samedi 9 mars 2024

Des musées, du vol et de la volonté de puissance

 

Comme à peu près tout le monde, je fréquente les musées. 


Mais j'ai de plus en plus de réserves. D'abord, je déteste les attentes et les bousculades dans une grande foule. Et il faut bien reconnaître qu'à cet égard, la visite des grands musées européens est devenue particulièrement éprouvante. Le seul musée du Louvre accueille ainsi, chaque année, près de 9 millions de visiteurs. A raison de 300 jours d'ouverture annuels, ça donne tout de même un "troupeau" quotidien de 30 000 personnes envahissant les salles d'exposition. Difficile d'éprouver une émotion esthétique dans ce contexte.


Mais ce sont surtout les finalités mêmes du musée qui, aujourd'hui, m'interrogent. On l'a oublié, mais le musée, c'est une institution finalement très récente: à peine plus de deux siècles, c'est à dire depuis la Révolution française. 


Et ça ne s'est pas fait gentiment, à partir d'acquisitions ou de dons enthousiastes. C'est le simple vol et l'expropriation violente qui sont à l'origine des musées. On a ainsi créé le musée du Louvre à partir de rapines et d'un pillage systématiques effectués en toute bonne conscience. Ca a d'abord concerné tous les biens de la noblesse et du clergé et ça s'est rapidement étendu à tous les territoires annexés (les  actuelles Hollande, Belgique, Allemagne, Italie, Autriche, Espagne).


La France prétendait, en effet, être devenue le pays de la culture et de l'éducation délivrées des superstitions de la religion et du joug des despotes. C'est un "patrimoine libéré" que le musée offrait au peuple: un savoir, des connaissances, qui pouvaient être enfin partagés. Tant pis si la transposition des œuvres d'Art dans un musée en changeait radicalement la signification.


Et tous les grands pays européens se sont mis ensuite à reproduire le modèle français. Le 19ème siècle a ainsi vu la floraison de tous les grands musées et c'est toute l'Europe dite "éclairée" qui y a trouvé le moyen privilégié d'affirmer sa puissance et de se prétendre héritière d'un passé glorieux. 



Et cette opinion n'a guère évolué depuis deux siècles. Tels des avares veillant sur leur cassette, les pays occidentaux continuent d'afficher le même point de vue satisfait sur tout ce patrimoine artistique accumulé. Ils s'en glorifient même et en font un argument touristique. On a bonne conscience concernant ces richesses amassées et on ne se préoccupe guère de l'origine géographique et culturelle des œuvres exposées. On est d'ailleurs absolument persuadés de détenir seuls le savoir, les techniques, les finances et les musées capables d'accueillir, de préserver et de comprendre les œuvres et vestiges du passé. Et on est convaincus de son bon Droit en exhibant moult accords et autorisations officielles du passé, généralement extorqués sous la contrainte ou par complaisance.


Pourtant, il serait peut-être bon de s'interroger sur tous ces patrimoines arrivés au 19ème siècle dans nos musées. Leur présence en Europe résulte, en effet, de rapports de domination. En bref, on a simplement volé ces objets.


Le scandale le plus connu, c'est, bien sûr, celui des frises du Parthénon d'Athènes, monument emblématique de la civilisation grecque. Une grande partie, pourtant, se trouve au British Museum. Au début du 19ème siècle, un diplomate anglais a, en effet, emporté, pour sa collection personnelle, une grande partie des frises et statues. Il l'a fait sur la base d'un accord douteux avec les Turcs et sans grandes précautions ( au marteau et à la scie et en perdant même une partie de la cargaison au cours du voyage en bateau). Que les Grecs réclament à cors et à cris la restitution de ces frises apparaît entièrement légitime mais les Britanniques ne cessent d'y opposer une fin de non-recevoir  au prétexte de la "vocation à l'universalité" du British Museum.


Mais il y a bien pire que les frises du Parthénon. Le sommet, en la matière, se situe à Berlin. Berlin, j'ai pas mal fréquenté à une époque. C'était une ville qui correspondait à mes goûts punks et gothiques d'alors. Et puis, j'avais été fascinée par son fameux musée "le Pergamon" (fermé aujourd'hui pour travaux depuis 2014 et jusqu'en 2037 !). 


