Vie ! Liberté !". Comment penser le mouvement révolutionnaire en Iran ? Un mouvement inédit, totalement nouveau, qui a pour point de départ une révolte des femmes et un bouleversement des mentalités.

- Abnousse CHALMANI: "J'ai péché, péché dans le plaisir". J'ai déjà évoqué ce bouquin mais c'est celui-là que vous devez, avant tout, lire. La libération des corps précède, et est même la condition, de la libération des esprits. Une leçon qu'on oublie, de plus en plus, en Occident.

Je vous incite, enfin, à voir le récent film: "Chroniques de Téhéran" d'Ali Asgari et Alireza Katami.