J'avoue avoir éprouvé, en ce lieu, un véritable foudroiement esthétique. On peut d'abord y voir le fameux autel de Pergame ou autel de Zeus. Une œuvre hellénistique monumentale qui dominait, au second siècle avant JC, la ville de  Pergame, l'une des plus célèbres d'Asie Mineure (aujourd'hui en Turquie). On peut aussi y admirer la fameuse porte d'Ishtar et la rue de la procession à Babylone, dans l'actuel Irak. Et également, la porte monumentale du marché de Millet en Asie Mineure. Et même toute la façade du Palais de Mschatta, l'un des châteaux arabes des Omeyyades tout proche d'Amman en Jordanie.



Tous ces monuments sont vraiment stupéfiants, sidérants, sans équivalents ni au Louvre, ni au British Museum. Parce que les Allemands ont fait vraiment très fort. Ils ne se sont pas contentés d'importer quelques fragments (quelques statues, un tableau, des frises), ils ont carrément déplacé et reconstitué des édifices entiers. C'est comme si le temple du Parthénon avait été, en totalité, relocalisé à Londres.


Ca a supposé, bien sûr, des travaux gigantesques à la mesure de la volonté de puissance allemande de cette époque (fin 19ème, début 20ème siècle). On a réussi à reconstituer, en taille réelle, une espèce d'Antiquité rêvée avec une telle réussite que l'impression sur le public a été et demeure considérable. Burckhardt, Apollinaire, Rilke en sont sortis sidérés.


Et si l'on reste à Berlin, il faut bien sûr évoquer le célébrissime buste de Néfertiti, la reine d'Egypte (1370 à 1333 avant JC) d'une beauté parfaite, épouse du roi Akhenaton (qui aurait tenté d'introduire le monothéisme en Egypte). Ce buste aurait été transféré dans des conditions douteuses en Allemagne, au début du 20 ème siècle, avec l'étrange complicité, complaisance, de la mission archéologique française.


Et au delà de Néfertiti, que dire de toutes les grandes collections égyptiennes en Europe: à Turin, à Londres, à Paris ? Que viennent également faire, au Louvre, les frises du palais de Darius à Suse ? C'est spectaculaire et ça fait rêver mais est-ce que ça nous apprend vraiment quelque chose, est-ce que ça ne consolide pas plutôt nos préjugés ? Soyons honnêtes, très peu de gens, et moi la première, ont les clés pour décrypter les œuvres exposées. Une visite au Louvre ne fait pas de vous un archéologue. On voit toujours le monde à travers une grille et il est rare qu'on en change.


Tout cela est, bien sûr, d'une magnificence absolue mais peut-on vraiment se contenter de s'extasier ? Personne n'ose aujourd'hui mettre en doute la légitimité de tous les grands musées, berlinois et autres, mais ça pose, quand même une infinité de questions. 

On peut, bien sûr, raconter que les musées sont destinés à l'éducation et à la culture "des masses". C'est à relativiser quand on note que l'ouverture des grands musées berlinois est contemporaine de l'éclosion du nazisme. Ces musées ont surtout servi, en fait, à célébrer la gloire allemande. Et est-ce qu'il n'en va pas de même aujourd'hui, est-ce qu'il n'y a pas une "politique muséale" impérialiste"? Le "Louvre à Abu Dhabi" et le musée national du Qatar, c'est formidable mais, aussi, ambigu. On n'est pas dans une logique éducative, on est dans une simple logique somptuaire visant à impressionner. Le musée est un instrument de défi symbolique.


Et est-ce que ça n'est pas au nom de la grande culture russe et de ses musées prestigieux que la Russie prétend asseoir sa domination et sa supériorité ? Et dans les musées russes, on s'approprie sans vergogne tous les artistes. Peu importe qu'ils soient, en réalité, Ukrainiens, Polonais, Baltes. 


Entre grands pays, on a initié, et on continue encore, une nouvelle guerre, une guerre symbolique, de prestige, celle des musées. Et cette guerre se prolonge même aujourd'hui avec celle des grands mécènes, des grands "capitaines" de l'économie avec leurs fondations (Bernard Arnault, François Pinault). Le musée est devenu et demeure un instrument sophistiqué de propagande et d'asservissement.


On évite toujours, en fait, soigneusement la question essentielle: à qui appartiennent les œuvres d'Art, "à qui appartient la Beauté"? A tout le monde, à personne ? Mais ceux qui prétendent que c'est à tout le monde se dépêchent de les subtiliser à leur seul profit. Et ceux qui deviennent ainsi leurs principaux détenteurs ne manquent pas, alors, d'arguments pour justifier leurs appropriations. Mais le débat n'est pas nouveau et il s'est posé, en fait, dès l'Antiquité avec les mêmes arguments.


C'est toujours dans un contexte politique déséquilibré qu'ont été opérés les grands prélèvements, les grandes appropriations. Et ça n'a qu'exceptionnellement été le fait d'individus opérant seuls. Ce sont plutôt les établissements publics qui ont été parties prenantes de ces opérations conduites généralement dans la violence. Exemplaires sont ainsi les tribulations de la Madone Sixtine de Raphaël, du retable de l'Agneau mystique des frères Van Eyck, du portrait d'Adele Bloch-Bauer de Gustave Klimt. Et que penser des têtes de bronze, récemment restituées à la Chine, du Palais d'été de Pékin (palais qui avait été mis à sac, en 1860, par les Français et les Anglais, un drame que les Chinois continuent de ruminer) ?


Prétendre que les musées occidentaux ont vocation à conserver "un héritage partagé et universel" est d'une totale hypocrisie. L'universalisme a, en effet, bon dos à l'heure où une grande partie de l'humanité n'est pas entièrement libre de voyager.


La France vient de s'honorer en restituant récemment les trésors royaux du Bénin. Ca a bien sûr suscité une vive émotion: il va y avoir un effet d'engrenage redoutable, que va devenir le musée du Quai Branly ? 


Peut-être, mais est-ce qu'on n'est pas capables de réaliser des copies parfaites ?  Et puis, a-t-on besoin, à tout prix, d'un original ? Qu'est-ce que c'est d'ailleurs, une œuvre originale  ? Surtout, peut-on tolérer que l'on continue de priver certains pays de leur culture et de leur histoire propres ?


L'un des grands défis qui s'ouvrent aujourd'hui aux pays occidentaux, c'est de réparer l'injustice patrimoniale qu'ils ont créée par le vol et le pillage, principalement au 19ème siècle. Leurs musées doivent donc, bien sûr, restituer à leurs pays d'origine les œuvres d'Art qu'ils ont sinon volées, du moins extorquées.


Je recommande :

- Bénédicte SAVOY: "A qui appartient la Beauté ?" Un livre remarquable. Bénédicte Savoy est l'historienne de l'Art qui a convaincu Emmanuel Macron d'entamer la restitution du patrimoine africain. Ce qui a fait grincer beaucoup de dents, notamment celle des "esthètes éclairés" qui préfèrent jouir à Paris d'un patrimoine qu'ils proclament universels mais dont ils tiennent soigneusement éloignés les ressortissants du pays qui l'a fait naître. Il faut avoir le courage et l'honnêteté de se demander comment ont été constitués les grands musées. Le meilleur moyen d'asservir un pays, c'est, en fait, de le priver de son patrimoine culturel. 

C'est une question à la quelle je suis très sensible parce que ça ne concerne pas seulement l'Afrique et l'Orient. A peu près tous les "petits pays" d'Europe Centrale ont ainsi été consciencieusement pillés.

Je le répète enfin: inutile de vous précipiter pour aller visiter à Berlin, le Pergamon. Il est fermé pour travaux depuis 2014 et jusqu'en 2037. Des travaux d'ailleurs pas si importants que ça (500 millions d'euros à comparer aux 700 millions d'euros de Notre Dame) qui en disent long sur l''(in)efficacité" allemande. Ca commence d'ailleurs à susciter une véritable grogne en Allemagne. Surtout ça met à bas l'argument suivant lequel les Grands Musées auraient pour principale fonction de mettre les grands chefs d'œuvre à disposition de l'humanité toute entière. 



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